Fruit de la rencontre entre le talent d’un architecte et la volonté d’un jeune couple d’inscrire dans la pierre son statut social, l’hôtel Bouctot-Vagniez, en plein cœur d’Amiens, demeure un rare témoignage de construction Art nouveau teinté de régionalisme.
Au XIXe siècle, Amiens, ville de tradition drapière devenue l’un des grands centres de l’industrie textile en Europe, s’étend et se modernise. Dans ce contexte marqué par une intense activité intellectuelle et sociale, par l’essor des arts décoratifs et par un intérêt soutenu pour toutes les dimensions de l’identité picarde, une architecture typiquement locale, encouragée par une bourgeoisie manufacturière et commerçante dynamique, voit le jour : son originalité résulte de la synthèse entre la tradition gothique, toujours vivante en Picardie notamment par le biais des travaux de restauration menés sur les monuments historiques, et la modernité de l’Art nouveau.
Aquarelle de Louis Duthoit (1908). Par sa verticalité, l’hôtel Bouctot-Vagniez s’affirme comme un véritable château urbain. Afin de masquer la différence de niveau entre le jardin et la rue, l’architecte a doté la façade sur jardin d’un large perron formant terrasse, desservi par un escalier à double révolution. Au rez-de-chaussée, une longue galerie relie le vestibule d’honneur, ouvert sur la rue, au grand escalier. Éclairée par de hautes verrières en verre laminé et imprimé à relief, elle dessert la salle à manger, le grand salon, le petit salon et la bibliothèque-fumoir.
En 1907, André Bouctot et son épouse, Marie-Louise Vagniez, mariés l’année précédente, décident de se faire bâtir à Amiens, rue Porte-de-Paris (aujourd’hui rue des Otages) une demeure conforme à leurs goûts, suivant les traces de leurs familles, toutes deux amatrices d’art. Fils d’un industriel de Rouen qui poursuit également une carrière politique, lui est âgé de 25 ans et déjà rentier. De deux ans sa cadette, sa jeune femme se rattache à une dynastie de grands notables amiénois enrichis dans le commerce des rouenneries, tissus et nouveautés. L’argent de sa dot, pas moins de 1 million de francs or, est affecté au projet de construction qu’ils décident de confier à Louis Duthoit (1868-1931), issu d’une éminente famille de dessinateurs, de sculpteurs et d’architectes amiénois.
Une attention particulière a été accordée aux cheminées et à leur décor. Chacune se distingue par l’emploi d’un matériau spécifique. En onyx rouge du Maroc, celle de la salle à manger s’affirme par sa monumentalité. Un couple d’oiseaux se détache devant le manteau de la cheminée, orné d’un décor de mosaïque représentant une pinède.
L’architecte reçoit carte blanche mais se doit de respecter quelques exigences. La piété de Madame réclame la réalisation d’un oratoire et sa passion pour les mondes animal et végétal explique le choix d’un décor intégrant un bestiaire pittoresque (cigognes, singes et écureuils) en façade, de fleurs et plantes variées en éléments ornementaux à l’intérieur.
Des allures de château urbain
De 1908 à 1912, s’assurant le concours de son frère Adrien pour certains éléments du décor intérieur, tout en bénéficiant de l’aide des représentants du mouvement régionaliste de l’Œuvre moderne de Picardie, ainsi que des entreprises locales pour le gros oeuvre, la charpente, les plâtres et les stucs, Louis Duthoit se consacre presque exclusivement à ce chantier d’envergure. Pierre de taille parfaitement appareillée, brique jaune adaptée à l’esprit Art nouveau privilégiant des couleurs douces, toits d’ardoise, marbre blanc : l’édifice se veut raffiné jusque dans le choix de ses matériaux.
Le départ du grand escalier est marqué par un trépied de chêne supportant un grand luminaire en bronze doré et pâte de verre. Son pied est décoré de deux lézards. La cheminée monumentale en onyx rouge de la salle à manger, au rez-de-chaussée. L’amortissement des piédroits est orné d’appliques en bronze ciselé, à motifs de branches et de pommes de pins, et sommé d’un petit écureuil.
S’articulant en un rez-de-chaussée et deux étages, dont l’un sous comble, le corps principal, séparé de la rue par une grille s’encadrant entre deux portails en fer forgé orné de volutes, est cantonné de deux ailes perpendiculaires. À celle de gauche s’accolent, côté rue, une tour élancée aux allures de donjon, abritant la cage d’escalier éclairée par de minces ouvertures en dégradé et côté jardin une tour octogonale. L’aile de droite est signalée par un pignon à fronton pyramidal que précède un avant-corps à terrasse et balustrade. L’architecte concilie habilement rigueur de l’ordonnance, fantaisie et liberté décorative pour aboutir à un ensemble original, qualifié de « gothique moderne » dans une livraison de La Construction moderne en 1913.
Plus régulière que celle sur rue, la façade arrière n’est pas sans évoquer certains châteaux du val de Loire. Le perron à balustres, précédé par un escalier central à double révolution, fait le lien entre la minéralité de la pierre et le végétal du jardin. Surtout, son volume occulte le fait que cette terrasse rachète la différence de niveau par rapport à la rue.
Le sacre du végétal
Chaque pièce de l’hôtel se distingue par un élément végétal décliné jusque dans les moindres détails des boiseries. Pièces d’apparat et de réception se succèdent en enfilade au rez-de-chaussée qui s’articule en un long vestibule ouvert sur la rue reliant le hall d’entrée à la cage d’escalier. Par une porte vitrée aux géométries florales de verre coloré, la jonction s’effectue avec le grand salon et la salle à manger ouverts sur les jardins. La salle à manger s’ordonne autour d’une monumentale cheminée en onyx rouge aux allures de meuble imposant avec ses évidements pratiqués dans les piédroits ou encore une étagère ouverte au-dessus du linteau du foyer pour y ranger le service à café…
Détail de la cheminée en marbre blanc du grand salon. Louis Duthoit a eu carte blanche pour réaliser ce qui constitue l’un des chefs-d’œuvre de sa carrière, conçu dans le respect de l’exigences de Marie-Louise Bouctot fut que chaque pièce décline un thème floral différent. Détail d’un vitrail réalisé par Adrien Duthoit, représentant des branches de fuschia, situé dans le bureau-oratoire de Madame. Cette fleur se retrouve également sur les murs de la pièce, sous forme de motifs réalisés au pochoir.
Pièce d’apparat par excellence, le salon affirme sa singularité par la large place accordée aux éléments végétaux : rose, lierre, églantine… Sur les pourtours de la pièce, un bas lambris en acajou est scandé de pilastres ornés d’hortensias semblant soutenir les caissons du plafond. À l’étage, dévolu aux chambres, au bureau de Monsieur et à l’oratoire de Madame, Duthoit opte pour une longue galerie dont les effets décoratifs résident dans les stucs très saillants des caissons du plafond et les ondulations des chambranles. Dans la chambre des époux, reproduite au pochoir, imprimée sur le papier peint, sur le staff doré, sculptée dans le marbre, ciselée dans le bronze des appliques et du lustre, l’orchidée constitue l’élément décoratif central. En marbre blanc de Carrare, la cheminée offre ses volumes à des jonquilles et des églantines symbolisant l’amour conjugal.
Un lieu en mouvement
En 1936, peut-être à cause de la santé fragile de Marie-Louise Bouctot, le ménage quitte l’hôtel et va s’installer à Sains-en-Amiénois, où André Bouctot, veuf en 1944, mènera une vie très retirée jusqu’à son décès en 1973. Occupée par des états-majors pendant la guerre, la demeure connaitra diverses affectations jusqu’à son achat, en 1970, par la Chambre régionale de commerce et d’industrie de Picardie qui s’attache à conserver cet ensemble exceptionnel, classé au titre des Monuments historiques en 1994.
Une extension réalisée en bordure du jardin par les architectes français Karine Chartier et Thomas Corbasson a été inaugurée en 2012. Recouvert par un mur végétal, ce bâtiment, qui abrite des bureaux et un auditorium, marie l’acier, le verre et le béton dans un dialogue constant avec le bâtiment historique. Théâtre de la vie mondaine d’avant la Première Guerre mondiale au cœur d’Amiens la laborieuse, l’hôtel Bouctot-Vagniez conserve aujourd’hui, dans le respect de ses bâtisseurs, sa vocation d’accueil, au service de réceptions, de séminaires et de réunions de travail. Une reconversion en résonance avec l’histoire du lieu, élément de permanence dans le paysage urbain.
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