Malgré les destructions, nombre de demeures aristocratiques ou bourgeoises situées dans les Alpes-de-Haute-Provence conservent leurs décors de gypseries. Très à la mode aux XVIe et XVIIe siècles, de tels décors sont le fruit de la rencontre d’un goût affirmé pour la fantaisie décorative et d’un support, le plâtre. Ce matériau a priori quelconque s’est révélé une source d’infinies variations à la faveur de la virtuosité des artisans.
Localement appelé gip, le plâtre résulte de la cuisson du gypse, une roche naturellement présente dans le département, souvent en affleurement donc facile à extraire et peu onéreuse. Il possède la particularité de s’adapter à toutes les structures préexistantes, à l’extérieur comme à l’intérieur. Très vite, l’emploi du plâtre pour l’ornement s’opère au détriment de la pierre. Rapide à réaliser, la gypserie garantit un effet sans égal pour mettre en valeur le goût et l’érudition des commanditaires.
Après le XVIe siècle, marqué par l’instabilité et des difficultés de toute sorte, la prospérité revient. Jusqu’alors constituée principalement de nobles locaux et d’ecclésiastiques, l’élite intègre désormais des parlementaires d’origine bourgeoise, des militaires et même des négociants. En Haute Provence, ce phénomène d’ascension se traduit souvent par l’achat de biens immobiliers. En renouvelant le décor de leurs domaines récemment acquis, ces propriétaires de fraîche date contribuent au succès du modèle maniériste. Ce style, où la fluidité de la ligne l’emporte sur la cohérence anatomique, a inspiré toute l’Europe, grâce à la diffusion des dessins d’artistes engagés par François Ier pour décorer le château de Fontainebleau.
Symboles aristocratiques et références cultivées
Les artisans s’affranchissent désormais du vocabulaire médiéval qui restait la référence. Les maîtres des lieux affirment leur statut social dans l’ornementation de leurs résidences en déclinant symboles aristocratiques (blasons, trophées) et références cultivées (personnages mythologiques, scènes allégoriques), tandis que sphinges, angelots ou encore termes (bustes à figure humaine terminés en gaine) s’imposent comme des figures caractéristiques de la période. Un prix-fait publié par la comtesse du Chaffaut dans son ouvrage de 1995 devenu une référence, Gypseries en Haute Provence : cheminées et escaliers (XVIe-XVIIe siècles), confirme qu’au XVIe siècle le plâtre est jugé digne des demeures les plus illustres.
Une colombe tenant une branche feuillue orne l’un des culots supportant les voûtes de la cage d’escalier du château de Bel-Air. Outre les personnages fantastiques et mythologiques, oiseaux et chiens sont fréquents dans les gypseries. Le château de Bel-Air, à Sigonce, est doté d’un très bel escalier couvert d’un plafond en berceau sobrement décoré. Les frises végétales, varie d’une volée à l’autre.
À cette époque, Pierre de Glandevès engage Jean Chaudon, gipier de Sisteron, pour réaliser l’escalier en vis et les cheminées du château de Bel-Air, à Sigonce. Une tendance qui va se confirmer et hisser les artisans locaux aux premières places en matière de décors façonnés et sculptés. Cette excellence leur permet d’être engagés comme maîtres d’œuvre, un statut longtemps réservé aux seuls Italiens.
En raison de sa prise rapide, le travail du plâtre exige technicité et virtuosité. Après avoir appliqué du plâtre fin sur l’esquisse de son modèle, généralement choisi par le commanditaire, l’artisan travaille sur un plâtre frais modelé puis ciselé. Lorsque son talent est reconnu, l’activité du gipier s’étend au-delà de sa région d’origine. De même, certains artisans aixois ou parisiens continuent à être engagés dans les Alpes du Sud, favorisant ainsi les échanges et la diffusion des modèles.
Détail du plafond de l’escalier de Volonne. Le décor est composé d’oiseaux survolant des rinceaux de feuilles d’acanthe disposés de part et d’autre d’une longue lance de tournoi jaillissant d’un vase. Une créature fantastique ailée se déploie dans l’escalier d’honneur rampe-sur-rampe de l’ancien hôtel Tournu de Ventavon, à Sisteron. Fruits et rinceaux d’acanthe participent également à la luxuriance du décor.
L’escalier de Volonne, pour célébrer la nature et la vie
Exemple le plus représentatif de l’art maniériste provençal, les gypseries du vestibule et de l’escalier d’honneur du château de Volonne forment un ensemble décoratif exceptionnel. La réalisation de ce décor a dû intervenir vers 1610 à la demande du seigneur du lieu, Melchior de Valavoire, qui engagea la construction de son nouveau château en 1608. L’année suivante, il épouse Julie de Rousset, et le jeune couple s’installe définitivement à Volonne.
Travaillé avec une virtuosité plastique rarement égalée, le programme décoratif de l’escalier d’honneur du château utilise plusieurs thèmes. Aux attributs aristocratiques et scènes mythologiques qui appartiennent au répertoire habituel, la composition associe une célébration très convaincante de la nature sauvage et de la joie de vivre qu’elle peut procurer.
Des décors faits pour être vus
Valernes est le village de naissance d’Alexandre Augierne, gipier connu au XVIIe siècle. Le décor de cette maison – qui s’est vue restituer deux fenêtres à meneaux décorés de gypseries en 2008-2009 – lui est attribué. La restauration a été réalisée par Philippe Bertone, en collaboration avec Jean-Pierre Piotaix.
L’ostentation attachée au décor de gypserie implique le choix d’un emplacement privilégié visible par tous les visiteurs. Avant de franchir le seuil de la demeure, le décor s’applique souvent aux façades. Celles-ci sont dans ce cas revêtues d’un placage imitant les constructions en pierre qui restent la norme. Pour le XVIe siècle, moins d’une dizaine de bâtiments, principalement situés à Riez, conservent un habillage en plâtre. Aux Mées, l’hôtel Latil d’Entraigues garde un souvenir discret de sa façade d’origine en faux parement de gros blocs, imitation d’un appareil en pierre. À Valernes, les fenêtres à meneaux en plâtre d’une maison millésimée 1611 présentent des têtes semblables à celles des termes formant les piédroits de la cheminée conservée à l’intérieur.
Lieux de passage et pièces de réception permettent d’apprécier la richesse ornementale de la décoration en Haute Provence à cette époque. Le vestibule de l’hôtel Sibon, situé 3 rue Béranger, à Forcalquier, fait partie des rares exemples de plafond orné encore en place. Son décor scandé de rinceaux d’acanthe utilise brillamment le vocabulaire maniériste, à la fois précieux et cultivé.
Les transformations qui s’amorcent à la fin du XVIe siècle amplifient le succès des gypseries. En abandonnant l’escalier en vis hérité du Moyen Âge pour une structure rampe-sur-rampe plus spacieuse, les aménageurs créent un nouvel espace de prestige. Dès le début du XVIIe siècle, la majorité des beaux escaliers est recouverte de gypseries.
À Sisteron, l’hôtel Tournu de Ventavon, 70 rue Droite, conserve un très bel exemple d’escalier d’honneur rampe-sur-rampe. Réalisé vers 1650, en assez fort relief, il témoigne d’un talent qui impressionne encore aujourd’hui celui qui pousse la porte de cette demeure. Dans un jeu très réussi d’ombre et de lumière, blasons et trophées célèbrent les vertus aristocratiques des maîtres du logis. Angelots et personnages mythologiques, dont Vénus, composent la note cultivée. Fruits et rinceaux d’acanthe participent de l’effet de luxuriance offert par ce décor. Autre réalisation de la même époque, l’escalier rampe-sur-rampe de l’hôtel Toron de la Robine, à Digne, bénéficie d’une structure aérienne à plafonds à caissons ornés.
Vers le classicisme
L’engouement pour le maniérisme a perduré longtemps dans le cas particulier des cheminées. À Mane, la cheminée de l’hôtel Miravail, est l’une des plus anciennes cheminées à décor de gypserie conservée. Elle est caractéristique du ton singulier des artisans provençaux. Tout en assimilant les règles de la composition, l’artisan qui l’a exécutée vers 1572, d’après un dessin, a opté pour l’incohérence des formes et l’effet dramatique des expressions.
À Riez, la cheminée de la Madeleine, anciennement dans l’hôtel Ferrier, est actuellement conservée dans une salle de la mairie. Cette réalisation originale qui ne laisse aucune place au vide porte les armoiries des Ferrier, une famille aristocratique du Verdon. Au centre de la hotte, dans un médaillon entouré d’une opulente guirlande, des traces colorées rappellent la présence d’un tableau disparu. Le manteau représente Marie-Madeleine méditant sur la mort tandis qu’un ange dévoile l’entrée de la grotte de la Sainte-Baume. Cette cheminée de la fin du XVIIe siècle, comme celle du château de Thoard, signée et datée Nicolas Lebrun 1692, montre la persistance de la mode maniériste en Haute Provence.
À la fin du XVIIe siècle, la généralisation des moulages fabriqués en atelier donne naissance à un autre style à l’esthétique plus classique. Le décor du château des Noguiers à Malijai exprime cette nouvelle tendance d’un art de vivre au XVIIIe siècle dans les Alpes du Sud. L’ornementation de son intérieur raffiné a d’abord suivi l’influence de la période rocaille aux lignes onduleuses et contournées avant de revêtir la sobriété de la tradition classique.
Au château d’Allemagne, Vénus à l’honneur
Situé près du village, le château d’Allemagne-en-Provence a été édifié au XVIe siècle par François de Castellane, descendant d’une famille qui a dominé toute la région du Verdon depuis le Moyen Âge jusqu’à la Révolution. Monumentale, mais assez sobre dans sa composition, la cheminée de la grande salle du château, que l’on peut dater des années 1601-1602, reste très inspirée par l’école de Fontainebleau. Tous les éléments du répertoire maniériste sont sollicités, architecture et trophées à l’antique, chutes de fruits et masques. La hotte est cantonnée de cariatides représentant Mercure et Minerve tenant un bouclier à tête de gorgone. Ils supportent une longue frise ornée de cuirasses et d’enseignes. La naissance de Vénus en haut-relief couronne le fronton.
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