Sur les hauteurs de Menton, la villa des Colombières et son jardin forment une œuvre d’art totale. Créée entre 1920 et 1927 par Ferdinand Bac pour un couple d’amis, elle a été conçue par son auteur comme un hommage à la Méditerranée. Michael Likierman, l’actuel propriétaire de ce lieu fascinant, qu’il a passé des années à restaurer, nous en a ouvert les portes.
À l’aube du XXe siècle, le climat privilégié de Menton et ses paysages attirent les aristocrates et les familles fortunées en quête de soleil et de dépaysement. Issu d’une riche famille de négociants parisiens, actionnaire du Journal des débats, Émile Ladan-Bockairy et son épouse Caroline-Octavie n’échappent pas à la règle. En 1918, à la recherche d’une résidence d’hiver, ils font l’acquisition des Colombières sur les hauteurs de Menton, une maison de plan carré au cœur d’une oliveraie qui est l’ancienne villégiature du philosophe Alfred Fouillée. Offrant au sud l’ampleur d’une vue sur le vieux Menton, son fortin et la mer, ce terrain pentu de 7 hectares bute au nord sur une carrière de pierre.
Liés avec Ferdinand Bac (1859-1952), qui a créé le jardin de leur maison de Compiègne, ils invitent alors leur ami à imaginer, sur le domaine agrandi, un jardin autour de la maison qu’il concevra également et dont il réalisera en grande partie les fresques et peintures murales. À l’époque, Ferdinand Bac, né en Allemagne mais passionné depuis toujours par la France, dont il a fait sa patrie d’élection, a 60 ans. Mêlé à la vie artistique, intellectuelle et mondaine de son temps, ce petit-fils, par la main gauche, de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, est connu comme dessinateur, peintre, caricaturiste et écrivain. Il a voyagé dans tout le bassin méditerranéen, croqué dans ses carnets, et s’affirme, en autodidacte inspiré, comme paysagiste et architecte décorateur. Il a œuvré à la transformation des propriétés de Marie-Thérèse de Croisset, la mère de Marie-Laure de Noailles, à Grasse, et de la comtesse de Beauchamp au cap Ferrat, où l’impératrice Eugénie possède une villa.
Accablé par les constructions éclectiques ou blanches et les jardins exotiques des hivernants qui dénaturent selon lui le paysage d’une terre purement latine, Ferdinand Bac fera des Colombières son oeuvre majeure et un manifeste. Il y vivra lui-même à demeure pendant une vingtaine d’années.
ULYSSE ET HOMÈRE DANS UN JARDIN
L’ambition de Bac est de renouer avec « l’âme même de la Beauté », l’anima nostra des Latins, « qui embellissait » au point de réhabiliter « l’humanité entière, par quelque chose de plus grand et de plus utile à son spirituel que l’exclusive préoccupation de la vie pratique », comme il l’explique dans une conférence prononcée aux Colombières en avril 1934. Non content d’imiter, il veut « créer de nouveau ». Convaincu que « la beauté ne se prouve pas par la richesse mais par la sensibilité », il fera « la cour au paysage ».
La beauté ne se prouve pas par la richesse mais par la sensibilité.
Ferdinand Bac, avril 1934
Mêlant dans une démarche créative pragmatique son érudition et la vision fantasmée des beautés découvertes au cours de ses voyages, Ferdinand Bac s’inspire des traditions antiques de l’l’Égypte, de Pompéi… S’appuyant sur les couleurs et les matériaux pauvres de l’architecture vernaculaire et sa connaissance de la végétation autochtone, il invente une esthétique pan-méditerranéenne et convoque en son jardin Homère et le mythe d’Ulysse.
Pour les bancs qui ponctuent la promenade, Ferdinand Bac a utilisé le béton, peint aux couleurs ocre de la Méditerranée. Les dossiers, tout en courbes, contrastent avec les formes cubiques de l’assise et des accoudoirs. Dans le Jardin de l’obélisque, Le Chat égyptien (2000) du sculpteur tchèque Ivan Theimer.
EN OSMOSE AVEC L’ENVIRONNEMENT
« Pour remodeler la maison, la surélever, l’agrandir de deux ailes, l’ouvrir aux vues et créer le jardin, Ferdinand Bac a travaillé cinq ans durant, avant de montrer le résultat de son oeuvre dans L’Illustration en août 1925, à l’occasion de l’Exposition internationale des Arts décoratifs, précise Michael Likierman, aujourd’hui propriétaire des Colombières. Il a lui-même orné les pièces de réception, chambres et salles de bains de fresques inspirées de souvenirs de l’Italie, de l’Espagne, de Perse ou du Maroc, associées à un mobilier moderniste qu’il a conçu. Il a prolongé l’enfilade des pièces de construits intègrent le paysage. Au nom de sa parfaite osmose avec la villa et le paysage, plus que les floraisons, l’important est la structure même de ce jardin, avec ses arrangements botaniques, ses vingt-cinq “fabriques” qui organisent des points de vue autour d’éléments phares : obélisque, fontaines, statue ou autres. Avec ses pavillons, ses colonnades, ses ponts, ses pergolas et les bancs où Bac écrivait sa correspondance, c’est en lui-même une architecture où végétal et construit se répondent. »
Déployant cyprès, pins parasols, lauriers et chênes verts de la Méditerranée, Ferdinand Bac rend à l’architecture « le décor naturel dans lequel elle a si longtemps prospéré et trouvé sa raison d’être en face du monde », comme il le souligne dans L’Illustration. En traçant une grande allée dans une oliveraie tricentenaire, il a « posé comme premier principe, dira-t-il, la conservation de tous les arbres dignes de se perpétuer ». Et d’ajouter, mesurant la difficulté de sa tâche : « Ce n’est pas une chose facile quand soudain la ligne droite, ennemie naturelle du caprice géologique, fonce sur un verger dont la plastique affecte la plus délicieuse fantaisie ». Pour sauver un vieil olivier, il a soutenu par des murs le cordage enchevêtré de ses racines condamnées avant de laisser l’arbre dans l’escalier de sa majestueuse allée plantée de cyprès, consacrant ainsi son union avec l’oliveraie tricentenaire.
RESTAURER DANS L’ESPRIT DES LIEUX
Le jardin tel qu’il se présente aujourd’hui est le fruit de la minutieuse réhabilitation orchestrée par Michael et Margaret Likierman. Un travail nécessaire car la propriété, restée dans la famille Ladan-Bockairy jusqu’en 1995, a connu une histoire mouvementée avant son classement au titre des Monuments historiques en 1990. Transformé en maison de convalescence pour l’armée italienne pendant la dernière guerre, puis reconverti en chambres d’hôtes et amputé d’une partie de son parc, le domaine de 3,5 hectares était si dégradé que les Likierman ont dû consacrer cinq années à une restauration qu’ils ont voulue très fidèle à l’esprit des lieux.
Avec le paysagiste Arnaud Maurières, ils ont réveillé le parc et le jardin historique de Ferdinand Bac. Les « fabriques » ont été restaurées d’après ses dessins et ses écrits. Par ailleurs, des commandes confiées au sculpteur tchèque Ivan Theimer complètent par des transcriptions contemporaines 7 éléments perdus à jamais. Frédéric Trifilio et Roger Pellegrini, respectivement chef jardinier et maçon, ont travaillé d’arrache-pied sur les plantations, les murs de soutènement et les escaliers. C’est avec l’architecte en chef des Monuments historiques Jean-Yvan Yarmola et son confrère Bernard Camous que la maison fut restaurée, agrandie et discrètement modernisée afin de l’adapter aux exigences de la vie actuelle.
Jalonnant le parcours entre la villa et le « Mausolée » où repose Caroline-Octavie Ladan-Bockairy, décédée en 1957, les constructions ornementales des fabriques jouent avec la pente pour cultiver des points de vue, les cadrer ou les déjouer par des terrasses ou des perspectives tronquées ou amplifiées. Surplombant la propriété, la « Rotonde » traduit d’emblée le dessein poursuivi par Bac de mettre en scène la nature.
Encastré dans une banquette sous une pergola, Le Bélier d’Ivan Theimer, révèle un espace sauvage. Le Nymphée de Jean Goujon s’adosse au Pont de la carrière qui traverse la route. Il domine l’Allée des cyprès, magnifiée à midi par le soleil en son axe et un escalier tourné vers la mer. À la croisée de trois chemins, L’Enfant au papillon, d’Ivan Theimer, cherche l’insecte en lapis-lazuli qui brille au soleil, non loin de La Fontaine de Nausicaa et du buste de Ferdinand Bac qui veille en génie des lieux.
Autre point fort, l’Allée des jarres. Ses éléments de tailles différentes créant un effet de perspective illusoire, la jarre qui semble centrée à l’extrémité d’un escalier est en fait désaxée. Dans son prolongement, Le Banc romain illustre la complexité du jardin, dans une percée en hauteur à couper le souffle, dominé par la tête de méduse de Nick Allen qui trône au sommet de la cascade de pierre des murs de soutènement de la colline. Citons aussi les Jardins du trompe-l’oeil et de l’obélisque, le Casino dit de Palladio, la Bella Vista, les Ponts du caroubier et de la carrière, le Rocher d’Orphée. Partout, la végétation les couleurs et les matériaux mettent le paysage en majesté.
« Réhabiliter ce jardin était d’autant plus important qu’il est l’unique composition vivante préservée d’un créateur exceptionnel », conclut Michael Likierman en nous quittant. Alors que sonne l’heure pour lui et son épouse de se séparer du domaine, il est à souhaiter que les Colombières tombent entre des mains aussi attentives et respectueuses que les leurs.
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