Un jardin en friche, une ferme de brique rouge à l’abandon et un vaste paysage embrassant la plaine de Flandre… Renouant avec ses racines, l’architecte paysagiste Emmanuel de Quillacq s’est saisi de ce lieu singulier, transmis dans sa famille depuis plus d’un siècle, pour immerger son visiteur dans l’imaginaire flamand, celui des peintures de Brueghel et des aquarelles des Albums de Croÿ.
Autour de la ferme, la campagne est verte, vallonnée et rythmée de haies bocagères. Au cœur du Westhoek français, les bâtiments s’agrippent aux contreforts du mont des Récollets, le seul entièrement boisé de Flandre. Le champ de vision panoramique, immense, mène le regard loin vers Dunkerque. Si, avec son ami Bruno Caron, Emmanuel de Quillacq, architecte paysagiste formé à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles, a décidé de redonner vie à ce qui n’était au départ qu’une simple chaumière, probablement du XVIIe siècle, sur une propriété acquise en 1912 par son arrière-grand-père maternel pour y exploiter une sablière, c’est assurément à cause de l’atmosphère rare qui se dégage du site. Avec les bâtiments, qu’il a restaurés et convertis en ferme au plan typique en L, le potager, la mare, le verger de petits fruitiers, le poulailler composent avec les jardins un ensemble tel qu’il n’en existe pratiquement plus en Flandre.
Ce retour aux sources a d’abord rimé, pour Emmanuel de Quillacq, avec une masse de gravats à déblayer. « En premier lieu, indique-t-il, mon objectif a été de permettre à la nature de reprendre ses droits. » Un quart de siècle plus tard, il est difficile d’imaginer l’état des lieux en 1990 : « Il n’y avait ici aucun arbre et arbuste mis à part une petite haie d’épines, près de l’ancien potager, un noyer et trois saules », se souvient-il. Rapidement germe l’idée de créer un jardin d’inspiration flamande en privilégiant d’abord la plantation d’espèces arborées et arbustives locales : saule, charme, merisier, érable ou encore groseillier à maquereau et reine-des-prés provenant du mont des Récollets voisin, de la propriété familiale ou dénichés auprès des petits producteurs et d’associations à quelques kilomètres à la ronde.
La « Chambre bleue », la plus ouverte sur la campagne environnante, s’inspire des œuvres de deux peintres de la Renaissance flamande : Isaak Van Oosten et Joos de Momper, qui ont représenté ce type de jardin dans leurs œuvres. Tulipes et muscaris apportent une touche colorée au centre des parterres de buis en damier.
« Avec les années, explique Emmanuel de Quillacq, un équilibre des écosystèmes s’est installé. Cela nous a permis d’effectuer régulièrement, d’une année sur l’autre, des coupes sur les arbres prenant trop d’ampleur, saules et bouleaux en particulier, de sorte que nous avons pu commencer à introduire près de la maison des essences plus rares ou plus intéressantes en ce qui concerne les floraisons, les baies, les feuillages. »
Un jardin maniériste tout en contrastes
Alors est venu le temps de la création de ce jardin qu’Emmanuel de Quillacq qualifie de « jardin maniériste à la flamande de type brueghelien ». Des déchets de tonte et du fumier ont été utilisés en couvre-sol préalable pendant une ou deux saisons. L’équilibre se faisant, les vivaces conquérantes ont commencé à être implantées : hostas, asters, sedum, géranium, consoudes, iris qui, au fil des années, ont fait une place croissante à des essences plus remarquables. « Un jardin flamand joue également sur les contrastes, les volumes, indique le maître des lieux. D’ailleurs, plus que d’un jardin à la flamande, nous pourrions parler d’un jardin de chambres de verdure où l’on passe d’une pièce à l’autre, comme dans une maison, avec des pièces plus claires, des corridors plus sombres. Certains espaces géométriques évoquent un béguinage végétal, surtout au printemps lorsqu’éclosent des milliers de bulbes. »
Le clair-obscur qui règne n’est pas incompatible avec une certaine rigueur. Si le cheminement réserve des espaces d’intimité, le jardin des Récollets fait partie intégrante d’un grand paysage. Entre ombre et lumière, les vallonnements, les haies dessinant perspectives et lignes de fuite mènent le regard au loin, jusqu’à la mer située à vingt-cinq kilomètres, tout en offrant des contrastes marqués entre le jardin maîtrisé et le paysage naturel semi-bocager.
Un équilibre patient entre la rigueur des lignes et la fantaisie flamande, qui se retrouve aussi dans la création depuis quelques années de topiaires prenant ici la forme d’un as de pique, là d’un dragon ou d’un ourson tandis que les boules simples des taxus et buxus deviennent des sculptures cubiques, en forme de berlingots ou à étage d’inspiration Renaissance. La démarche se veut réfléchie, au point qu’au sein du jardin d’été qui offre une vue panoramique sur la plaine bocagère, le bleu a été choisi car, note Emmanuel de Quillacq, « c’est la seule couleur agrandissant le champ de vision ». Une démarche également pleine de subtilité et constamment en progression, puisqu’à cette couleur adoptée primitivement, des nuances ont peu à peu fait leur apparition, entre bleu gris et bleu pourpre.
Il aura donc fallu un quart de siècle pour aboutir à cette création qui intègre en filigrane l’idée de suivre le rythme des saisons et de privilégier la biodiversité locale. Les arbres ont grandi, le printemps se pare de milliers de bulbes. L’automne s‘éblouit du pourpre des érables du Canada, de l’or des érables champêtres, de l’orange et du rose des fusains d’Europe. La palette chromatique n’a cessé de s’élargir alors qu’au début le blanc seul prévalait pour les plantations à proximité de la ferme.
Une palette chromatique évolutive
Si, dans un premier temps, Emmanuel de Quillacq a laissé faire la nature, l’équilibre a été trouvé peu à peu avec pour aboutissement cette ambiance à la fois authentiquement bucolique et tout en géométrie. Dans cette alliance singulière, les notions d’espace, de perspective revêtent une importance primordiale. Les rythmes, les jeux de lumière, les effets de surprise et d’étonnement participent d’une manière d’inspiration baroque. Les lieux ne se dévoilent que par une sorte de quête, un cheminement faisant alterner vues larges et corridors au fil de dix-huit jardins, chacun possédant sa personnalité.
La renaissance de la ferme, l’aménagement du jardin du jardin comme la création en 1992 du premier magasin consacré uniquement aux produits régionaux du Nord-Pas-de-Calais, suivie en 1995, avec le concours de Bruno Caron, cuisinier émérite, de l’ouverture de l’estaminet Het Kasteelhof situé face au moulin de Cassel, s’inscrivent dans une démarche de valorisation du patrimoine flamand au sens large du terme comme d’un réel souci de pédagogie.
« Si nous avons atteint notre souhait de retrouver l’esprit d’un jardin à la flamande et de son organisation, notre travail va au-delà du plaisir esthétique », analyse Emmanuel de Quillacq, qui souligne : « En tant que professionnels du paysage et en ouvrant notre jardin au public, nous avons bien conscience que nous avons aussi à tenir un rôle éducatif dans la pratique du jardin, dans les pratiques de gestion qui passent par l’absence de traitement chimique, le choix de palliatifs naturels, la limitation des tontes et la priorité donnée aux fauches tardives. En d’autres termes, notre démarche intègre le souci de préserver l’espace naturel en veillant à la pérennité de nos écosystèmes et à l’enrichissement de la biodiversité. » Une philosophie qui fait du jardin du Mont des Récollets un remarquable conservatoire ainsi qu’un lieu en résonance avec les enjeux de société les plus actuels.
© Hervé Lenain
Vous aimerez aussi......
Alpes-Maritimes