L’un parcourt le monde avec ses appareils photo, et réalise des copies numériques de monuments méconnus ou menacés par les conflits ou le temps. Les autres prennent des relevés en trois dimensions des cathédrales et les cartographient afin de pouvoir mieux les protéger. Grâce au numérique, ils viennent en aide au patrimoine partout sur la planète.
D’une pression sur la télécommande, Yves Ubelmann allume l’écran qui emplit presque tout l’espace de la salle de réunion d’Iconem, la société qu’il a fondée en 2013 avec Philippe Barthélemy. Nous voilà tout à coup loin de Paris, dans la région d’Al-Ula, au nord de l’Arabie saoudite, à Hégra, cet ancien site nabatéen méconnu auquel l’Institut du monde arabe vient de consacrer une exposition. Nous avons vraiment l’impression d’être au cœur de ces immenses tombeaux creusés à même le grès. On les survole, on se faufile à l’ombre des couloirs rocheux, on se glisse dans ces antiques sépultures. C’est à peine croyable !
Même si l’Arabie saoudite, préparant l’ère post-pétrole, a lancé en 2018 un partenariat avec la France pour développer le tourisme dans la région, le site d’Hégra est encore très difficile d’accès et peu d’élus ont eu la chance de voir cette merveille du Moyen-Orient, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2008. Les Nabatéens, dont on connaît mieux le site de Pétra, en Jordanie, ont occupé Hégra principalement entre le Ier siècle av. J.-C. et le IIe siècle. Peuple de marchands, ils exerçaient un contrôle sur toutes les caravanes qui transportaient les aromates, la myrrhe et l’encens depuis l’Arabie heureuse (l’actuel Yémen) jusqu’à Gaza, avant qu’ils soient acheminés vers Rome ou la Grèce par bateau.
Aucune magie n’est à l’œuvre derrière ce voyage virtuel au cœur d’Hégra, seulement un peu de technique, de l’expérience et beaucoup de passion ! Architecte de formation, Yves Ubelmann s’efforce depuis une dizaine d’années de réaliser des copies numériques des monuments méconnus ou menacés du monde entier. S’étant pris de passion pour les ruines lors de son séjour d’études à l’École française de Rome, il a participé au chantier d’Al-Rawda en Syrie, ainsi qu’à celui du barrage de Cyrus le Grand, en Iran, avant de collaborer avec le laboratoire Inria-Microsoft, dirigé par Jean Ponce, un chercheur en intelligence artificielle de l’École normale supérieure, qui lui a enseigné la photogrammétrie.
Une rencontre avec le président de Parrot, qui utilisait ses drones pour construire la cartographie de Pompéi avec Microsoft, et quelques séjours en Afghanistan à partir de 2007, en compagnie des équipes de Roland Besenval, le directeur de la Dafa (Délégation archéologique française en Afghanistan), ont achevé de lui montrer sa voie : il utiliserait la puissance du numérique pour mettre ses connaissances en architecture et en histoire au service du patrimoine.
À Hégra, comme dans tous les sites sur lesquels il travaille avec ses équipes d’Iconem, Yves Ubelmann a pris des dizaines de milliers de photos à l’aide d’appareils sophistiqués, de drones et de perches, en se plaçant à des points précis de cadrage qui lui permettent de couvrir tout l’espace. Ces photos sont ensuite traitées dans les bureaux parisiens grâce à un algorithme puissant mis au point avec Jean Ponce. Projetés dans l’espace, les pixels recomposent des milliards de points et créent ainsi une copie du monument bien plus précise et complète qu’aucun film ne pourrait le faire. Les cadrages sont essentiels car ils garantissent une marge d’erreur minime aisément rectifiable à l’ordinateur.
Sites reconstitués
L’intérêt de ces copies numériques est essentiel pour les scientifiques. « À Hégra, explique Yves Ubelmann, nous avons eu la chance de travailler avec Laïla Nehmé, directrice de recherche au CNRS, qui codirige la mission franco-saoudienne de Madâin Sâlih depuis 2002. Grâce à nos images, il lui a semblé voir des traces, indécelables jusqu’ici, d’installations humaines sur la partie haute des affleurements rocheux sur lesquels les tombeaux sont construits. Elle va pouvoir étudier ces traces sur place pour vérifier cette hypothèse. »
Le site des grottes de Bâmiyân, en Afghanistan, est très menacé par l’érosion. Les prochains relevés et la copie numérique qui seront réalisés par Iconem permettront d’identifier les endroits les plus fragiles et de garder la trace de ce qui ne pourra être conservé. © Pascal Convert/Iconem Vue aérienne du minaret de Jâm (Afghanistan), également menacé par l’eau. © Iconem/Unesco
Yves Ubelmann doit également retourner prochainement en Afghanistan pour réaliser de nouveaux relevés dans la vallée de Bâmiyân, connue des Occidentaux depuis que ses gigantesques bouddhas ont été détruits par les talibans en 2001. Grâce à Philippe Marquis, le directeur de la délégation française en Afghanistan, il a déjà pu se rendre sur place et a réalisé une copie 3D des falaises. « La principale menace aujourd’hui à Bâmiyân, explique Yves Ubelmann, c’est l’érosion. Une grotte entière de l’époque Kouchan a déjà été emportée. À cause des changements climatiques, les pluies sont devenues très violentes et les inondations se multiplient. Dans certaines salles voûtées, des parois entières commencent à tomber en poussière. Notre copie numérique va aider les géologues, les archéologues et les restaurateurs à identifier les points faibles de la structure, et, dans les endroits les plus abîmés, elle sera peut-être la seule alternative à la conservation de la matière. »
L’architecte a également dressé une copie du minaret de Jâm, autre merveille afghane menacée par l’eau, dont l’escalier à double hélice (comme celui de Chambord) en fait un chef-d’œuvre de l’humanité. Son équipe est aussi la seule à posséder un modèle 3D du site de Palmyre, reconstitué à partir des photos prises dans les années 1930 par Robert Amy et Henri Seyrig, et de celles qu’elle a réalisées après la destruction partielle du site par Daech.
Au Proche et au Moyen-Orient, Yves Ubelmann constate que des pans de patrimoine disparaissent constamment, à cause des conflits, certes, mais aussi par manque de connaissance, de prise de conscience. « En Turquie, par exemple, il y a une forte densité archéologique, mais une densité de développement démographique encore plus forte. »
À Angkor au Cambodge, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Égypte, en Arabie saoudite, en Libye, où il a pu prendre des clichés inédits du site grec de Cyrène et du port englouti d’Apollonia, et même au Yémen, où il arrive à former des gens à distance à la cartographie des sites avec l’aide de la fondation ALIPH, partout, Yves Ubelmann partage l’ensemble des données qu’il recueille avec les scientifiques. Et il prévoit même d’en mettre certaines en ligne d’ici la fin de l’année, à l’intention du grand public. « Même nous, nous connaissons très mal les lieux de la naissance de notre civilisation en Syrie et en Irak ! Faire connaître le patrimoine, c’est déjà le protéger. »
Partager les données
Pour vivre, Iconem vend sa prestation technique et organise des expositions où le public est en immersion dans les images 3D. Ce fut notamment le cas de celle organisée à Paris, au Grand Palais en 2016 : « Sites éternels. De Bâmiyân à Palmyre, voyage au cœur des sites du patrimoine universel », puis de « Cités millénaires » qui s’est tenue à l’Institut du monde arabe en 2018-2019, avant de rejoindre le Kunsthalle de Bonn, puis la Smithsonian Institution, à Washington.
« Je regrette qu’en France nous n’ayons pas le réflexe de partager ainsi les données sur le patrimoine, ajoute Yves Ubelmann. Nous avons une chance folle d’avoir à la fois, une protection forte et un savoir-faire incroyable, et pourtant, il est presque plus facile pour moi de travailler en Syrie et en Irak qu’ici ! Or le drame de Notre-Dame a prouvé que les situations d’urgence peuvent se produire partout. Je suis très heureux tout de même d’avoir pu réaliser récemment une copie numérique de la charpente de Vaux-le-Vicomte. »
Heureusement, l’Américain Andrew Tallon, lui, a eu le temps de réaliser une cartographie de Notre-Dame de Paris, grâce à un scanner couplé à un appareil photo sphérique. Elle sera précieuse pour les artisans de sa restauration, même si elle date de 2013 et que, depuis, les technologies se sont perfectionnées. Professeur d’art médiéval au célèbre Vassar College, belge par sa mère, Tallon était un grand connaisseur des cathédrales gothiques françaises. Il se passionnait pour les nouvelles technologies et avait lancé le projet Mapping Gothic. Avant de décéder d’une tumeur au cerveau en novembre 2018, il a pu cartographier les cathédrales de Bourges, Chartres, Sens… et Notre-Dame, dont le mauvais état général l’avait inquiété au point de le pousser à créer l’association Friends of Notre-Dame.
Parlant de la cathédrale de Bourges, Andrew Tallon disait « qu’une représentation tridimensionnelle numérique complète de la cathédrale – non seulement des volumes intérieurs et surfaces extérieures, mais aussi des endroits difficilement accessibles comme les combles, qui fournissent des renseignements sur l’épaisseur des voûtes et des murs – serait un outil inestimable pour “voir” le bâtiment comme jamais auparavant. Représentation qui ouvrirait une voie nouvelle à la compréhension des problèmes structuraux du bâtiment. Elle pourrait en outre fournir des réponses à de lointaines questions concernant la séquence de construction, la structure et la géométrie sous-jacente du bâtiment. »
Ressources en 3D
L’agence Art Graphique & Patrimoine, qui s’est spécialisée dans les relevés architecturaux et archéologiques en 3D ainsi que dans la numérisation 3D de monuments, avait également réalisé des relevés numériques de la charpente de la cathédrale parisienne.
L’entreprise a été fondée en 1994 par Gaël Hamon, un tailleur de pierre expérimenté, intervenu sur de nombreux chantiers de restauration de monuments historiques. Son agence a réalisé les doubles numériques de quelque 2500 monuments français, parmi lesquels pas moins de 30 cathédrales, la Sainte Chapelle, le Mont Saint-Michel, le château de Versailles, le théâtre antique d’Orange, le pont du Gard ou celui d’Avignon.
La Drac Ile-de-France a sollicité les équipes d’Art Graphique & Patrimoine pour faire un relevé en 3D précis de l’édifice après l’incendie afin d’aider à évaluer les dégâts. Cela notamment car l’entreprise avait effectué, en 2016, un relevé 3D complet de la charpente en bois : le seul existant.
Pour obtenir avec ses lasers une maquette en 3D de la cathédrale meurtrie, Gaël Hamon s’est approché au plus près de l’édifice, deux jours seulement après l’incendie. Seule la chaleur de l’été a interrompu ses techniciens qui devaient travailler avec des combinaisons étanches et des masques à cause des retombées de plomb. Il n’a pas hésité non plus à acheter six nouveaux supercalculateurs pour pouvoir analyser toutes les données qu’il sait indispensables au travail de Livio de Luca, directeur de recherche au CNRS et directeur du laboratoire Modèles et simulations pour l’architecture et le patrimoine (MAP).
Livio de Luca, architecte, diplômé des Arts et Métiers et en informatique, a remporté la médaille de l’innovation 2019 du CNRS. Il coordonne actuellement le groupe de travail qui essaie de réaliser un double numérique le plus fiable possible de la cathédrale parisienne, un clone aujourd’hui indispensable à sa renaissance. Comme Yves Ubelmann, il aimerait que les données soient mieux partagées. C’est pourquoi ce Marseillais d’adoption a créé, en 2018, Aïoli : une plateforme où chacun peut ajouter ses propres photos ou annotations d’un objet patrimonial afin d’améliorer sa doublure numérique.