À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, la région fut, dans le sillage de Gisors, le théâtre d’un renouveau architectural dont témoignent toujours quelque 170 églises et chapelles. À l’épanouissement du dernier grand style médiéval, le gothique flamboyant, succèdent les débuts puis l’affirmation de l’art de la Renaissance. Réceptif, par le biais de ses élites, aux influences parisiennes, le Vexin s’y illustra avec un éclat particulier.
Les données historiques, comme celles de l’histoire de l’art, permettent de saisir les mécanismes de la création artistique régionale. Comme le Val de Loire à la même époque, le Vexin a bénéficié de sa situation géographique, à mi-chemin entre Paris et Rouen, et de la proximité des grands domaines des princes de l’entourage royal, comme les Montmorency. En 1449, la région est entièrement libérée de l’occupant anglais, mais l’insécurité persiste jusque dans les années 1470, si bien qu’il faut attendre les deux dernières décennies du siècle pour voir le redressement de l’économie avoir un effet sur la reconstruction des campagnes. Malgré le poids de l’impôt, revers de la prospérité retrouvée, la région est alors en mesure de participer au grand mouvement de création architecturale. Mais ce mouvement n’aurait pas connu un tel essor sans le concours décisif des acteurs de la vie locale : la bourgeoisie, la noblesse terrienne et les communautés paroissiales.
DE GRANDS COMMANDITAIRES
L’étude qu’Étienne Hamon a récemment consacrée à l’église de Gisors a mis en lumière l’impact décisif de ces différentes catégories sociales sur la commande architecturale. Il constate notamment, pour l’époque flamboyante, le désengagement des clercs et la montée en puissance de la société civile, qui assure dorénavant la maîtrise d’ouvrage des chantiers religieux. Pierre Le Gendre, qui occupait la plus haute charge dans la hiérarchie des offices des finances, celle de trésorier de France, représente alors mieux que quiconque l’implication du milieu des grands officiers de la finance dans le paysage artistique contemporain. Comme ses pairs, il se fixa dans le Vexin français où, soucieux de placer au mieux les bénéfices de ses offices, il multiplia les acquisitions foncières et nobiliaires. Il les marqua de son empreinte en finançant des travaux d’embellissement ou des constructions ab novo.
Au château d’Alincourt, il fit bâtir un nouveau corps de logis en brique et pierre doté de poivrières, ainsi qu’une haute tour d’escalier ajourée, semblable à celles des châteaux princiers représentés dans les enluminures des Très Riches Heures du duc de Berry. Mais son mécénat artistique s’exerça essentiellement dans le domaine de l’architecture religieuse : la chapelle de Boisgeloup, près de Gisors, Saint-Gervais, Parnes, et surtout l’église de Magny ont bénéficié de ses largesses. Engagés vers 1500, les travaux de cette dernière, confiés à un maître maçon formé à Gisors, étaient bien avancés à la mort de Le Gendre, en 1525. Autre fait notable à mettre à son crédit, il fut à l’origine de la venue dans le Vexin de Georges d’Amboise, le principal conseiller de Louis XII. Sur son conseil, l’archevêque de Rouen, fin connaisseur de la Renaissance italienne, acheta la terre de Vigny, où il fit agrandir le château du XVe siècle. Ce chantier a très probablement été l’un des tout premiers foyers de l’italianisme du Vexin français.
Pierre Le Gendre, enfin, fut le modèle de nombreux notables de Gisors, au moment où ceux-ci entreprenaient la reconstruction de l’église Saint-Gervais. Ce monument majeur de la région est le produit du mécénat des membres de la chancellerie royale, également membres de la confrérie de l’Assomption. L’architecture de Saint-Gervais manifeste le souci de ces nouveaux promus de l’administration royale de montrer leur réussite sociale à travers des réalisations ostentatoires, où l’héraldique joue un rôle éminent. Les étroites relations entre la capitale et le Vexin favorisèrent la circulation des meilleurs architectes et, partant, la diffusion vers le nord-ouest de l’Ile-de-France d’un art de bâtir à la pointe de l’innovation. La haute qualité architecturale des églises édifiées au XVIe siècle dans l’orbite de Gisors ne doit donc rien au hasard.
Plus modestement, les communautés rurales ou la noblesse locale ont également participé à l’effort général de reconstruction et d’embellissement, si bien qu’il est bien difficile de visiter aujourd’hui une église dépourvue de tout apport flamboyant ou renaissant. Le groupe social le plus actif dans la commande artistique fut sans conteste la bourgeoisie, qui entendait manifester son accession à la noblesse à travers de prestigieuses commandes religieuses. Les initiatives individuelles ne sauraient toutefois occulter le rôle éminent des instances collectives, confréries, municipalités et fabriques, dans la maîtrise d’ouvrage des chantiers vexinois. Le déroulement du chantier flamboyant de Gisors, par exemple, est étroitement lié à la construction des chapelles fondées par les nombreuses confréries de la cité.
UN FOYER MAJEUR DE L’ART FLAMBOYANT
Le Vexin français offre un groupe homogène d’édifices originaux et représentatifs des grandes orientations de la France du Nord, de la fin du Moyen Âge à l’aube des Temps modernes. Ce « pays » constitue ainsi l’un des champs de recherche privilégiés à la base de la « redécouverte » de l’art flamboyant, sur lequel les préjugés négatifs ont longtemps pesé. L’adjectif flamboyant provient du dessin des remplages des roses et des fenêtres, formés de mouchettes et de soufflets qui, en se combinant, suggèrent l’image d’un grand brasier. Mais le style gothique des XVe et XVIe siècles ne se définit pas seulement en fonction de ses formes décoratives, aussi récurrentes et abondantes soient-elles.
Au contraire, les études menées ces dernières années montrent que la période flamboyante a été l’une des plus innovantes en termes de composition spatiale, en plan comme en volume. La place du Vexin français au sein du mouvement flamboyant peut s’évaluer à travers le rayonnement des deux pôles artistiques de la région, Pontoise et Gisors. Capitale du Vexin français, Pontoise fut l’un des principaux foyers du renouveau architectural régional, grâce au mécénat de la noblesse de robe, dont Pierre Le Gendre fut la figure dominante. La cité a toutefois perdu la plus grande partie de son patrimoine religieux flamboyant, à l’exception de Saint-Maclou. Dans cet édifice-charnière, les styles gothique et Renaissance se succèdent avant de fusionner dans une tentative de synthèse originale, qui fait toute la saveur de l’architecture religieuse de la première moitié du XVIe siècle en France.
L’ouest du Vexin concentre les réalisations flamboyantes les plus significatives, en particulier la zone de Gisors, où se distinguent une dizaine de chantiers, chronologiquement et stylistiquement homogènes. À Gisors même, les moyens engagés pour la reconstruction générale de l’église (1497-1548) rivalisent avec les campagnes flamboyantes des grandes cathédrales de Sens, Troyes ou Beauvais. Les plus grandes réussites de l’architecture flamboyante locale s’y trouvent réunies : le bras nord du transept et sa façade, la grande nef et ses collatéraux et la façade occidentale, trois réalisations faisant écho aux créations parisiennes et normandes contemporaines et rapidement adaptées sur les chantiers de la région.
L’influence de l’église de Gisors se manifeste notamment à travers deux édifices qui se distinguent par leur ampleur, Magny-en-Vexin et Chaumont-en-Vexin. L’église de Magny ne fut reconstruite que trois-quarts de siècle après avoir été dévastée par un incendie, en 1436. Son premier maître d’œuvre, Guillaume Le Maistre, est l’auteur du chevet, terminé à sa mort, en 1522-1523. Il s’agit du premier haut vaisseau construit dans le Vexin à l’époque flamboyante. Reflet de l’ambition du mécénat de Pierre Le Gendre, le monument témoigne aussi de l’art subtil de son architecte dont le trait principal est l’unification maximale des volumes intérieurs et extérieurs.
Saint-Jean-Baptiste de Chaumont est le plus important édifice flamboyant construit à l’ouest du Vexin français dans le sillage de Gisors ; le seul aussi à avoir été entièrement édifié ab novo dans la région. Même si l’édifice est désormais attribué à Nicolas Jouette, il trahit fortement l’influence de Robert Grappin, avec lequel Jouette collabora sur le chantier de Gisors. Le plan du chevet (doté d’un déambulatoire sans chapelles rayonnantes) et le parti de la façade à deux tours, exceptionnel pour une église paroissiale, ainsi que l’unité de l’espace intérieur aux volumes largement ouverts les uns sur les autres et le dessin de la façade nord du transept, confirment l’appartenance des deux hommes à une même communauté d’esprit.
L’originalité des églises de Gisors, de Magny et de Chaumont ne doit toutefois pas faire oublier ce qu’elles doivent à l’architecture religieuse parisienne de l’époque. L’élévation à deux niveaux et la pénétration des nervures, le traitement de la modénature en facettes et pans, l’utilisation de supports peu massifs, la sobriété du décor sculpté mettant en valeur la platitude de la surface murale caractérisent en effet les églises flamboyantes de la capitale, comme l’a démontré Hélène Bos.
Une autre source – plus inattendue – du flamboyant vexinois a été mise en évidence par Étienne Hamon : le gothique méridional. À Magny, par exemple, l’unification spatiale intérieure, la pénétration directe des ogives dans les supports, l’éclairage relativement faible, les fenêtres hautes à remplages simplifiés n’occupant pas toute la surface du mur sous le formeret et la bande murale aveugle entre les deux niveaux de l’élévation trahissent manifestement un retour à une conception murale du dernier quart du XIIIe siècle. Une conception commune au groupe d’édifices associés, à tort ou à raison, à la figure de l’architecte Jean Deschamps, que sont les cathédrales de Narbonne, de Clermont-Ferrand, de Limoges, de Rodez, de Toulouse, de Limoges et de Bordeaux. Passées dans le Berry et dans le Val de Loire au début du XVe siècle, ces formes ont finalement atteint l’Ile de-France à la fin du siècle.
LE NOUVEAU LANGAGE ALL’ANTICA
On a longtemps considéré que l’introduction du nouveau langage italien, issu des ordres antiques, avait sonné le glas du gothique, condamné à s’effacer face aux « progrès » de la modernité. Or, il apparaît aujourd’hui que cette vision ne rend aucunement compte de la réalité de l’évolution artistique du XVIe siècle, où l’apport des formes ultramontaines ne constitue que l’aspect le plus spectaculaire d’une transformation plus profonde, à laquelle d’autres sources ont apporté leur concours. La mise en scène spectaculaire des piliers du collatéral sud de la nef de Gisors offre de ce point de vue un témoignage éclatant de l’originalité du « gothique de la Renaissance », qui a fait l’objet d’un colloque scientifique au centre Chastel en 2007, à Paris, suivi d’une publication en 2011.
Le nouveau style à l’antique n’affecte d’abord que le décor architectural. Les vantaux du portail sud du transept de Gisors, décorés de candélabres, représentent le plus ancien témoignage régional. La proximité de la Normandie, le grand foyer de la première Renaissance en France du Nord, a joué un rôle déterminant dans la diffusion des nouveautés italiennes. Facilités par la propension au décor propre à l’architecture flamboyante, les motifs all’antica ne remettent pas en cause, dans un premier temps, son système formel : dauphins, médaillons et rinceaux qu’on voit prospérer dans les années 1520 constituent seulement un enrichissement du répertoire décoratif à la disposition des tailleurs de pierre.
Autour de 1530, ce processus évolue vers une assimilation mieux entendue des éléments décoratifs à l’antique. Le Parisien Jean Delamare donne aux chapiteaux de la nef de Saint-Maclou de Pontoise un caractère fortement antiquisant en réintroduisant dans l’architecture une forme – le chapiteau – qui était tombée en disgrâce au milieu du XIIIe siècle. Paradoxalement, la meilleure connaissance du nouveau langage s’accompagne d’un retour à la syntaxe de la tradition française. En témoigne le regain d’intérêt pour les dais et les couronnements ajourés – formes typiquement gothiques – qui prennent désormais l’aspect d’édicule en tempietto, comme on le voit, par exemple, au baptistère de l’église de Magny. Parallèlement, les formes purement flamboyantes restent d’actualité, y compris sur un chantier aussi prestigieux que la façade occidentale de Gisors où, vers 1543, le maître d’œuvre fait simultanément usage du vocabulaire gothique et à l’antique. On peut vraiment identifier dans le Vexin un style hybride propre à l’architecture religieuse de la Renaissance française.
À partir du milieu du siècle, la rupture avec la tradition médiévale est plus nette, avec un recours systématique au langage all’antica et l’abandon définitif des formes décoratives flamboyantes, dont subsiste l’esprit, à défaut de la lettre. Le dessin des piliers séparant les chapelles latérales de Saint-Maclou de Pontoise, savamment composé pour adapter le langage classique à la logique gothique, ou les riches couronnements extérieurs de l’église de Magny, dont la forme pyramidale garde le souvenir des gâbles gothiques, illustrent ce processus qui fait l’originalité de la période. Cet effort pour intégrer des éléments d’origines variées dans la structure encore gothique des édifices caractérise aussi la grosse tour de Gisors, œuvre inachevée de Robert Grappin (vers 1542-1548), dont l’élévation à ordres superposés évoque les compositions classiques de la façade du Louvre de Lescot ou le frontispice (détruit) du château d’Écouen.
L’église de Vétheuil semble résumer à elle seule l’évolution architecturale de la période : le style est d’abord entièrement gothique (transept) ; celui de la première Renaissance règne dans la première travée de la nef, où il le cède à celui de la Renaissance classique, qui triomphe au porche latéral et à la façade occidentale. Cependant, si la page du gothique est tournée du point de vue stylistique, la typologie des édifices reste traditionnelle : avant le début du XVIIe siècle, rares sont les constructions à l’antique, telle l’église inachevée de Jouy-sous-Thelle, dont le parti d’ensemble évoque en le simplifiant le plan triconque de la basilique Saint-Pierre de Rome de Michel-Ange.
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