Depuis la vallée de la Cure, on ne voit que la tour dominant Sermizelles et la Vierge veillant sur le village. Là, un panneau indique Notre-Dame d’Orient. Le chemin mène à une clairière où l’on découvre la modeste chapelle imaginée par Marc Hénard. Un lieu à l’histoire émouvante, plein de lumière et de sérénité.
On peut imaginer le soulagement des habitants de Sermizelles lorsqu’ils virent revenir indemnes tous les conscrits du village enrôlés dans la lointaine guerre de Crimée. Le 8 septembre 1855, jour de la Nativité de Marie, ces jeunes gens prirent part à l’assaut de la tour Malakoff, qui donna la victoire aux troupes françaises après onze longs mois de siège aux portes de Sébastopol. La joie était telle qu’elle incita leurs familles à faire élever la tour surmontée de la Vierge qui, leur assura le curé du village, les avait protégés en Crimée et continuerait de veiller sur eux. Ainsi, le monument inauguré en 1858 emprunta le nom de la tour Malakoff, qu’il rappelait par sa forme crénelée. Bientôt les villageois organisèrent un pèlerinage annuel à Notre-Dame d’Orient, pour rendre grâce à celle-ci d’avoir protégé leurs enfants.
Contre l’oubli
Le pèlerinage tomba peu à peu dans l’oubli. La disparition progressive des témoins y joua certainement son rôle, mais le vent de l’histoire aussi : la révolution industrielle, attirant la main-d’œuvre vers les grandes villes, les querelles, ravivées en 1905 par la séparation des Églises et de l’État, entre un pouvoir républicain laïc et un clergé encore influent, et les guerres, aussi, trop cruelles, beaucoup plus proches… Comme beaucoup d’autres villages, Sermizelles ne fut pas épargné par la Grande Guerre, ni par les cruautés de l’occupation allemande pendant le second conflit mondial… À la Libération, le mouvement des ateliers l’Art sacré, né dans l’entre-deux-guerres autour du peintre Georges Desvallières, reprend vie avec plus de vigueur encore, nourri par l’espoir d’une paix durable dans une réconciliation universelle.
Porté par cet élan, le jeune et nouveau curé de Sermizelles, Henri Blanc, remet à l’honneur le pèlerinage annuel à Notre-Dame d’Orient en 1949. L’approche de 1958, année mariale qui doit célébrer le centenaire des apparitions de Lourdes, associé à celui de la construction de la tour Malakoff, lui offre une occasion qu’il convient de ne pas manquer. Avec l’appui de ses paroissiens, il entre en contact avec Marc Hénard, jeune artiste spécialisé dans l’art sacré installé dans la région, pour concevoir au pied de la tour Malakoff un oratoire destiné à mieux accueillir les pèlerins.
Dialogue avec la matière
Marc Hénard, qui avait étudié la sculpture et l’architecture à l’École des beaux-arts de Paris, fut grièvement blessé à un pied dans les combats de 1940. À la fin du conflit, attiré par le cubisme, il devint l’élève du théoricien Albert Gleizes, dont l’enseignement le dirigea vers l’abstraction, la sculpture moderne et l’art sacré. En 1949, une rencontre avec un moine de la Pierre-qui-Vire lui fait connaître cette abbaye dont on réaménage alors les bâtiments. Il y séjourne trois ans, réalisant un autel, puis d’autres travaux importants, dont l’impressionnant tympan de la porterie, avant d’installer son atelier tout près de là, à Saint-Léger-Vauban. À cet adepte de la taille directe le Morvan fournit la pierre et le bois qu’il aime travailler au ciseau, pour mettre en œuvre sa conception d’un art rude dont l’esprit et l’inspiration rejoignent la tradition des arts primitifs. Il travaille aussi le métal, forgé ou martelé, mais jamais par coulage. C’est surtout l’aboutissement de l’art roman dans l’usage du symbole qui restera pour lui un modèle dont il s’inspire souvent dans ses créations.
La foi des bâtisseurs
La conception et la réalisation de la chapelle de Notre-Dame d’Orient seront pour lui l’occasion d’exprimer totalement ses talents d’artiste complet. Tour à tour et simultanément architecte, sculpteur, ferronnier et verrier, il conçoit l’ensemble de la construction jusqu’à ses ornements. Pourtant, l’entreprise dans laquelle l’abbé Henri Blanc l’a entraîné s’avère difficile, car le prêtre doit défendre son projet avec acharnement pour convaincre les autorités diocésaines qui goûtent modérément cette initiative isolée. Opiniâtre et enthousiaste, le jeune desservant n’hésite pas à qualifier la future chapelle de « Ronchamp de l’Yonne », en référence à Notre-Dame-du-Haut, réalisée par Le Corbusier à la même époque.
Les verrières en retrait concentrent la lumière sur le mur du chœur pour mettre en valeur l’autel et le célébrant. Leur dessin géométrique est surtout décoratif.
Tout au long du chantier, il faut surtout compter avec les paroissiens et quelques proches pour réunir les moyens de construire la chapelle de leurs mains avec le concours d’entrepreneurs locaux. Une tâche impossible sans l’engagement personnel, total, de Marc Hénard, qui met tous ses talents au service du vœu d’Henri Blanc. Tous ensemble ils réalisent la chapelle, qui est consacrée par l’abbé de la Pierre-qui-Vire le 3 juin 1958, cent ans jour pour jour après l’inauguration de la tour Malakoff.
Une chapelle modeste
Avec très peu de moyens, Marc Hénard a réalisé un édifice tout simple, dont le plan en trapèze est tourné vers Vézelay. À l’intérieur de la chapelle, le regard est capté par l’autel, qui se détache à contre-jour de la verticale du chœur, au parement illuminé par les verrières en retrait. Deux grands vitraux, quelques percements carrés répartis sur les murs et une fente en attique complètent l’éclairage naturel qui donne au reste de la nef une pénombre colorée, douce et chaleureuse. À l’extérieur, une grande vasque recueille les eaux du toit, tandis qu’un autel est dressé au revers du chœur, surmonté d’un Christ sans croix d’une expression saisissante : c’est la seule grande sculpture de la chapelle restée en place.
Une structure simple de poteaux et de poutres en béton soutient la toiture élancée de la chapelle, dont les murs réutilisent les pierres de granges abandonnées des alentours. Sur cet appareillage se détache, au-dessus de l’autel extérieur, le Christ que Marc Hénard a choisi de représenter dans toute son humanité à travers sa souffrance.
Notre-Dame d’Orient s’inscrit dans le mouvement des constructions religieuses d’après-guerre, anticipant les usages prônés par les pères dominicains dès la fin des années 1930, qui seront adoptés à partir de 1964 dans la nouvelle liturgie issue du concile Vatican II. Son autel isolé dans le chœur, notamment, prévoit la célébration face aux fidèles, que certains prêtres pratiquaient déjà en privé, tout en permettant la célébration traditionnelle alors encore en vigueur.
Elle s‘inspire de Ronchamp, mais dans un registre plus humble et une matérialité différente, plus rustique. Marc Hénard en a repris le thème de la lumière, de la vasque et de l’autel extérieurs, et de l’inclinaison du toit vers le ciel qui élance le volume vers la vallée et son beau paysage. La chapelle reste cependant dans l’intimité de la petite clairière, laissant à la tour qui a donné son nom au lieu le privilège de dominer seule la vallée.
Sauver et préserver
Une fois de plus, les pèlerinages cesseront, après le départ de l’abbé Blanc. Vandalisée à plusieurs reprises, la chapelle sera dépouillée de ses statues que des bénévoles de la première heure récupéreront in extremis pour les mettre en sécurité. L’autel garde la trace du scellement des chandeliers, sciés pour être emportés : ils ont disparu. À la fin des années 1980, Notre- Dame d’Orient offre le spectacle désolé d’un lieu à l’abandon. Pour sauver la chapelle, il faut alors régler la question de la propriété du terrain, possession d’une paroissienne qui n’en a cédé que l’usage, car seul le bâti appartient au diocèse. Pour sensibiliser l’association diocésaine de Sens au rachat du terrain afin de préserver l’édifice et l’entretenir, un petit reportage photographique est réalisé en 1992.
La lumière d’un soleil hivernal révèle la sobre beauté de l’édifice, la chaleur de son éclairage naturel, la sérénité dégagée par l’équilibre de son volume intérieur. La chapelle est propre, un bouquet de fleurs à peine fanées reposant sur l’autel. Son créateur est à l’agonie, mais elle n’est pas abandonnée. Marc Hénard mourra le 19 mai suivant, laissant une oeuvre d’art sacré considérable dans l’Yonne, mais aussi à l’échelle française et internationale.
L’association diocésaine de Sens engage les démarches pour devenir acquérir le terrain dès 1992. Depuis, la chapelle a été restaurée. Une association active veille sur elle, la fait vivre, entretient le chemin pour y accéder. Notre-Dame d’Orient est monument historique classé depuis le 2 juillet 2013. Les pèlerins ou les simples passants qui gravissent la colline la trouvent toujours au bout de son chemin, dans son superbe dépouillement en harmonie avec le paysage.
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