Jadis verrou de l’Anjou, le château du Lude s’est rendu célèbre au XXe siècle pour son spectacle son et lumière. Il est aujourd’hui le rendez-vous des jardiniers mais aussi des éditeurs, pour la remise annuelle du prix Redouté. Mais le Lude est surtout le dernier des « grands » châteaux de la Loire toujours habité.
Avec le château de Châteaudun, le Lude est le plus septentrional des châteaux de la Loire, lit-on dans les guides,. On imagine sa majesté quasi royale figée dans les nécessités pédagogiques, fort peu pourvue en mobilier et barrée de guichets d’entrée électroniques où s’étrangle l’entonnoir de légions étrangères, elles-mêmes affublées d’oreillettes polyglottes. Eh bien non ! Le château colossal vit en maison de famille, parcouru de parfums suaves et de rumeurs domestiques. Et la vie doit y être douce, indolente même, calquée sur le cours du Loir qui lèche les terrasses et où se baignent les enfants, leurs nippes jetées en tas sur le sable de la petite plage artificielle de Malidor. Le bonheur, oui. La quiétude.
Un verrou sur le Loir
Il n’en fut pas toujours ainsi. Longtemps, le Loir marqua une frontière. Les comtés d’Anjou et du Maine s’en disputaient les grèves. Et c’est Geoffroy Ier d’Anjou, dit Grisegonelle (« manteau gris »), qui le premier mentionne le Lude. Mais en cette fin de Xe siècle, la forteresse défend moins le domaine de Geoffroy contre son voisin immédiat que contre les incursions des Normands. Ceux-ci remontent le cours de la Loire, puis de la Maine, et se répandent sur la paisible plaine, ruinant sa prospérité. Plus d’une fois, le Lude leur barrera la vallée du Loir. Cette position de verrou fluvial fait beaucoup pour l’essor du château, surtout à une époque où le commerce peine à se frayer des voies sûres. À l’inverse, elle déchaînera sur lui la colère des armes.
Fortifiée à l’aube de la guerre de Cent Ans, flanquée d’un éperon bastionné, ceinte de douves maçonnées, la place résistera à deux assauts anglais et ne tombera qu’en 1425, pour être reprise deux ans plus tard par les compagnies royales d’Ambroise de Loré. De ce véritable kriegspiel, la forteresse sortira néanmoins très endommagée. Pas assez toutefois pour être, comme tant d’autres, abandonnée ou arasée. Et c’est sur ce canevas sommaire, hérité des temps héroïques, qu’une succession d’orgueilleux bâtisseurs va composer l’un des plus harmonieux raccourcis de l’architecture française, le rêve d’Italie s’accordant ici au fantasme troubadour, et la fantaisie ligérienne aux rigueurs du néoclassicisme.
C’est à Jehan de Daillon, futur chambellan de Louis XI, qu’en 1457 échoit la forteresse ruinée. Et c’est Jacques, son fils, compagnon d’armes de Louis XII et de François Ier embourbés dans leurs prétentions italiennes, qui de la place forte entreprend de faire un palais. Les guerres d’Italie ont initié les rudes barons du Maine et de l’Anjou aux délices de la Renaissance ; le séjour royal sur les bords de la Loire a attiré dans la région nombre d’artistes italiens. Une proximité qui profite indéniablement au Lude.
Du dispositif féodal, Jacques ne conserve que les tours et le plan articulé autour d’une cour carrée. Ces tours, il les perce de larges baies à croisées de pierre, ouvertes sur le paysage environnant – l’affaire n’est pas mince : à leur base, les murs ne font pas moins de dix mètres d’épaisseur ! En outre, il fait aménager au sud une aile d’un italianisme zélé : pilastres, frises, entablements et frontons scandent les travées dialoguant entre elles par l’interposition de trois registres de médaillons en hauts-reliefs, d’inspiration florentine. Cette façade orientée au sud est sans doute le plus bel exemple, le plus pur, de l’influence italienne en France.
À ce rêve de pierre sont apportés au cours du XVIe siècle des décors raffinés. S’en distingue un studiolo aux murs entièrement revêtus de scènes historiées empruntées à la Bible ou aux Triomphes de Pétrarque, et dont les plafonds ruissellent de grotesques. Ces merveilles, Henri IV ou Louis XIII auront le loisir de les admirer, tout comme Madame de Sévigné, probablement pas insensible aux mots d’esprit et au prestige martial d’Henri de Daillon, grand maître de l’artillerie de Louis XIV, et au profit duquel, en 1675, le roi érigera en duché l’antique comté du Lude.
Un rêve de femme
La réussite aurait pu apaiser les ardeurs, et le château nous parvenir en l’état, ses atours François Ier élégamment jetés sur le colosse médiéval. Une femme en décidera pourtant autrement. La marquise de La Vieuville, qui reçoit le Lude de son oncle, un richissime armateur malouin, mort sans enfants en 1785. Elle en confie aussitôt la mise au goût du jour à un architecte parisien : Vincent Barré (1735-1824), un « faiseur », feulent ses confrères, peu enclins aux fulgurances renversantes.
Vue de volume prise du sud-est et mettant en évidence les deux temps forts de l’histoire du Lude : le XVIe siècle à l’étage crénelé et aux croisées de pierre alternées avec des médaillons, et le XVIIIe siècle aux travées régulières à bossages dont l’ordonnance est soulignée par un fronton. © Éric Sander/Flammarion
Il est vrai que Barré s’illustre bruyamment dans diverses spéculations immobilières, notamment dans les opérations menées durant la Révolution en association avec Antoine Roy, un avocat âpre au gain et riche en expédients auquel il se lie étroitement. Le détail ne manque pas de sel, on comprendra pourquoi. Barré n’en demeure pas moins un propagateur virtuose du néoclassicisme. Son œuvre devrait à lui seul assurer sa postérité : les châteaux de Montgeoffroy (Maine-et-Loire) et du Marais (Essonne), l’hôtel parisien Grimod de La Reynière, détruit mais dont des décors subsistent au V&A, à Londres, ou encore le château de Méréville (Essonne) et les fabriques de son parc, ces dernières, il est vrai, réalisées d’après les vues du peintre Hubert Robert.
Au Lude, Barré n’hésite pas à tendre entre deux tours un grand écran du plus pur style Louis XVI, tourné vers le Levant. Frontons cintrés, corniches à modillons, médaillons encadrés de rinceaux, chambranles et appuis dépouillés des fenêtres, cannelures à leurs linteaux… rien ne manque de l’arsenal néoclassique. Le scrupuleux prosélyte s’autorise néanmoins la délicatesse d’épargner la façade sur cour de l’aile qu’il rebâtit, préservant ainsi un bel exemple de la Renaissance française, avec, notamment, ses inclusions de marbre et de schiste animant la maçonnerie de tuffeau. Vincent Barré aménage luxueusement les nouveaux appartements, créant le grand salon ovale, dont les miroirs savamment disposés dilatent les proportions et, par réfléchissement, répandent la lumière.
Vincent Barré a donné sa fille en mariage à Antoine Roy, son complice en affaires et futur ministre des Finances sous la Restauration. De cette union, sont nées deux filles, dont la cadette, Alexandrine, épouse en 1817 le général marquis de Talhouët. Or c’est à ce dernier qu’échoit le domaine sarthois de Madame de La Vieuville, sa tante. Aussi, la jeune marquise qui prend possession du château du Lude, n’est autre que la petite-fille de l’architecte qui l’a transfiguré.
Fastes éclectiques
Les Talhouët redonnent vie au domaine, aménagent le long du Loir de pittoresques prairies selon les conseils du comte de Choulot. Des bals, des chasses marquent cette renaissance-là. Et c’est bientôt le fils de la maison, l’arrière petit- fils de Barré donc, que saisit la fièvre de bâtir. Auguste de Talhouët-Roy entreprend en effet une dernière campagne de transformation qui ne prendra fin qu’à la veille de la Grande Guerre. Il fait appel à des paysagistes aussi prisés qu’Édouard André, et à des architectes tels que Louis Parent, neveu et protégé d’Henri Parent, auteurs de nombreux hôtels de la plaine Monceau et, non loin du Lude, de la restauration en profondeur du château de Bonnétable.
Élévation d’une lucarne et de souches de cheminées de la façade nord dessinée pour le château par Louis Parent, en 1890. © Éric Sander/Flammarion À l’une des extrémités de la grande galerie, Louis Parent a astucieusement transformé une simple porte en une entrée monumentale ornée de pentures à rinceaux. © Éric Sander/Flammarion
La redécouverte fortuite des décors peints du studiolo, en 1856, ainsi que la faveur persistante du revival – gothique ou renaissant – orientent précisément les impulsions d’Auguste. Le décor du vestibule de l’aile nord, déjà repris par Delarue, un architecte local, dans les années 1850, et, surtout, celui de la grande galerie (lambris, tentures, cheminée néo-flamboyante) signent magistralement l’intervention de Louis Parent, non sans rappeler le parti volontiers spectaculaire de son oncle à Bonnétable. On a longtemps méprisé cet historicisme, taxé d’essoufflement, de bégaiement. Il s’en dégage pourtant une atmosphère propre aux fastes un peu étouffant de la Belle Époque, et, en définitive, une personnalité originale. Surtout, cette quête scrupuleuse des savoir-faire oubliés déclamait l’éloge du beau métier. Celui-là même que l’on pleure aujourd’hui.
Certes, l’orgueil et le paraître ont leur part dans cette quête. Comme ils marquent l’aventure multiséculaire du Lude. Mais ici, justement, ces vanités impérieuses – parce qu’elles sont satisfaites, peut-être – s’alanguissent. Elles mollissent au contact de jardins prodigues d’infinis délices. Elles glissent, apaisées, comme les eaux du Loir dont on finit par se demander s’il présenta jamais un enjeu.
En savoir plus
Flammarion a publié en 2017 un magnifique livre d’art consacré non seulement à l’histoire du château, mais encore à la vie qui n’a cessé de l’animer.
L’Esprit de château, Le Lude.
Textes de Barbara de Nicolaÿ, photographies d’Éric Sander, préface de Stéphane Bern. Flammarion, 65 €.