Non loin de la porte de Champerret, le cadre privilégié d’une jolie voie privée de Levallois-Perret réserve la surprise d’un voyage fantasmatique à l’autre bout du monde. Dans les grands salons orientaux de la Villa mauresque, dont la restauration a mobilisé de nombreux savoir-faire, le charme de l’Orient revisité par la Belle Époque se déploie, îlot d’exotisme au cœur de la ville.
Savez-vous que c’est au 86 rue Chaptal, à Levallois-Perret, qu’Armand de Gramont, à la fois industriel et scientifique, installa en 1908, dans les jardins d’une maison de retraite fondée par ses beaux-parents Greffulhe, un laboratoire d’aérodynamique qu’il transforma pendant la Première Guerre mondiale en atelier de fabrication d’optiques afin de produire des collimateurs de visée pour l’armée ? Et que c’est au numéro 31 de la même rue que le criminologue Alphonse Bertillon prit les photos d’une scène de crime – celle du charbonnier Grimbal assassiné dans sa chambre, précieux et macabres clichés aujourd’hui conservés dans les archives de la préfecture de police ?
Ponctuée par quelques immeubles remarquables, cette artère résidentielle qui s’étire sur un kilomètre réserve à hauteur du numéro 74 l’accès au véritable havre de paix qu’offre la villa Chaptal. Créée en 1888 dans le cadre d’un projet de lotissement, protégée à ses deux extrémités par de belles grilles en fer forgé, la villa Chaptal relie la rue Chaptal à la rue Kléber. Égayée par de charmants jardins, la succession de ses maisons décline un éclectisme discret. Mais la surprise la plus inattendue est sans conteste celle qu’offre, derrière ses grilles, la Villa mauresque, aux références orientalistes affirmées teintées d’influences Art nouveau.
Des commanditaires artistes
L’histoire de cette singulière demeure n’est connue que dans ses grandes lignes. En 1892, le peintre Albert Mittenhoff (1853-1904) fait construire cette maison dont l’exotisme envoûtant rappelle par certains aspects la théâtralité inventée par Pierre Loti dans sa demeure de Rochefort. L’aménagement des grands salons mauresques du rez-de-chaussée serait selon toute vraisemblance un réemploi du pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris en 1889. Le peintre, qui s’était orienté vers la peinture orientaliste après avoir surtout travaillé sur la Côte d’Opale, intègre certaines de ses toiles au décor. Il vivra peu dans cette maison, qu’il revend presque aussitôt à Pedro Gailhard (1848-1918), l’un des directeurs de l’Opéra de Paris depuis 1884.
Mondialement connu, ce ténor à la voix de basse chantante accorde en 1893 une interview aux journalistes de la Revue Illustrée qu’il accueille chez lui en veston de flanelle. Ils évoquent le jardin et son bassin, la façade alors animée par de larges bandes rouges se détachant sur le blanc crayeux des murs, un moucharabieh à jalousies, une pittoresque échancrure ogivale, la lourde porte peinte en verte et pointillée de gros clous de cuivre, une autre porte « où deux judas vitrés de rouge renvoient sur les dalles de l’intérieur des lueurs d’incendie ». Ils décrivent le plafond en coupole du vestibule d’où descend une lampe en bronze et l’actuel salon mauresque, « vaste hall, servant en même temps de salon et de salle à manger, copié sur l’une des plus belles salles de l’Alhambra de Grenade ».
Grâce aux éléments conservés des neuf motifs constituant le décor d’origine, le plafond à caissons du salon mauresque a pu être restitué. Les décors ont été réalisés au pochoir, à l’aide de poncifs ou à main levée. Les motifs floraux ont été sertis à main levée. Dans le vestibule. La coupole sur pendentifs du plafond présente un riche décor de stucs et de céramique décorée. Des carreaux anciens dans les tons de vert et de brun ornent les murs.
Pedro Gailhard apportera à la construction d’origine des modifications importantes. En accord avec le style hispano-mauresque des façades, il complète le premier étage existant sur l’aile d’origine, parallèle à la rue Chaptal, et crée une véranda. La surélévation d’un étage surplombant le salon mauresque lui permet d’ajouter une chambre, ce qui conduit vraisemblablement à sacrifier les puits de lumière dispensant un éclairage zénithal dans le salon. Le chanteur installe en outre un escalier dans une tourelle extérieure, qu’il coiffe d’un dôme surmonté d’un croissant. À l’arrière de la villa, une autre extension sur trois niveaux accueille des pièces de service.
Menaces sur un décor d’exception
Pedro Gailhard, qui après l’Opéra de Paris dirigera un temps le Conservatoire de New York, meurt en 1918. Vendue en 1935 à une caisse d’assurance vieillesse, la villa connaîtra des jours moins heureux. La construction d’un immeuble à l’arrière ampute son terrain. Plus tard, elle est scindée en deux lots, division qui subsiste.
Fort heureusement, en 1993, les façades et les toitures de cet édifice remarquable ainsi que le vestibule, le salon et la salle à manger avec leur décor sont classés au titre des Monuments historiques. Le bâtiment pâtit toutefois d’un défaut d’entretien, auquel ajoute la dégradation préoccupante des décors du salon mauresque, du fait de travaux menés entre 2001 et 2003 dans l’immeuble voisin. La toile de Mittenhoff, Le Partage de l’eau dans le désert, qui, restaurée, a depuis retrouvé son emplacement, est déplacée à cette occasion. Menacé d’effondrement à la suite d’infiltrations, le plafond du salon mauresque doit également être déposé.
Une rénovation patiente et attentive
Au terme des travaux menés à partir de 2010 pour le compte de ses nouveaux propriétaires par les architectes du patrimoine François Guignard et Igor Zamanski, en lien avec Serge Pitiot, inspecteur des Monuments historiques à la Drac d’Ile-de-France et avec l’équipe de restaurateurs de décors de la société Arcoa, dirigée par Jean-Sylvain Fourquet, la villa a retrouvé l’éclat qui était le sien lorsque les journalistes de la Revue illustrée la décrivaient plus d’un siècle auparavant. Ses murs ajourés de baies aux linteaux soulignés de frises florales, ses logettes à moucharabiehs et ses auvents en tuiles vernissées ont recouvré leur lustre, tout comme les murs ornés de zelliges et le superbe plafond à caissons du salon, avec ses ors où serpentent des arabesques bleu et rouge.
Pour en arriver là, c’est à « une véritable enquête policière » que les architectes François Guignard et Igor Zamanski se sont livrés. Alors qu’ils ne disposaient que de fragments des corniches du plafond mauresque entièrement démoli, leur rencontre avec l’entreprise Arcoa et avec les stucateurs qui étaient intervenus des années plus tôt sur le chantier – où ils avaient sauvé des éléments et effectué un relevé -, a permis cette restitution dans les règles de l’art.
« Lorsque le nouveau propriétaire et les architectes m’ont appelé, nous avons pu retrouver le dessin du plafond à partir de fragments témoins essentiels, raconte Jean-Sylvain Fourquet, de la société Arcoa. Un staffeur en a reconstitué tous les éléments. Dans le salon mauresque, nous avons reproduit la polychromie d’origine pour combler les éléments manquants et restaurer les autres. Réunir dans un même espace des décors à restaurer et d’autres à restituer est un défi, car il faut veiller à conserver une unité et garantir des prestations de même nature. »
La façade arrière se pare de moucharabiehs, de frises de céramique et d’auvents en tuiles vernissées jaunes. Les arabesques en staff des fenêtres, dont on distingue derrière la forme rectangulaire initiale, ne sont qu’un habillage de la façade d’origine pour lui donner un style oriental. La restauration a permis de remédier à l’altération et aux lacunes des motifs ornementaux des moucharabiehs ornant les portes en bois qui séparent les deux pièces aux décors mauresques du rez-de-chaussée.
« Concernant les céramiques du salon mauresque, nous avions des éléments, précisent les architectes. Dans l’ancienne salle à manger, actuel salon de lecture orné d’un remarquable rideau en lames de verre colorées, nous avons retrouvé des éléments des décors peints très fins et des ornements à la feuille d’or que nous avons restitués. Les murs non ornés étant plus délicats à traiter, les couleurs et les motifs existants ont inspiré le motif du tissu choisi pour les habiller. »
Une partie de la façade sur la villa Chaptal. Avant les travaux de surélévation réalisés par Pedro Gailhard, l’entrée était surmontée d’un dôme. À l’instar des casinos mauresques des stations balnéaires comme Dieppe, Nice, Hendaye ou Arcachon, la villa témoigne de l’empreinte de l’Orient sur l’art du XIXe siècle.
Au fil du temps, les différentes interventions sur cette maison en ont fait un palimpseste. Ainsi, des traces de la façade initiale sont repérables dans l’avancée où siège aujourd’hui une cuisine moderne. Au terme de la restauration, seul le miroir visible sur une photo de 1893 – dans l’arc outrepassé entre le salon et la salle à manger mauresque qui harmonisait l’ensemble des pièces de réception – manque à l’appel. Gageons que l’actuel propriétaire des lieux, un entrepreneur français, motivé par la volonté que ses investissements familiaux permettent de conserver en France des biens remarquables, aura à cœur de combler ce manque.
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