Depuis dix ans, les gouvernements successifs se sont appliqués à détricoter un certain nombre de mailles dans le tissu législatif patiemment construit depuis la loi de 1913 pour protéger notre patrimoine bâti et ses abords.
Pour ce faire, ils ont toujours eu recours aux mêmes éléments de langage : il s’agit de « simplifier », de « valoriser le patrimoine et les territoires », et d’« équilibrer la collaboration entre l’État et les acteurs locaux ». Soit, pour les municipalités : considérer les monuments comme une manne touristique et s’affranchir toujours plus de la tutelle du ministère de la Culture, qui freine les constructions en zones protégées. Et pour l’État : donner un os à ronger aux maires, qui ont bien besoin d’améliorer leurs finances pour pallier la baisse vertigineuse de ses dotations aux collectivités. Gelée à 50,4 milliards d’euros entre 2011 et 2013, la dotation globale de fonctionnement (DGF) s’est en effet effondrée à 40 milliards en 2014, 30,9 milliards en 2017 et 26,94 milliards pour 2019… Alors que les charges des communes n’ont-elles cessé d’augmenter dans le même temps, souvent à cause de décisions nationales : réforme des rythmes scolaires en 2013, augmentation du point d’indice des fonctionnaires en 2016 et 2017, suivi de la refonte des grilles salariales….
Les associations du G8 Patrimoine et certains élus ont dépensé beaucoup d’énergie afin d’éviter que les trous laissés dans le tissu de protection du patrimoine ne soient irrémédiables. Le premier accroc fut créé par le Grenelle I, autrement dit la loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, qui a modifié l’art L.642-3 du Code du patrimoine et lancé la première bataille de la décennie contre les 124 architectes des Bâtiments de France (ABF). L’article modifié énonçait qu’en cas de travaux sur une parcelle située dans une zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager (ZPPAUP), seul l’avis simple de l’ABF serait requis, et non plus son avis conforme. Autant dire qu’il ne servait plus à grand-chose… Or ces représentants de l’État, véritables anges gardiens du patrimoine pour la plupart, ont un rôle de conseil bien plus important que celui de censeur.
Heureusement, après un patient travail de pédagogie des associations et une passe d’armes entre les deux assemblées, la loi du 12 juillet 2010, dite Grenelle II, a rétabli l’avis conforme des ABF pour les travaux entrepris dans les anciennes ZPPAUP qu’elle venait de transformer en aires de valorisation de l’architecture et du patrimoine (Avap). Sauf que leur délai de délivrance était passé de deux mois à un seul, plaçant les ABF, en sous-effectif constant, dans une situation d’urgence permanente. Ce n’était pourtant qu’une première bataille.
Au début de l’été 2015, Fleur Pellerin, l’une de nos éphémères ministres de la Culture, sortait des placards la grande loi de libération générale que la Rue de Valois préparait depuis de longs mois. Dès sa présentation en Conseil des ministres, le 8 juillet, la loi LCAP, relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, provoquait l’inquiétude dans les rangs même des élus socialistes, dont Gérard Duclos ou Didier Herbillon, respectivement maire de Lectoure, dans le Gers, et de Sedan, dans les Ardennes… Jack Lang lui-même s’émouvait tout haut : « L’État doit être pleinement présent dans le maintien de ses responsabilités scientifiques, techniques, juridiques, culturelles. Il faut un État volontaire. » La nouvelle loi prévoyait en effet une simplification complète des protections existantes.
Exit les 50 Avap à peine nées. Exit les 685 vieilles ZPPAUP. Exit aussi les 103 villes à secteurs sauvegardés. Place aux « cités historiques », assujetties à un PLU (plan local d’urbanisme), instaurées à l’initiative de la collectivité locale, devenue maître d’œuvre à la place de l’État, ce qui revenait, en gros, à confier le patrimoine au bon vouloir des maires. En outre, la loi créait, à la place des abords des monuments historiques, une « zone territoriale de protection », dont le périmètre pouvait se limiter… à l’emprise du monument historique seul !
Immédiatement mobilisées, les associations du G8 Patrimoine ont été reçues en septembre 2015, dès le début du processus législatif, par Patrick Bloche, rapporteur du projet de loi et président de la commission des affaires culturelles, auquel elles ont expliqué leur volonté de communiquer au parlement des propositions d’amendements. En décembre, les 200 maires des communes labellisées « Villes et pays d’art et d’histoire » signaient une lettre à François Hollande et Manuel Valls pour demander que « l’État reste garant des mesures de protection du bien général ». Enfin, après deux lectures à l’Assemblée nationale et deux autres au Sénat, un travail fructueux entre les associations et le palais du Luxembourg, ainsi qu’un soutien à l’Assemblée du rapporteur Patrick Bloche, une meilleure volonté de la nouvelle et temporaire ministre de la Culture Audrey Azoulay, la commission mixte paritaire parvenait à un accord.
La loi LCAP a été votée le 7 juillet 2016. L’article édictant que le périmètre de protection d’un monument protégé pourrait être réduit au monument lui-même a été supprimé, et le régime à peu près sauvé : un périmètre adapté peut être décidé ; à défaut, la règle des 500 mètres s’applique. Le projet de « cité historique », très remanié, est devenu celui de « site patrimonial remarquable », englobant les secteurs sauvegardés et les Avap, renommées « plans de valorisation de l’architecture et du patrimoine » (PVAP), qui ne comprennent plus les PLU patrimoniaux.
Saluons au passage la création d’un régime juridique pour les biens inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco, celle d’un droit des domaines nationaux assorti d’une clause d’inaliénabilité, la fusion de la Commission nationale des monuments historiques et de celle des secteurs sauvegardés, qui a donné naissance à la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture (CNPA) et la représentation des associations au sein de cette dernière.
Mais à peine la loi LCAP était-elle adoptée qu’un autre péril menaçait. Le 30 mai 2016, un décret d’application de la loi de transition énergétique pour la croissance verte exigeait, en cas de ravalement important de façade, l’adoption de techniques d’isolation par l’extérieur – une catastrophe pour les maisons anciennes, qu’il vaut mieux isoler par les combles. Nouvelle mobilisation du G8 Patrimoine, nouveau succès en novembre 2016 auprès, cette fois, de la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, qui a exclu le bâti traditionnel de cette obligation d’isolation. Ils auraient pu s’arrêter là ? Eh bien, non ! Dix-huit mois plus tard, un nouveau monde politique était né, dont les préoccupations ressemblaient déjà à celles de l’ancien.
Le projet de loi Élan (Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) avait pour but, comme le soulignait l’ancien sénateur Yves Dauge, de « construire plus, plus vite et moins cher », s’attaquant de nouveau à tout ce qui pouvait entraver sa quête. Les architectes du patrimoine étaient une nouvelle fois visés. On leur reprochait d’être un obstacle aux travaux de rénovation. Ce qui est faux. Sur 200 000 dossiers traités chaque année par les architectes des Bâtiments de France, seuls 6,6 % reçoivent un avis défavorable et, après concertation, 0,1 % des projets sont refusés. Il n’y a que 105 recours par an en moyenne contre leurs décisions et, dans 81 % des cas, leur avis est confirmé.
En mai 2016, la loi de transition énergétique imposait le recours à des techniques d’isolation par l’extérieur en cas de ravalement de façade : un désastre pour le bâti ancien. © SPPEF L’isolation par les combles permet de préserver l’aspect extérieur des bâtiments anciens. Depuis novembre 2016, grâce à l’action du G8 Patrimoine, l’obligation d’isolation par l’extérieur a été supprimée pour le bâti traditionnel. © Isover
Mais on venait de contenter les amis du patrimoine en lançant la Mission Bern et en créant le fonds incitatif et partenarial (FIP) en faveur du patrimoine rural. Il s’agissait, cette fois, de donner des gages aux opérateurs téléphoniques et aux promoteurs immobiliers… L’article 15 de la loi a donc énoncé que l’avis conforme des ABF serait rétrogradé en avis simple purement consultatif lorsqu’il s’agissait d’installer des antennes de téléphonie mobile ou d’engager des travaux, en cas d’arrêté de péril ou de démolition d’un habitat insalubre.
Malgré les mises en garde des associations, de Stéphane Bern, de quelques courageux élus, qui rappelaient par exemple qu’avec une telle loi des secteurs anciens entiers comme le Marais, à Paris, auraient pu être détruits (seule la loi Malraux de 1962 a en effet sauvé le quartier des démolisseurs), que le centre de Montpellier pourrait bien y passer, qu’il allait suffire aux municipalités de laisser des habitations se dégrader afin de prendre des arrêtés de péril et de se passer de l’avis du représentant de l’État pour détruire… Rien n’y a fait.
Pas plus qu’ils n’ont réussi à faire annuler, malgré une saisine du Conseil constitutionnel, les articles 42, 43 et 45 de la loi promulguée le 23 novembre 2018 assouplissant la loi Littoral, cet autre ennemi des progressistes. Il est donc désormais permis, au-delà de la zone inconstructible des 100 mètres en bord de mer, de combler les dents creuses (espaces vierges de construction entre des bâtiments) dans les hameaux. Le risque ? Une fois que les trous à l’intérieur desdits hameaux seront comblés, ceux-ci seront devenus des villages, et il sera alors possible de construire dans la continuité du bâti existant…
Il faut donc rester vigilant, car les initiatives visant à détricoter les mailles des filets de protection qui entourent nos paysages risquent de se multiplier. Comme ce projet de décret au printemps 2019, qui préconisait, en cas de travaux dans l’un des 2 700 sites classés – toujours pour simplifier ! –, de transférer l’autorisation spéciale du ministre de la Transition écologique au préfet de département. À moins que, à l’instar de ces filles qui se réunissent aujourd’hui au café pour partager des ateliers tricot collaboratifs, nos gouvernements comprennent que la mode est au vintage, l’urgence, à la préservation de la nature, et le progrès, dans le recyclage de l’ancien !
Pour ceux qui n’ont pas l’habitude des sigles et des acronymes du droit de l’urbanisme, les ZPPAUP ou zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, dispositif voulu par Jack Lang – instauré dans la loi de décentralisation du 7 janvier 1983, élargi par la loi Paysage du 8 janvier 1994 – est devenu en 2004 l’article L.642 du Code du patrimoine. Donnant plus de souplesse que les secteurs protégés de la loi Malraux de 1962, les ZPPAUP permettaient aux communes de proposer des projets d’aménagement respectueux du patrimoine, que ce soit en zone urbaine ou rurale, classée ou non, en définissant au besoin un périmètre de protection différent de celui des 500 mètres instauré en 1943. Le public devait obligatoirement être informé de ce projet mené conjointement par la commune, maître de l’urbanisme chez elle, et par l’État, responsable du patrimoine.