Ce pourrait être une démonstration savante, la « forteresse idéale » que Viollet-le-Duc avait fantasmée autour des ruines d’Arques-la-Bataille. Ou, plus prosaïquement, l’un de ces raccourcis spectaculaires et pittoresques comme les expositions universelles de l’âge d’or aimaient en fabriquer de toutes pièces. Mais, en Haute-Savoie, sur le promontoire de Menthon-Saint-Bernard, le rêve a dépassé le fantasme, et s’est nourri, non pas de carton-pâte, mais d’une roche sévère que rien n’érode, ni le temps ni les vents contraires.
L’altière silhouette s’est attirée d’insignes regards, avant comme après sa prodigieuse métamorphose. Rousseau y a enseigné le piano à la jeune Sophie de Menthon ; le très pédagogue Monseigneur Dupanloup en fut un habitué ; Jean Moulin, tout à son projet d’unifier les réseaux de résistance du Sud, y a épisodiquement séjourné, tout comme le général de Gaulle, lorsqu’il vint inaugurer le monument du plateau des Glières… Quant au Grand Hôtel du village, point de départ des excursions au château, il a accueilli Gide, Proust et même Walt Disney qui, sidéré par ce qu’il vit depuis sa fenêtre, s’en inspira pour le château féerique de La Belle au bois dormant. Le rêve, toujours…
Bernard, glorieux patron
Tout ici procède du merveilleux. Car son renom, la forteresse le tire tout d’abord de son saint patron, Bernard, le pacificateur des cols. Une légende au cuir dur en fait le fils de la maison, désireux dès le plus jeune âge de consacrer ses forces à Dieu, mais promis par ses parents à la riche héritière Madeleine de Miolans. Inébranlable dans son vœu, Bernard, la veille de ses noces, se serait jeté par la fenêtre de sa chambre dont les barreaux se seraient miraculeusement brisés, et, porté par les anges, aurait été conduit sans escale au col du Mont-Joux. Ayant chassé de là les Sarrasins comme les vestiges du paganisme, Bernard aurait bâti un premier hospice avec les pierres d’un temple jadis dédié à Jupiter.
Les historiens nous chantent un autre air, situant la vie du saint – attestée – un siècle plus tard, vers 1120-1181 ou 1186. Bernard, archidiacre d’Aoste, aurait effectivement été chargé de sécuriser les cols de Mont-Joux et de Colonne-Joux, clés des routes marchandes, et y aurait fondé, vers 1150, deux maisons : les actuels hospices du Grand et du Petit-Saint-Bernard. Peu après sa vaine intercession auprès de l’empereur Henri IV en marche contre le pape, Bernard serait mort à Novare – où repose l’essentiel de ses reliques – sans avoir jamais vu le donjon de Menthon.
Une famille en son nid d’aigle
La famille éponyme, elle, tient la place depuis près de mille ans. Elle ne revendique formellement l’ascendance du saint que depuis le XVe siècle. En revanche, elle n’a jamais, depuis les temps héroïques, cessé de pétrir et d’augmenter son nid d’aigle sur le promontoire de Menthon-Saint-Bernard. « Une tour sur le rocher », c’est d’ailleurs bien ce que signifie ce dérivatif du celte : « Menthon ». Du probable poste de guet des origines, la famille fit un donjon, auquel elle adjoignit une tour, celle des Armes, puis une autre, celle du Lac, que, progressivement, elle relia les unes aux autres.
Dès la Renaissance, divers aménagements domestiquent la forteresse, et au XVIIIe siècle, la façade s’ouvre largement sur les pentes qui dévalent vers le village et le lac. De cette dernière campagne datent la salle à manger et le grand salon, clairs et spacieux. Ce ne sont là qu’aménagements, rien de comparable à la transfiguration à laquelle est soumise l’antique place forte au tournant des XIXe et XXe siècles.
La folie de bâtir
En 1880, le château échoit à René de Menthon (1833-1917). Il a depuis vingt ans profondément remanié le domaine franc-comtois de Saint-Loup, qu’il tient de son épouse. Et ce dernier chantier l’a comme révélé à lui-même : bâtisseur insatiable, toujours avide de connaissances techniques. Il ne lui faut pas deux ans pour entreprendre à Menthon-Saint-Bernard un chantier colossal, à peine achevé lorsque la mort le saisit. Exhaussements, clôture de la cour, percements, aménagement de terrasses, de courtines, adjonction de tourelles, d’échauguettes, de bretèches, et tout cela avec force gargouilles et modillons : la « folie de bâtir » n’épargne pas un pan de muraille.
Le grand salon, aménagé une première fois dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fut repris par René de Menthon dans un style « néogothique savoyard ». La chambre de la comtesse, aménagée pour l’épouse de René de Menthon, est ornée d’un cycle de tapisseries des Flandres confectionnées au début du XVIIe siècle.
Les archives conservent la trace d’architectes locaux, de « directeurs de chantier », M.M. Fontaine ou David, mais le maître d’œuvre ne leur autorise guère d’initiative. Ainsi, les colombages de la cour intérieure ont-ils été inspirés à René par l’Alsace natale de sa mère bien-aimée. Et les architectes semblent n’avoir été que de simples exécuteurs avisés.
La tâche des lieutenants n’est pas mince pour autant. Le chantier n’emploie jamais moins de quatre tailleurs de pierre, deux maçons, trois manœuvres, deux menuisiers et autant de charpentiers. S’y ajoutent deux carriers attachés à la carrière ouverte à demeure pour le matériau courant, tandis que de lourds charrois attelés à quatre bœufs acheminent péniblement la pierre de taille et le marbre depuis le lac. Une scierie est également créée en 1885 sur le domaine, qui fonctionnera à plein durant dix ans.
La cuisine est dotée d’un passe-plat pour le moins original, puisqu’il fonctionne sur des rails et évolue dans un conduit de 15 mètres de long percé dans la roche. Marguerite de Menthon (1873- 1962), fille de René, dans le petit salon. Derrière elle, une « chancellerie » d’Aubusson. © Collection particulière
Ces ouvriers, dont les effectifs doublent parfois, il faut les nourrir, les loger, mais aussi contrôler leurs relations avec les domestiques, toutes tâches dont s’empare Geneviève des Acres de L’Aigle (1839-1901), l’épouse de René. Le berceau de famille, alors, semble une ville.
À peine le chantier est-il achevé que la merveille flambant neuve est ouverte à la visite. Le parc, les terrasses, la cour intérieure, puis quelques salles, dont la bibliothèque qui ne recèle pas moins de 12 000 volumes, dont 600 incunables… Au catalogue de celle-ci s’ajoutent encore une collection religieuse, un fonds d’érudition constitué au XIXe siècle, ainsi que le fonds de Foras réunissant, outre de multiples armoriaux, les archives des Richardot, une lignée de parlementaires franc-comtois.
Cette ouverture précoce au public n’a jamais entravé l’épanouissement d’une vie de famille. François de Menthon (1900-1984), petit-fils de René, notable résistant, ministre de la Justice de 1944 à 1946, procureur de la France au procès de Nuremberg, a longuement séjourné là avec les siens. Ce sont aujourd’hui ses neveux qui ont recueilli les clefs de la forteresse. Une convention signée avec les ministères de la Culture et des Finances a permis une transmission entre cousins exonérée de droits de mutation.
Une dispense légale
L’article 795 A du Code général des impôts dispose en effet que sont dispensés les immeubles classés que leur héritier ou donataire s’engage à ouvrir à la visite au moins quatre-vingts jours par an. Il en va de même des ensembles mobiliers qui y sont attachés, à condition que le propriétaire s’engage à les maintenir sur place et à les « présenter en permanence dans le circuit de visite ». De multiples aménagements sont prévus, notamment en cas d’organisation de manifestations culturelles sur le site concerné, le directeur régional des Affaires culturelles veillant au respect des termes de la convention.
Les agrandissements de la chapelle furent entrepris en 1907. Y contribuèrent les sculpteurs Grand-Gérard et Schanowski. La voûte en cul-de-four du chœur porte une fresque où figure saint Bernard terrassant le Mal, flanqué de saint Nicolas, patron des marchands, à l’intention desquels avaient été sécurisés les cols de Savoie. Voûte peinte de la chapelle du château. Au centre, le Christ, entouré de la Vierge et de saint Jean. À gauche de la Vierge : saint Bernard terrassant un démon, puis saint Nicolas et les trois enfants sauvés. À droite de saint Jean, on distingue l’évêque saint Véran de Cavaillon maîtrisant un dragon à ses pieds.
C’est précisément vers le développement d’un programme culturel et non plus vers la simple visite que s’orientent les nouveaux « patrons ». Et, c’est drôle, cette quête de nouveaux publics semble s’accorder naturellement à la vieille devise du lignage que l’on pourrait la chanter à tue-tête au chaland hésitant : « Partout Menthon, toujours Menthon. »
Vous aimerez aussi...
Alpes-de-Haute-Provence