Le « Paradis » de Sommevoire est un lieu magique. Un hangar discret à l’entrée du petit village de Haute-Marne dans lequel ont été rassemblés des modèles de statues de la fonte d’art disséminés dans l’espace public de nombre de villes à travers le monde, en particulier à Paris. Visite d’un cabinet de curiosités à l’atmosphère étrange et envoûtante.
Au début des années 1980, le groupe GMH, hérite à Sommevoire d’une activité de fonderie de fonte présente dans le village depuis 1836. Il souhaite alors mettre à l’abri l’exceptionnel fonds de modèles en plâtre hérité de l’entreprise Durenne, spécialisée dans la fonte d’ornement, qui connut ses heures fastes à l’époque des grandes transformations urbaines du XIXe siècle. Parce que la statuaire à sujet religieux y prédominait, le hangar où étaient stockés ces modèles avait été baptisé par les ouvriers de l’usine le « Paradis ». Une association, les Compagnons de Saint-Pierre, a pu recueillir ce fonds et le présente aujourd’hui dans d’anciens bâtiments de ferme qu’elle entretient et dont elle assure la visite.
NYMPHE ET VIERGES EN PLÂTRE
La cheville ouvrière des Compagnons de Saint-Pierre, Joël Hauer, revient sur l’histoire de l’entreprise Durenne : « C’est en 1857 qu’Antoine Durenne, fils d’un chaudronnier parisien, achète, après des études aux Arts et Métiers d’Angers et à l’École centrale, l’usine de Sommevoire à Monsieur Viry. Ce site industriel avec son haut-fourneau comprenait un bocard et un patouillet pour le concassage et le lavage du minerai, un haut-fourneau, deux cubilots et un atelier de moulage. En 1858, il installe un deuxième haut-fourneau avec une machine à vapeur qui complète la force hydraulique pour les souffleries. Antoine Durenne exposait ses œuvres brutes de fonderie pour que l’on puisse apprécier la finesse du grain de ses fontes. Cette qualité affichée constituait un enjeu commercial important pour assurer les commandes issues d’un vaste catalogue avec des productions d’artistes comme Pierre-Louis Rouillard, Alfred Jacquemart, Albert Carrier-Belleuse, Auguste Bartholdi ou Hector Guimard. »
Dans un capharnaüm fascinant, même si un certain ordre a été établi au fil du temps, des Vénus et des Vierges en plâtre sont exposées sur des étagères ou à même leur sol, des traces ocre ou grisâtres offrent au regard la couleur de leur nudité. Elles sont parfois séparées par un faune, une grenouille ou le buste d’un zouave, leur corps légèrement incliné vers l’avant comme si elles étaient prêtes à tomber.
L’une présente son dos à peine creusé jusqu’aux fesses, presque trop longues, que prolongent des jambes galbées contre lesquelles un oiseau de proie prend appui, l’autre, plus élancée, dresse un bras vers le ciel, tandis que sa tête est posée sur son épaule avec une étiquette signalant que c’est la sienne et non celle de sa voisine qui, en arrière, accoudée à une colonnade brisée, révèle aussi sa décapitation dans la pénombre de la grange. Difficile de résister à ce désir de toucher du bout des doigts la chair imperceptiblement rugueuse de ces corps de femme aux ventres et aux seins de nubiles.
Jamais le profane et le sacré n’ont été autant mêlés, les statues religieuses ont épousé la sensualité provocante des Vénus. La Nymphe, modèle de Carrier-Belleuse, assise sur une grosse tête de satyre qui lui sert de fauteuil, telle une divinité féminine triomphant de la contingence du temps, berce de sa grâce juvénile tout ce qui l’entoure. Un modèle de la Femme à l’étoile, oeuvre d’Édouard Drouot, s’offre au regard. Ses bras brisés, sa coupe de cheveux, l’orientation de sa tête laissent difficilement croire que c’est elle. Pourtant, l’expression donnée à son visage ressemble bien à d’autres exemplaires de cette sculpture. Que tenait dans sa main qui lui manque cette femme avec ses bras coupés, dressés comme des moignons ? L’étoile de mer s’est perdue dans les airs…
L’ART À L’HEURE DE L’INDUSTRIE
Dans le Paradis, les modèles sont-ils des chefs-d’œuvre en péril ? Toute l’ambiguïté est là : le modèle qui fut au commencement de la réalisation d’un chef-d’œuvre peut apparaître à rebours comme une copie, et même si c’est une illusion, celle-ci révèle l’incroyable boucle que forme la relation entre le modèle et la « véritable » statue. À Sommevoire, le modèle serait-il plus intrigant et plus beau que la statue à laquelle il a donné sa configuration ? En hommage à Sigmund Freud, nous pourrions dire que c’est le Paradis de « l’inquiétante étrangeté » puisque bien des modèles plus ou moins mutilés que nous pouvons apercevoir nous semblent familiers sans vraiment que nous le sachions.
Le clair-obscur met en valeur les traits de ce Christ au Sacré-Coeur. En arrière-plan, le visage des « Arts » de la fontaine conçue par Klagmann pour Londres. Le modèle est le plus souvent en plâtre réalisé par un sculpteur d’après une oeuvre originale. Son empreinte est prise dans un moule en sable contenu dans un châssis métallique dans lequel seront coulés de la fonte ou du fer. Marie, avec son chapelet, se dresse devant une assemblée de saints. À gauche, un saint Jérôme tenant un livre. À droite, un Christ rédempteur, qui montre le Sacré-Coeur. Derrière Marie, levant une main, saint Vincent de Paul.
Le destin du modèle, sa reproduction, rendrait a priori l’œuvre mineure en comparaison des chefs-d’œuvre qui honorent toute l’histoire de la sculpture. Le fait que la sculpture industrielle orne des monuments publics suffit-elle à prouver qu’elle assure une fonction urbaine, sociale et politique ? Quand les anciens ouvriers disaient : « la fonte, c’est le bronze du peuple », ils exprimaient leur croyance en un art qui ne serait pas le propre d’une élite, un art plus populaire dont le matériau serait la fonte. Comment la sculpture industrielle peut-elle être l’expression d’une « utilité de l’art » ? Elle subit un préjugé disqualifiant : elle est pensée comme sérielle à partir d’un modèle unique qui perd la valeur de son authenticité originaire. Ce qui fait dire communément : « c’est beau mais c’est sans âme ».
Une sculpture de l’art industriel ne serait-elle qu’un élément décoratif tandis que l’œuvre d’art prétendrait créer un « autre » monde ? Sans doute est-ce l’éternelle question du réalisme qui, dans un sens commun, s’exprime par le goût pour la ressemblance à une réalité des objets ou des êtres vivants. La production en série conforte le fait que l’art industriel est plus proche de l’industrie que de l’art. Mais dans les usines où l’on travaille la fonte et le bronze, une distinction est bien établie entre les objets de série et l’œuvre unique d’un artiste. Si la fontaine d’Auguste Bartholdi a été commanditée par la ville de Washington, on sait qu’Antoine Durenne avait espéré avoir d’autres commandes. L’apologie d’une économie fonctionnelle dans la décoration et l’aménagement de l’espace semble répondre à une socialisation esthétique de la ville. C’est l’une des raisons pour lesquelles s’impose l’idée que le travail de la fonte aurait participé à une conquête sociale de l’art.
L’ORDRE IMPOSSIBLE
Avec l’organisation patrimoniale contemporaine, les objets qui représentent les mémoires collectives subissent des opérations de classement, de rangement afin de rendre visibles une chronologie du témoignage. Cette mise en ordre répond à la nécessité de montrer comment les mémoires vives exercent au temps présent une puissance de transmission possible des savoir-faire. On peut comprendre qu’au Paradis, une certaine résistance à aux artifices techniques de la muséification s’exprime. Comment la mémoire d’un lieu aussi insolite pourrait-elle demeurer vivante dans un espace scénographique qui figerait les objets ? Le refus de cette organisation muséographique est le signe d’une confiance en la puissance de l’imagination. L’établissement d’un ordre des modèles ne peut être qu’arbitraire parce que la fascination provoquée par le Paradis tient d’abord à l’ambiance de son désordre anachronique. C’est un lieu « an-archique ».
Au premier plan, cette tête de femme est un élément de la fontaine Saint-Jean de Melun (Seine-et-Marne), conçue par Jean-Baptiste Jules Klagmann, moulée et coulée en fonte de fer à Sommevoire. La fontaine, constituée de deux bassins superposés, comporte trois allégories des fleuves arrosant le département : la Seine, la Marne et l’Yonne.
Une des raisons en est l’humilité qu’inspire le lieu : bien des visiteurs, philosophes et artistes, sont émerveillés par le Paradis, leur conduite est différente de celle qu’ils auraient dans un musée parisien. Au milieu de tous ces modèles en plâtre qui ont pu servir en d’autres temps, chacun fait cette expérience fugitive de « n’être rien » et d’avoir une jouissance à le sentir. L’humilité naît autant de la fantasmagorie de l’accumulation que de l’élégance de l’anachronisme. Curieusement, en ce lieu qui n’est pas aussi gigantesque que le furent les magasins à modèles d’autrefois, la déambulation est impulsée par un certain désir de s’y perdre, comme si le visiteur entrait en connivence avec ce sentiment d’abandon que reflète l’accumulation des statues. Malgré les cheminements tracés, particulièrement étroits, l’aspect d’un mini-labyrinthe entraîne après bien des tours et des détours, vers l’issue, qui est aussi l’entrée, représentée par la seule lumière du jour que laisse filtrer la grande porte entrouverte. « Le Paradis est destiné à rester en péril », comme l’observe Philippe Thil, autre compagnon de Saint-Pierre.
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