À la toute fin du XIXe siècle, l’Art nouveau devient un courant artistique dont le développement international touche tous les domaines de création. « L’art pour tous » et « l’art dans tout » en sont les mots d’ordre. Grâce à la personnalité d’Émile Gallé, l’École de Nancy participe à ce mouvement de rénovation des arts décoratifs et de l’architecture dont la ville porte encore l’empreinte.
Pour la ville de Nancy, la période 1870-1910 est celle d’une nouvelle renaissance. Le dynamisme de l’économie et de l’industrie, associé à une croissance démographique significative, entraîne un développement urbain et architectural important. Cet essor, qui touche aussi le monde de la culture, des arts et des sciences, s’explique en partie par l’arrivée massive de populations et de garnisons militaires après l’annexion par l’Allemagne, en 1871, de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine.
Cependant, la place prépondérante que prend très vite Nancy dans la renaissance française des arts décoratifs ne s’explique pas seulement par cet apport de population. Elle tient aussi aux recherches menées, dès le milieu des années 1880, par le verrier Émile Gallé, désireux de réagir contre l’appauvrissement de l’art décoratif enserré dans les formules anciennes et les copies de styles. À la fois artiste et industriel, Gallé repense la notion d’objet où la forme, la fonction et le décor sont intimement liés. Pour réaliser cette ambition, il s’inspire de la nature qu’il place au centre de son processus créatif. Plus question alors de styliser ni d’emprunter aux époques passées les formules épuisées. Telle sont les bases et les fondations de l’École de Nancy…
L’Art japonais, tome II, reliure de Camille Martin. Avec cette discipline se manifeste pour la première fois (1893) l’existence d’une école lorraine d’art décoratif. Les artistes utilisent de nouvelles techniques (mosaïque de cuir, pyrogravure, émaux cloisonnés), très vite adaptées à d’autres supports. © Musée de l’École de Nancy
À l’occasion de l’exposition d’art décoratif et industriel qui se tient à Nancy en 1894, les principaux artistes et manufactures d’art lorrains présentent des réalisations inspirées par le modèle naturaliste de Gallé. Les verreries des frères Daum, les reliures de Victor Prouvé, Camille Martin et René Wiener, les meubles de Louis Majorelle et d’Eugène Vallin, les peintures, sculptures et objets d’art de Victor Prouvé témoignent de l’émergence d’un style neuf et original qui amène tout naturellement à la création officielle de l’association École de Nancy en 1901.
Émille Gallé, un artiste militant
Tout d’abord céramiste et verrier, Émile Gallé (1846-1904) ajoute à ces deux activités l’ébénisterie dès le milieu des années 1880. Toute son œuvre témoigne de ses recherches artistiques incessantes et des procédés techniques qu’il a mis en œuvre. Il est le premier, à Nancy, à s’affranchir des styles anciens et à revendiquer un « art nouveau » guidé par le modèle de la nature. Fervent botaniste et secrétaire de la Société centrale d’horticulture de Nancy, Gallé met à profit ses connaissances scientifiques et techniques pour établir les bases de son œuvre où le décor et la structure sont étroitement liés. Gallé rehausse même certaines de ses créations – les verreries parlantes – de citations empruntées aux poètes et écrivains antiques pour véhiculer des messages d’espoir, de lutte ou de poésie. Artiste militant, il n’hésite pas à manifester à travers ses créations le refus de l’annexion de 1871 et son engagement dreyfusard à l’occasion des Expositions universelles et des salons. À son décès, c’est son ami et collaborateur occasionnel, le peintre et décorateur Victor Prouvé, qui prend la présidence de l’École de Nancy.
1901 : l’année de tous les chantiers
Parmi les 36 membres qui constituent le comité directeur de l’École de Nancy figurent majoritairement des industriels d’art, des peintres et sculpteurs, des architectes ainsi que des critiques d’art et d’importants mécènes ralliés à la cause de l’art décoratif lorrain. Les principaux industriels d’art sont à la tête de l’association, Émile Gallé en assure la présidence, Antonin Daum, Eugène Vallin et Louis Majorelle en sont les vice-présidents. Au-delà des rivalités économiques et industrielles qui peuvent exister au sein même de l’association, l’ambition commune est bien de servir la cause de l’art décoratif et d’affirmer la place de la Lorraine comme centre artistique de premier plan.
La question cruciale de l’ornement, qui a émergé dans les arts décoratifs au cours des années 1890, se pose dans le domaine de l’architecture dès le début du XXe siècle. Le potentiel décoratif des ferronneries, vitraux, céramiques, décors peints et sculptés séduit et incite les architectes et les commanditaires à explorer cette voie. La plupart des architectes modernes – Émile André, Henry Gutton, Lucien Weissenburger, George Biet – participent pleinement aux activités et expositions de l’École de Nancy, adhèrent aux idées du mouvement et collaborent régulièrement avec les artistes et industriels nancéiens. Ainsi, la majorité des édifices École de Nancy affichent en façade un décor composé en totale harmonie avec la structure et la destination de l’édifice.
Tour de l’ancienne banque Renauld (1910), à l’angle des rues Chanzy et Saint-Jean. L’édifice conçu par Émile André et Paul Charbonnier allie une silhouette médiévale à une grande modernité technique (structure en béton armé et charpente métallique). Sise 1, boulevard Charles-V, la maison de l’architecte Lucien Weissenburger, construite en 1903-1905. Celui-ci fut l’un des membres fondateurs de l’École de Nancy. Les ferronneries ont été réalisées par Louis Majorelle. Villa Majorelle, détail de la balustrade en grès flammé de la terrasse. © Inv. Patrimoine Lorraine
1901 est également importante pour l’architecture Art nouveau. Outre la construction de la villa Majorelle, cette année voit le retour dans sa ville natale d’Émile André qui, ses études achevées, avait séjourné en Tunisie, en Sicile, en Perse et à Ceylan. Dès son arrivée, il collabore avec son père, l’architecte Charles André, et l’ébéniste Eugène Vallin au réaménagement des luxueux magasins Vaxelaire (rue Saint-Jean et rue Raugraff, aujourd’hui détruits) et se voit confier, avec son confrère Henry Gutton, le lotissement du parc de Saurupt. Connaisseur érudit des styles anciens, contemporains et étrangers, Émile André sait combiner différentes sources d’inspiration (régionalisme, médiéval, orientalisme) au sein de compositions nouvelles utilisant des procédés de construction modernes, à l’image de l’imposante banque Renauld ou encore des maisons Huot. Artiste impliqué dans la voie de l’art total, il signe également des ensembles mobiliers parfaitement intégrés à ses constructions.
Cette ouverture stylistique à la modernité et au traditionnel, voire à l’historicisme, se perçoit également dans l’œuvre de Lucien Weissenburger. Architecte d’exécution de la villa Majorelle en 1901-1902, il est l’auteur de certaines des réalisations les plus marquantes de l’École de Nancy, réalisées pour son compte personnel ou à la demande d’importants commanditaires tels l’imprimeur Albert Bergeret. Les Magasins Réunis, qu’il construit pour le plus grand mécène de l’École de Nancy, Eugène Corbin, témoignent d’une recherche décorative très affirmée. Détruit par un incendie lors de la Première Guerre mondiale, cet édifice comportait une riche décoration intérieure et extérieure due à la collaboration des principaux artistes de l’École de Nancy, Louis Majorelle, Victor Prouvé et Jacques Gruber, entre autres.
Métal et béton, matériaux de la modernité
Cette architecture Art nouveau reflète à Nancy la modernité technique et artistique de l’époque : si la pierre est encore largement utilisée, le métal et le béton font leur apparition dans l’habitation. Même si elle est un cas presque unique, la graineterie Génin-Louis affiche sa légère structure métallique le long de l’artère la plus passante du centre-ville, intégrant un oriel sur trois niveaux agrémentés de vitraux de Jacques Gruber.
Maison Bergeret, détail de la rampe au décor de monnaie-du-pape conçue par Louis Majorelle. Détail des vitraux de la porte d’entrée de la villa de l’architecte Lucien Weissenburger.
L’utilisation de l’acier et de la fonte permet en effet aux architectes d’intégrer des puits de lumière, vitraux, jardins d’hiver, bow-windows, qui apportent lumière et couleur à l’intérieur de l’édifice tout en affirmant son lien avec l’extérieur. Jacques Gruber, peintre et décorateur de formation, devient le peintre-verrier incontournable de Nancy. Grâce à un sens très poussé de l’effet décoratif et à une parfaite maîtrise des différentes techniques verrières, il compose les vitraux des principaux édifices privés et commerçants de la ville, en grande partie toujours visibles.
L’Art nouveau, de l’éclipse à la redécouverte
L’exposition internationale qui se tient à Nancy en 1909 remporte un grand succès mais elle est aussi la dernière occasion pour les artistes du mouvement nancéien d’exposer ensemble dans un pavillon conçu par Eugène Vallin, qui a utilisé la technique encore nouvelle du béton armé. Après la guerre, les principales industries d’art poursuivent leurs productions, à l’image de Daum, Majorelle et Gruber, qui font évoluer leur style vers l’Art déco. Cependant, le projet commun est déjà de l’histoire ancienne. Jusque dans les années 1960-1970, l’Art nouveau connaît une longue période d’oubli, de rejet et de destruction.
Le vitrail Roses et Mouettes orne la cage d’escalier de la maison Bergeret. Jacques Gruber s’est attaché à donner profondeur et mouvement en jouant avec des verres translucides et des verres bleu outremer gravés à l’acide. Le détail des feuilles et des roses est travaillé à la grisaille.
La vente de certaines collections privées importantes, comme, paradoxalement, de vastes campagnes de destruction qui provoquent une prise de conscience patrimoniale contribuent, avec l’intérêt manifesté par plusieurs historiens de l’art, à réhabiliter l’Art nouveau et l’École de Nancy auprès du public. Inauguré en 1964, le musée de l’École de Nancy présente les œuvres des principaux artistes du mouvement nancéien dans l’ancienne maison de son plus important mécène, Eugène Corbin, qui légua à la Ville, en 1935, la majeure partie de sa collection.
La villa Majorelle, maison manifeste
En 1898, l’ébéniste, ferronnier et décorateur Louis Majorelle confie à l’architecte parisien Henri Sauvage l’élaboration des plans de sa maison personnelle. Dès sa construction en 1901, la villa Majorelle occupe une place majeure dans l’architecture nancéienne. « Nous devinons la maison d’un artiste sensitif et affairé, au cerveau cultivé, à l’œil délicat, que le jugement d’autrui préoccupe peu et qui désire seulement vivre une vie propre dans une atmosphère élevée, intelligente et pure. » Ce commentaire de l’architecte et promoteur de l’Art nouveau, Frantz Jourdain, illustre bien la parfaite entente entre Sauvage et Majorelle qui aboutit à la construction de cette maison, la première résolument Art nouveau édifiée à Nancy. Le chantier, supervisé par Lucien Weissenburger, associe le peintre-verrier Jacques Gruber, qui signe un ensemble de verrières sur le thème de la monnaie du pape, et le céramiste Alexandre Bigot. Le travail du métal et du bois est réalisé par le maître des lieux dont les usines jouxtent la propriété. Sous ses aspects de manoir et dans un cadre arboré d’un hectare, la villa Majorelle proposait aux architectes locaux l’exemple réussi d’une maison Art nouveau et reflétait les idées progressistes de son commanditaire dans sa recherche d’un art total.
La maison Bergeret, une construction emblématique
Par Frédéric Descouturelle, auteur de La Maison Bergeret : histoire et visite d’une maison exemplaire de l’École de Nancy (Presses universitaires de Nancy, 1991)
Construite pour un self-made-man nancéien, l’imprimeur Albert Bergeret, qui a bâti une rapide fortune dans l’industrie naissante de la carte postale, la maison Bergeret est l’une des rares demeures accessibles où l’art de l’École de Nancy s’exprime tant sur le bâtiment lui-même que dans son décor intérieur. Rien d’étonnant à cela quand on sait que Bergeret, friand de nouveautés techniques et stylistiques, a noué très tôt des relations avec tous ces artistes-entrepreneurs et qu’il a participé avec eux à la fondation de l’École de Nancy en 1901. Déjà fort expérimenté, l’architecte Lucien Weissenburger a été l’un des premiers, avec Biet, Vallin et André, à adopter un style nancéien moderne qui s’était tout d’abord épanoui dans les seuls arts décoratifs. Si la maison Bergeret conserve l’allure générale d’un petit hôtel particulier et témoigne d’une forte influence médiévale et Renaissance, Weissenburger y met en œuvre des techniques et des équipements qui, sans être d’avant-garde, sont modernes, comme les planchers en fer, les briques de verre pour la véranda ou le chauffage central à l’air chaud. Les matériaux du décor sont conformes aux normes des nouveaux immeubles parisiens.
S’inspirant de l’architecture anglo-saxonne, il adopte un plan fluide où les pièces se distribuent à partir d’espaces centraux : le hall (traité sur deux niveaux) et la salle à manger. Conformément au modèle du grand appartement bourgeois, les circuits de circulation des maîtres de maison et de la domesticité sont séparés, tant horizontalement que verticalement. À l’exception d’Émile Gallé, alors au crépuscule de sa vie, les ténors de l’École de Nancy sont sollicités pour le décor de la maison, qui sera exécuté entre 1903 et 1905 : Victor Prouvé pour la grande toile du hall, Louis Majorelle pour le salon et la rampe du hall, et surtout Eugène Vallin à qui est confiée la mise en place de la totalité de la menuiserie intérieure ainsi que la création des meubles de la salle à manger, du cabinet de travail et de la chambre à coucher. Ce sont là des meubles exceptionnels que Vallin édite à deux ou trois exemplaires seulement.
Pour les vitraux, Joseph Janin et surtout Jacques Gruber sont sollicités. Ce dernier signe l’un de ses chefs-d’œuvre avec Roses et Mouettes, qui éclaire le hall d’une douce lumière bleutée. Acquise par la faculté de médecine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la maison est devenue en 1978 le siège de la présidence de l’université Henri-Poincaré. Des travaux de restauration ont débuté en 1990 avant un classement de la maison dans sa totalité en 1994.
Paon ornant l’imposte d’une cloison de la maison Bergeret. Vitrail de Joseph Janin (1902).
Le parc de Saurupt, lotissement témoin de l’Art nouveau
Par Odile Thomas
Le projet était ambitieux : en 1901, Jules Villard, encouragé par la forte croissance de la ville, décide de créer une cité-jardin au sud de Nancy. Il entend ainsi valoriser le vaste domaine de Saurupt, ancien lieu de villégiature des ducs de Lorraine, nouvellement desservi par le tramway et l’ouverture d’un boulevard. Deux jeunes architectes, Émile André et Henry Gutton, membres fondateurs de l’École de Nancy, établissent le plan du lotissement : sur une surface de 16 hectares, 81 parcelles sont réparties le long de voies privées rayonnant à partir d’un rond-point central. L’ensemble devait séduire une bourgeoisie éprise d’espace et de modernité, comme en témoigne l’affiche publicitaire annonçant « Le parc de Saurupt à Nancy : à la ville et à la campagne », avec sa typographie Art nouveau se détachant sur un décor naturaliste.
Un cahier des charges précis impose un parti élitiste, les futures constructions devant « avoir le caractère d’hôtels particuliers, villas, cottages… ». Un projet manifestement trop ambitieux puisque, en 1906, seulement 8 parcelles sont vendues.
La villa Marguerite (1903) est due à Joseph Hornecker et Henri Gutton (oncle d’Henry). Aimé Prost, son commanditaire, était ingénieur administrateur des salines de Bosserville. Pour le filateur Henri Emmanuel Lang, Lucien Weissenburger signe une villa (1906) très pittoresque d’inspiration néo-régionaliste.
Outre la loge du concierge conçue par Émile André, 6 villas sont édifiées. Les architectes Gutton et Hornecker ont signé la « maison témoin » du domaine et la villa Marguerite, très pittoresques, présentant de multiples décrochements et une grande variété de matériaux. Émile André a réalisé deux villas, Les Glycines et Les Roches, emblématiques de son style de l’époque : lisibilité des fonctions sur les façades, polychromie, mélange des matériaux, baies soulignées d’arcs de brique de formes diverses (brisé, outrepassé, en ailes de papillon). La dernière œuvre de cette période est la villa Lang, de Lucien Weissenburger. Comme ses confrères, ce dernier s’est inspiré de l’architecture balnéaire alors en vogue et des réalisations du Vésinet, mais avec des lignes tendues et graphiques. Ensuite, le projet a été revu avec modestie : la voirie a été cédée à la Ville, la taille des parcelles très réduite, avec une majorité de maisons mitoyennes de deux travées.
Ces nouvelles perspectives rectilignes sont dues en grande partie à César Pain avant la Grande Guerre, et à Charles Masson de 1927 à 1938. Au nord du parc, le tracé primitif a été conservé et les constructions des quelques grandes parcelles restantes traduisent une nette évolution stylistique, des dernières maisons Art nouveau de Léon Cayotte aux villas édifiées par Charles Masson entre 1924 et 1926, interprétations magistrales du répertoire Art déco. Même si on peut déplorer quelques altérations (notamment la destruction de la maison témoin en 1974), le parc de Saurupt, dans sa diversité, constitue une belle illustration de l’histoire urbanistique de Nancy durant la première moitié du XXe siècle.
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