Un philosophe, une gestionnaire de site patrimonial et un président d’association de propriétaires de monuments historiques se sont réunis, le 18 juin 2020, autour d’une table ronde virtuelle pour évoquer un patrimoine encore sous le choc de la crise sanitaire – mais qui semble en avoir déjà tiré d’utiles leçons, plus convaincu que jamais de son rôle prééminent au sein la société. Ce qui ne tue pas rendrait-il vraiment plus fort ?
« Le paysage est une relation »
« Est-ce qu’en perdant la relation avec notre environnement nous ne sommes pas en train de perdre une part de nous-même ? » Tel a été le ton philosophique de l’entrée en matière de la table ronde organisée sur Zoom par l’agence de communication spécialisée en patrimoine Les Aèdes, le 18 juin 2020. L’objectif : confronter plusieurs regards pour analyser le patrimoine face à la crise sanitaire. Le premier à s’être exprimé a été le philosophe et historien Jean-Marc Besse, directeur de recherche au CNRS qui est revenu sur l’épisode du confinement, cette « coupure avec le monde », désormais derrière nous mais qui continue de l’inquiéter : « Il ne faut pas que cette distance sanitaire se traduise par une généralisation de la méfiance ! » Méfiance qu’il oppose à ces « lieux de ralliement » que sont le patrimoine et les paysages. En effet, pour lui, « un site patrimonial est d’abord un vecteur de lien ».
Approbation immédiate autour de la table : Claire Augrandjean, présidente du centre d’animation du château de Gratot en Normandie, y voit même un véritable antidote : « Un retour aux sources, aux fondamentaux : c’est tout ce dont nous avons besoin en ce moment ! » Olivier de Lorgeril, président de l’association La Demeure historique et porte-parole de ce grand réseau de propriétaires privés de sites historiques a partout constaté « l’envie de ressortir et de se croiser » des gens, dès le déconfinement. Un lien social bien sûr, mais également un lien territorial termine le philosophe, qu’il faut penser comme un « élément important de son développement ».
« Une seconde crise est en cours »
« Il y a eu de nombreuses crises sanitaires au cours de l’histoire, mais on s’est toujours relevé ! » s’est amusé Olivier de Lorgeril. Une lecture historique et optimiste qui ne l’empêche pas de rester réaliste sur la situation : « Les crises passent, le patrimoine reste, mais les problèmes qui vont avec aussi ! » Selon lui, ce coup d’arrêt brutal de l’activité des sites ouverts au public pourrait donner lieu à une seconde crise. « Une crise de la solvabilité » précise-t-il, en faisant allusion aux lourdes charges qui continuent de tomber alors que les visites, les hébergements et les évènements qui renflouent d’ordinaire les caisses sont annulés.
« La crise a révélé que le tourisme est vital pour les opérateurs du patrimoine, les monuments et les jardins historiques privés doivent donc bénéficier du même plan de relance que le tourisme ! » réclame sans ambages le président de La Demeure historique en faisant allusion aux mesures de soutien mises en place par l’État pour les entreprises du tourisme. Une aide dont dépendent directement des « milliers d’emploi » précise ce militant de la cause patrimoniale qui multiplie les initiatives dans l’espoir de provoquer « une vraie conscience au niveau politique ».
« Une mobilisation immédiate et très agile »
« Cette crise a aussi fait émerger de nouveaux acteurs » estime Claire Augrandjean, forte de son expérience des derniers mois. Cette dernière a d’abord tenu à saluer la mobilisation immédiate qui a été celle des acteurs du patrimoine, à commencer par Stéphane Bern. « Il nous a donné une voix », reconnaît-elle volontiers. Sans oublier quantité de militants passionnés, à l’instar de Julien Marquis et son hashtag #CetÉtéJeVisiteLaFrance, lancé par le collectif d’entrepreneurs Patrimoine 2.0. Un « phénomène start-up » qui selon Claire Augrandjean a généré un vrai mouvement, très encourageant pour la suite. La crise sanitaire et le confinement ont par ailleurs provoqué un formidable « essor des outils digitaux et de la communication en ligne », auquel le château de Gratot n’a pas échappé. Celui-ci s’est notamment illustré en proposant des expositions virtuelles d’artistes contemporains qui auraient dû être exposés dans l’enceinte du château normand à cette période. « On voulait leur permettre malgré tout d’avoir un lien avec leur public » explique la directrice de ce centre d’animation, avant de conclure sur une note positive : « Ces actions renforcent et consolident notre écosystème et font monter en puissance des nouveaux acteurs. »
« Soyons prudents mais soyons audacieux »
« Il existe des expériences virtuelles fantastiques mais rien ne remplacera jamais la présence au lieu et l’expérience immersive. » Olivier de Lorgeril le crie haut et fort : il faut retourner au contact du territoire et de son patrimoine, ranimer ce lien. Et il incite les acteurs culturels à faire preuve d’audace : « Nous avons des responsabilités en termes de sécurité, mais redonnons de la confiance, car c’est notre vie de tous les jours qui est en jeu ! » Et malgré les coups durs, « ça va être une année blanche, et on l’assume » renchérit Claire Augrandjean, dont la volonté reste intacte : « Ouvrir au maximum ! » En espérant aussi accueillir un nouveau public en plus de celui de la région : « Ils vont venir on en est certain… »
Portrait de groupe des bénévoles du centre d’animation du château de Gratot, créé il y a plus de cinquante ans par Jean-Pierre Tiphaigne et Joëlle Augrandjean. © Centre d’animation du château de Gratot L’assocation du château de Gratot (Manche) propose chaque été différentes animations. Début août, l’opération « À propos de jardin » réunit pendant deux jours une cinquantaine d’exposants (pépiniéristes, artistes, outils et mobilier de jardin…) venus partager leurs savoir-faire. © Centre d’animation du château de Gratot
Et il le faut car de la fréquentation dépend les possibilités d’entretien, et donc de sauvegarde, du château… « mais aussi l’écosystème des métiers d’art » tient-elle à préciser. Elle aussi milite pour une aide gouvernementale à la relance, en précisant que le château de Gratot est un lieu privé, entretenu par des fonds privés. « Privé oui, mais dont le rôle en tant que site historique est d’être inscrit dans la vie de la société. On se positionne en tant que dépositaire plutôt que propriétaire, car il doit bénéficier à tous. » Un paradoxe que vivent tous les propriétaires de monuments historiques fait remarquer Jean-Marc Besse qui tient à ajouter sa contribution philosophique : « Le site dont on est propriétaire n’est pas totalement disponible… Cela peut nous apprendre que tout n’est pas à totale disposition ! »
« L’entretien est un soin »
Le débat s’est achevé autour d’une dernière question, et non des moindres : le patrimoine peut-il répondre aux défis de l’avenir ? « C’était vrai avant la crise et j’espère que ce sera vrai demain ! » répond Claire Augrandjean avant de céder la parole au philosophe. « Je ne sais pas s’il peut aider mais en tout cas il peut éclairer ! » Revenant ensuite sur la notion d’entretien, « au sens noble et fort », évoquée à plusieurs reprises au cours des échanges. Une action qui exige d’après Jean-Marc Besse de « se mettre à l’écoute et au service de ce que l’on est en train d’entretenir ». Alors pour l’intellectuel, l’analogie est évidente : « Cela rejoint directement la notion de soin, or le soin est un humanisme ! ». À bon entendeur…