Située dans le quartier Saint-François, l’un des plus anciens du Havre, la maison de l’Armateur se dresse face à la mer avec laquelle son histoire est liée. Rare témoignage de l’architecture du XVIIIe siècle dans la ville, elle abrite aujourd’hui un espace muséographique original qui rappelle l’influence considérable du commerce au Havre entre 1750 et 1830.
La demeure a été construite vers 1790 par Paul Michel Thibault (1735-1799), architecte fontainier de la ville, un homme puissant par les fonctions qu’il occupe et par son imaginaire, nourri de culture classique. L’endroit, conçu comme un « pavillon de plaisance », s’ajoute à ses riches propriétés foncières. L’emplacement est de choix : le n°3 du quai de l’Île est situé dans un quartier du centre-ville prisé par la population la plus fortunée, directement face aux bateaux qui reviennent de leurs longs voyages les cales chargées de précieuses marchandises…
Une construction en forme de défi
Cependant, l’espace disponible pour la construction est restreint – à peine une dizaine de mètres en façade – et l’architecte va devoir utiliser un certain nombre d’artifices pour ériger un hôtel à sa mesure. Légèrement à pans coupés pour donner l’illusion d’une maison d’angle, la demeure de cinq niveaux possède des fenêtres, alternativement en surplomb ou en retrait, pour accentuer l’effet.
Pour la façade, l’architecte choisit, non pas des pilastres comme le veut la mode de l’époque, mais des colonnes cannelées ioniques donnant à cette maison de ville l’allure d’un châtelet. L’organisation de l’espace intérieur se fait selon un plan rayonnant autour d’un puits de lumière permettant d’éclairer des pièces qui auraient été aveugles et de créer un effet de perspective surprenant, sans rapport avec la dimension de la façade. Pour obtenir l’illusion d’une hauteur imposante, le puits de lumière est octogonal pour les niveaux inférieurs et s’achève en forme circulaire.
La puissance d’une famille de négociants
Martin Pierre Foäche (1728-1816) acquiert la demeure de 1800. Né dans un vieille famille havraise liée au grand commerce, fils du premier échevin de la ville, le négociant est l’un des plus en vue de la cité. À une époque où maintenir son range et sa fortune est essentiel, il épouse la fille du directeur de la manufacture des tabacs tandis que sa sœur Catherine se marie avec Jacques François Begouën, propriétaire d’une autre grande maison de commerce. Cette union marquera le point de départ de plusieurs alliances entre les deux familles, dont celles des deux fils de Martin Pierre, lequel, en faisant dans les années précédant la révolution l’acquisition d’une charge de conseiller secrétaire du roi satisfait son ambition : l’accession à la noblesse.
Dans un système où, comme l’observe en 1825 Auguste Prosper Le Gros dans sa Description du Havre, « (…) chacun cherche à briller et à se distinguer de la classe qui lui est inférieure par tous les moyens dont il peut user », la magnificence de son habitation est signe de distinction et de prospérité. Et, pour les armateurs – amenés à emprunter de l’argent à des banques qui connaissent les risques de la mer et doivent pouvoir se rembourser, le cas échéant, sur les biens de l’emprunteur -, la possession immobilière est une condition essentielle du crédit.
Décor Directoire et influences antiques
Pour remanier la maison du quai de l’île, Martin Pierre Foäche fait appel à Pierre-Adrien Pâris (1745-1819), architecte originaire de Besançon, ancien dessinateur du cabinet du roi et ami de la famille. Avec lui, la demeure acquiert un décor Directoire où toutes les influences antiques se mêlent harmonieusement. C’est dans ce cadre que la famille vivra jusqu’en 1830, année où, à la suite de revers de fortune, elle doit quitter la demeure qui connaît par la suite diverses affectations.
Le grand salon, au parquet marqueté de bois exotiques, est doté d’un mobilier Empire. Au fond : un portrait de Catherine Foäche exécuté par Alexandre Roslin. Soeur de Martin Pierre Foäche, elle était l’épouse de Jacques François Begouën. Au premier plan, un vide-poche Directoire. Vue de la chambre de Madame, avec le grand salon en arrière-plan. Ici aussi, le parquet, dit « de négociant », est en bois provenant des colonies.
En 1852, alors que le quartier a déjà perdu la faveur des notables, le bâtiment abrite l’hôtel d’Helvétie. À partir de 1880 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est un immeuble de rapport où cohabitent gens de mer et armateurs. Miraculeusement épargnée par les bombardements qui l’ont cependant amputée de l’un de ses pignons, la maison est classée au titre des Monuments historiques en 1950 puis rachetée par la municipalité cinq ans plus tard. Elle est alors rebaptisée maison de l’Armateur. Son devenir restera de longues décennies en suspens jusqu’à son ouverture au public en 2006, qui marque le début d’une autre histoire…
Les explications d’Élisabeth Leprêtre, conservatrice de la maison de l’Armateur
« Pendant longtemps la Ville s’est interrogée sur la manière de mettre cette maison en valeur, explique Élisabeth Leprêtre. La configuration de l’édifice, notamment la dimension des pièces – nombreuses, mais petites -, se prêtait mal à une muséographie classique avec des vitrines. Lorsque nous avons repris le projet, en 2005, le choix a été fait de scénariser l’espace pour présenter une récréation plausible de l’habitation d’un homme ayant fait fortune dans le négoce maritime au XVIIIe siècle. S’il fut florissant et audacieux, le commerce qui a rendu le port du Havre prospère est aussi, pour une partie des navires, lié à un commerce longtemps inavoué, celui de la traite négrière. Et c’est là qu’intervient un élément décisif, puisque les descendants possédaient encore leurs archives privées, qu’ils ont fait le choix de rendre accessibles à tous, avec une honnêteté intellectuelle qu’il convient de souligner. Ces documents établissent que Martin Pierre Foäche fut, pour une partie de ses armements, lui aussi négrier. Alors, dans un contexte apaisé mais lucide, nourri par l’apport scientifique des historiens, il a fallu redonner à cette maison l’apparat qui était le sien, sans chercher à dissimuler d’où venait en partie cette fortune. »
Autre ligne directrice : celle d’un équilibre entre la place de l’architecture, hors du commun, et celle laissée aux codes sociaux et esthétiques dans l’habitat de négociants fortunés. Les murs peints sont soulignés de stucs, les sols de pierre aux motifs géométriques alternent avec les parquets de bois rare ; une vingtaine de pièces se succèdent : cabinets de travail et de curiosités, salons de musique et de lecture, salle des cartes et des plans et grand salon d’apparat, parés de couleurs pastel assortis de tissus précieux, failles de soie et indiennes… « Lorsque c’était possible, précise Élisabeth Leprêtre, je me suis appuyée sur l’affectation des pièces, à savoir quand il en restait des témoignages. Pour le reste, j’ai imaginé, parfois à partir du journal intime laissé par Mme Foäche. Cela s’inscrit dans notre ambition de laisser de la place pour l’imaginaire : nous voulons que le visiteur se sente à la fois chez quelqu’un et chez lui, qu’il ait l’impression que la maison lui appartient. D’où l’idée de présenter un mobilier bourgeois ou de faire en sorte que les différentes pièces jouent en permanence avec la lumière en fonction du temps. La muséographie, humaine et chaleureuse, doit rester en retrait devant la beauté de l’architecture, qui parle par elle-même. »
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