Cinq ans après sa fermeture en 2015, ce haut-lieu de la cinéphilie parisienne voit enfin son chantier de restauration démarrer. Mais par un petit massacre. Le matin même du déconfinement, le 11 mai 2020, les voisins du 57 bis, rue de Babylone ont en effet assisté, impuissants, à l’abattage des arbres qui ornaient la cour-jardin de ce cinéma historique et insolite classé Monument historique. Retour sur son passé et sur un avenir qui s’annonce d’ores-et-déjà controversé.
Imaginé par l’architecte Alexandre Marcel (1860-1928) pour François-Émile Morin, directeur du Bon Marché, et sa femme, cet édifice datant de 1896 imite l’architecture des fameux temples bouddhistes aux toits évasés. Lieu de réception à l’origine, il est transformé en cinéma en 1931. Vitraux à l’effigie de samouraïs, bois laqué, idéogrammes, fresques et sculptures, à la Pagode tout doit évoquer ce japonisme qui fait fureur dans la capitale depuis les expositions universelles de la fin du Second Empire. Et même si parfois l’interprétation est très libre, la magie opère dans cette pagode hors du temps entourée de son petit jardin exotique.
Enfin, la magie opérait. Car il faut désormais parler au passé de cet écrin de verdure avec son immense Ginkgo, son marronnier et son hêtre pleureur qui ont été abattus il y a quelques semaines. Un « massacre inimaginable » pour l’association France Nature Environnement (FNE) qui a adressé une lettre ouverte au propriétaire ainsi qu’à l’État dénonçant un projet « aux antipodes du respect du site », dont la réalisation « promet de détruire le caractère féérique et miraculeux du lieu ».
Un bijou architectural et naturel mais aussi un vrai témoin historique du Paris cinéphile, de ses grandes figures et de ses révolutions. En commençant par des spectateurs aussi prestigieux que Luis Buñuel ou François Truffaut. Durant les années 70, la salle a été exploitée par Louis Malle, et la liste des avant-premières mythiques qui s’y sont déroulées est longue. Presque trop longue à dérouler pour un « vieux » cinéma qui a toujours su rester jeune en programmant les avant-gardes… Dans les années 60, on y défend la Nouvelle Vague, tandis que dans les années 70 c’est l’accueil d’un festival de cinéma homosexuel et la projection de films traitant de la guerre d’Algérie qui font scandale. Sans oublier les œuvres d’auteurs inconnues, improbables ou même interdites qu’on ne peut alors voir nulle part ailleurs.
Il n’y avait donc qu’un cinéphile pour oser racheter ce lieu emblématique et lui imaginer un avenir. Le nom de cet heureux nouveau propriétaire est Charles S. Cohen, un milliardaire américain producteur et distributeur de films indépendants, notamment français. Et qui s’est aussi fait remarquer en rachetant un réseau de salles de cinéma outre-Atlantique, dont l’une des plus emblématiques de New York, le Quad Cinema dans le quartier de Greenwich Village, modernisé et rouvert en avril 2017. Charles S. Cohen entend réitérer une telle démarche à la Pagode, où il annonce vouloir créer un « centre culturel et artistique au service du septième art » qui ne se contenterait pas de projeter des films mais aurait aussi une vocation de création, de formation, de recherche et d’innovation pour « toutes les filières et les communautés du cinéma ».
Le projet de rénovation et d’aménagement du bâtiment a été confié à une agence renommée, Loci Anima, qui vient notamment de doter le cinéma Gaumont – Les Fauvettes à Paris d’une nouvelle façade très moderne. Censé s’inspirer des plans originaux de 1896, le projet Pagode consistera d’abord dans la restauration de l’édifice et de ses décors, mais également dans l’aménagement d’un nouveau jardin « japonais ». La clôture à pilastres qui enserre l’ensemble est quant à elle vouée à disparaître au profit d’un pavillon d’accueil en verre et d’une grille.
Vue virtuelle de l’ensemble du site depuis la rue. L’actuel portail d’entrée donnant sur la rue, faisant pourtant partie des éléments protégés du cinéma, n’apparaît pas sur le projet. © Loci Anima & Gatier Vue virtuelle du jardin et du pavillon d’accueil de La Pagode, selon le projet conçu par l’agence Loci Anima. © Loci Anima & Gatier
Une « dénaturation » aux yeux de l’association FNE, convaincue que de telles interventions vont faire perdre son « effet de mystère » et son « harmonie » à l’édifice, déjà sérieusement entamé par la coupe des arbres majestueux de la cour. Le réaménagement du jardin provoque également la colère de l’association qui s’insurge, à raison, que cet espace de « pleine terre, ancien et authentique » soit transformé en « jardinière géante où l’on fera pousser des arbres sur une dalle de béton ».
Le bétonnage est en effet rendu indispensable par la construction en sous-sol de deux nouvelles salles de cinéma. Et il a emporté l’adhésion de la Direction régionale des affaires culturelles. Face aux accusations, le milliardaire s’est exprimé dans Le Figaro, le 31 mai 2020, espérant qu’on le « pardonnera » pour la coupe des arbres « quand la Pagode retrouvera sa splendeur ». Tandis que l’architecte en chef des monuments historiques de l’agence, Pierre-Antoine Gatier, se défend en invoquant la nécessité d’une « mise en lumière intérieure » fidèle au « concept fondateur » du monument.
Dans la tradition bouddhiste, une pagode est un lieu de culte construit pour abriter une relique. À Paris notre pagode semble en être devenue une elle-même : relique d’une certaine histoire du cinéma, d’une architecture unique et d’un art du jardin sans pot ni béton. Mythique c’est incontestable, mais les mythes peuvent s’évanouir, aussi sacrés soient-ils, y compris parfois pour de mauvaises raisons.
Pour retrouver l’atmosphère de la Pagode, visionnez ce petit documentaire signé Caroline Von Gimenez.