Dans les Côtes-d’Armor, en face de Tréguier, Isabelle Vaughan et son mari Timothy sculptent un vallon secret devenu oasis il y a 50 ans. Fragile et poétique, délicat et exubérant, le monde de Kerdalo, s’anime sur les bords du Jaudy. La rivière sert de frontière naturelle mais aussi d’embarcadère pour l’imaginaire, sans cesse sollicité sur cette île merveilleuse.
« On ne lègue pas un jardin comme on lègue un tableau ou une belle collection de livres. L’idéal est de savoir s’arrêter et de prendre son temps pour trouver la personne idéale qui tomberait amoureuse de Kerdalo », reconnaît Isabelle Vaughan. Depuis une trentaine d’années, elle poursuit l’œuvre de son père, Peter Wolkonsky, avec l’aide de son mari, Timothy Vaughan. « Si je n’avais pas eu Timothy près de moi, Kerdalo n’existerait pas. C’est un visionnaire. Timothy anticipe la place qu’un arbre va prendre sur un autre. Il donne de la lumière au jardin », s’émerveille Isabelle, qui avoue préférer ce qui reste caché. Depuis le petit port de plaisance de Tréguier, on devine Kerdalo sur l’autre rive du Jaudy. Soustrait des regards par les bois qui le protègent, le jardin se découvre libre, sans dessiner aucun itinéraire particulier à suivre.
À la manière de Joseph Banks, de Jean-Marie Delavay ou de Marianne North, nul besoin d’être guidé pour s’imaginer explorateur en Nouvelle- Zélande, en Turquie ou à Madère. À mesure qu’on s’éloigne de la maison, on entre dans le ventre du jardin, de la jungle même. Les fragrances subtiles des azalées Exquisitum ou du Stauntonia hexaphylla laissent place à l’odeur apaisante de sous-bois, au fil de la promenade. La végétation, luxuriante, avec les fougères plume d’autruche (Matteuccia struthiopteris), les fougères arborescentes (Dicksonia antartica) et les rhubarbes géantes (Gunnera manicata), évoque celle d’un continent exotique et mystérieux.
Dans la jungle
Qui sait quel surprenant animal on pourrait observer en entreprenant la descente vers la grotte italienne ? Des crapauds, des blaireaux, des salamandres ou des chauves-souris peuplent Kerdalo en toute sérénité. Sans compter les sirènes et les dragons de mer qui vivent dans la grotte, édifiée en 1985 au niveau de l’anse de Turzunel. Un oculus laisse passer ce qu’il faut de lumière pour discerner ces étranges créatures…
En contrebas du jardin, une grotte peuplée de sirènes et autres créatures marines fantastiques en coquillages compte parmi les « folies » d’inspiration anglaise ou italienne édifiées à Kerdalo par Peter Wolkonsky . Elle a été construite avec les matériaux de l’ancien lavoir en ruine présent à cet endroit au moment de l’achat du domaine.
Kerdalo a les pieds mouillés au rythme des marées. Les galets de la cour du manoir, les fresques de coquillages des pavillons du jardin du bas et de la grotte matérialisent en douceur l’omniprésence de l’eau. L’Hakonechloa macra, lumineuse graminée japonaise, reproduit ainsi l’écume formée par une mer de fleurs au niveau des Quatre Carrés. D’ailleurs, derrière la grotte, un curieux cheval palmipède, pris dans une gangue de lierre, illustre une légende locale selon laquelle des sorcières remontent le Jaudy sur de telles montures. Là-haut, à l’opposé, passé la lande jaune, éclatante de lumière en été, derrière les faux cyprès dorés (Chamaecyparis lawsoniana ‘Lanei’), les ifs fastigiés (Taxus baccata « Fastigiata Aurea« ) et les pittosporums panachés (Pittosporum tenuifolium), le pré des Araucarias impose l’humilité. La puissance de ces arbres, originaires d’Amérique du Sud et connus sous le nom de Désespoir des singes en raison de leur feuillage acéré, charge l’atmosphère d’une aura presque intimidante.
« À Kerdalo, il y a les passionnés à la recherche de plantes précises, ceux qui s’interrogent, ou encore les pressés qui entrent dans le jardin et demandent combien de temps dure la visite. L’été, les gens se reposent sur l’herbe. C’est le plus beau des cadeaux », sourit Isabelle. Kerdalo, un jardin à part où le bruit du monde cesse le temps d’une promenade. Cette déconnexion rendue tangible lui procure du bonheur, elle qui s’apprête à lire la dernière bande dessinée d’Enki Bilal, intitulée Bug. Laquelle dépeint notre monde numérique qui s’écroule en quelques secondes et les réactions qui s’ensuivent.
L’esprit du lieu
Si une plante disparaît, faut-il la remplacer par la même espèce ? « Non, c’est ridicule », tranche Isabelle. Pourquoi ne serait-il pas possible de conserver l’esprit du lieu, tout en jouant avec ? La question fait souvent débat en France et ailleurs. À la mort de Peter Wolkonsky, en 1997, Isabelle et Timothy ont impulsé une nouvelle dynamique à Kerdalo. « En Grande- Bretagne, le National Trust impose des règles de conservation et je trouve cela pénible. Il y a des comités qui n’en finissent pas de délibérer. Chacun donne son avis mais un jardin nécessite une direction. Le Nôtre a-t-il attendu que l’on décide pour lui ? Il faut la puissance et la créativité d’une personne », assure-t-elle.
Pour Isabelle, Great Dixter dans l’East Sussex, où séjournait l’écrivain jardinier Christopher Lloyd, constitue l’exemple même du lieu vivant, libre d’évoluer. « Le jardinier en chef, Fergus Garrett, est un passionné plein d’énergie. » Le potager de Gravetye Manor, un jardin imaginé et conçu par William Robinson, auteur du Jardin sauvage paru en 1870, « a été admirablement remis en ordre par Tom Coward, ancien collègue de Fergus Garrett », souligne Isabelle. Les jardins de l’abbaye de Tresco, sur les îles Scilly au large des Cornouailles, et celui de Beth Chatto, dans l’Essex, complètent son panthéon personnel.
Intransigeante, elle s’étonne de voir qu’aujourd’hui l’expérience du terrain fait parfois défaut dans l’enseignement de l’aménagement paysager, elle qui s’est formée à 22 ans à la Royal Horticultural Society, à Wisley. Là, elle rencontre le botaniste Martyn Rix, qui lui propose de l’aider à reconstituer l’herbier du non moins célèbre George Forrest, explorateur et spécialiste de la flore de Chine. Elle se rend régulièrement à Kew Gardens pour y suivre des conférences. Isabelle y fait la connaissance de Timothy Vaughan qui travaille auprès du célèbre pépiniériste Harold Hillier, à Jermyn’s House près de Winchester. Harold Hillier embauche également Isabelle, qui apprend l’horticulture sous la direction de Peter Dummer et de Roy Lancaster. Elle termine sa formation dans le Devon, avant de rentrer en Bretagne. « Chaque fleur a son cachet, je suis complètement admirative des crocosmias depuis quelques années, et, depuis toujours, des magnolias. D’ailleurs, mon cadeau de mariage est un livre du XVIIe siècle sur cette plante. »
Une longue marche
Timothy Vaughan, envoyé à 16 ans par son père en Australie, commence à jardiner en Nouvelle-Zélande au sein du Government House de Wellington. Rentré en Angleterre, le jeune Timothy intègre les pépinières d’Harold Hillier. Il sort ensuite major de l’école d’horticulture de Kew à Londres, la plus prestigieuse du royaume. Isabelle et Timothy reprennent Kerdalo en héritage après la disparition de Peter Wolkonsky en 1997. Christopher Lloyd les encourage à poursuivre l’histoire déjà incroyable de ce jardin.
Infatigable créateur, parallèlement à l’action mené avec son épouse Isabelle à Kerdalo, Timothy Vaughan a restauré le domaine de Courson, en Essonne, à partir du début des années 1980. Capable de voir loin, il y a planté quantité d’arbres en sachant d’avance la taille et l’impression que donneraient ces plantations dans les années futures. C’est cette même vision que Timothy a apporté dans son jardin breton. La perspective de l’ouvrir à d’autres activités que la visite, comme l’organisation de mariage ou chambres d’hôtes, laisse Isabelle dubitative. « Un jardin, c’est le paradis. Ce bazar commercial vient briser l’esprit du lieu. Je ne veux pas forcer les gens à aller dans une boutique ou un restaurant. » Jardin et business ne font pas bon ménage. « J’adore l’idée à l’origine de l’Eden Project en Cornouailles, avec ces énormes bulles dans le paysage. Mais la dérive vers le parc d’attractions que prend le site me déplaît profondément. »
Dans la partie haute du vallon, l’une des tours de la demeure aux allures de manoir breton se reflète dans un bassin rectangulaire. À son extrémité, une pagode d’inspiration chinoise. Peter Wolkonsky a crée cet ensemble dès le début pour canaliser l’eau, partout présente. Le pétiole des gunneras (Gunnera manicata) peut atteindre 3,50 mètres de hauteur et les feuilles mesurer 2 mètres de large.
Par ailleurs, l’inscription en 2007 de Kerdalo au titre des Monuments historiques, qui suggérerait une responsabilité partagée entre le propriétaire et la collectivité nationale pour la conservation du lieu et sa transmission aux générations à venir, ne suffit pas à rassurer Isabelle. L’inscription reste symbolique. « En revanche, le loto du patrimoine me semble une idée intéressante, le crowdfunding également. » L’exemple du château de la Mothe-Chandeniers dans la Vienne, « romantique au possible », sauvé grâce à 25 000 personnes et à la plateforme Dartagnans ravit Isabelle.
Partager et transmettre
Le changement climatique la préoccupe également. Comment va-t-on gérer un jardin dans les 50 prochaines années ? Les arbres se fatiguent à puiser des réserves d’eau qui font de plus en plus défaut. « La fragilité du jardin m’inquiète. Les sources à Kerdalo ne donnent plus toute l’année et j’observe la sécheresse ailleurs en Bretagne. Demain, la gestion de l’eau sera cruciale. » La fontaine Saint-Fiacre, dédiée au saint patron des jardiniers, pourrait-elle s’assécher de manière récurrente ? En attendant de trouver la relève, susceptible d’adapter le jardin à un tel bouleversement à venir, Isabelle accueille de nombreux jeunes issus d’écoles d’horticulture. Et aussi des tout-petits de l’école maternelle de Plougrescant, toute l’année et à chaque saison. Une manière de les sensibiliser à l’environnement, à la beauté de la floraison et de la fanaison, ainsi que de leur transmettre le goût des voyages et des rencontres.
De Saint-Pétersbourg à la Bretagne
L’histoire de Kerdalo est digne d’un roman. Né prince à Saint-Pétersbourg en 1901, Peter Wolkonsky et sa famille ont fui la révolution bolchevique et trouvé refuge à Paris. La famille des Wolkonsky inspira à Tolstoï l’histoire du prince André Bolkonsky dans Guerre et Paix. Basé à Saint-Cloud, Peter Wolkonsky a parcouru l’Europe, et notamment l’Italie, avec sa mère. « Nos séjours à Naples, qui se prolongeront jusqu’à mon mariage en 1927, ressemblaient un peu à des échappées ensoleillées, loin des livres et des études, uniquement consacrées aux amis, aux parties de pêche, puis à faire de la peinture », écrit-il dans Kerdalo, un jardin d’exception (La Maison Rustique, 1995).
Son amitié avec Charles de Noailles, passionné d’architecture et de jardins, a été déterminante. Les deux hommes se rencontrent par l’entremise d’Hélène de Bonneval, première épouse de Peter, tuée dans un bombardement en 1943. Charles de Noailles, qui présidait la Société des amateurs de jardins, introduit Peter auprès de l’International Dendrology Society. Dans ce cénacle, il noue des relations avec des grands noms, dont Harold Hillier, le pépiniériste le plus connu de Grande-Bretagne, Collingwood Ingram, ornithologue et jardinier, ou encore Lionel Fortescue, créateur du Garden House dans le Devon. Après des années d’apprentissage, Peter Wolkonsky décide de créer son jardin.
À plus de 60 ans, le gentleman jette son dévolu sur la Bretagne, « une région dépaysante et lointaine au début des années 1960 ». Le climat plus doux du département, grâce au Gulf Stream, l’acidité de la terre et la surface des propriétés à vendre, plus vastes que dans le Morbihan, jouent en la faveur des Côtes-d’Armor. Une ferme de 17 hectares, Le Verger, à Trédarzec, séduit Peter Wolkonsky. M. Le Dû, le cultivateur qui part à la retraite et qui lui fait visiter l’endroit, lui assure que « la terre est bonne et qu’il y a toujours de l’eau. » Peter achète le domaine en 1966 avec sa seconde épouse, Mériem Nubar, et transforme la ferme en logis manorial. Les pépinières Hillier ont assuré l’approvisionnement de Kerdalo grâce à la liaison Plymouth-Roscoff en ferry. « Ce que j’ai essayé d’obtenir à Kerdalo pendant plus de 25 ans, c’est un monde clos, à la fois naturel et façonné, comme revisité par une sensibilité et un goût personnels », résume Peter Wolkonsky, décédé en 1997, pour présenter son travail.
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