Malgré une longue période d’abandon qui l’a marqué, le domaine de Méréville, au sud-ouest d’Étampes, reste l’un des exemples les plus aboutis de l’art des jardins anglo-chinois aménagés en France durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Inspiré des traités de jardin en vogue à l’époque précédant la Révolution, Méréville a été conçu à l’échelle du paysage tout entier, selon l’esthétique du pittoresque et du sublime.
Fils d’un négociant bayonnais, son commanditaire, Jean-Joseph de Laborde, est né en Espagne. Tout à la fois négociant, financier, armateur et exploitant colonial, il sera également banquier de la cour de Louis XV et fermier général. Ayant accumulé une immense fortune, il s’investit, dès 1764, dans un premier projet de jardin à La Ferté-Vidame, domaine acquis auprès des descendants de Saint-Simon. Il entreprend d’y faire aménager l’un des plus grands jardins réguliers de son temps. En 1784, cependant, il est contraint de se défaire du domaine au profit du duc de Penthièvre, car ce dernier l’avait exigé en contrepartie de la cession à son cousin Louis XVI du château de Rambouillet, que le roi voulait offrir à son épouse Marie-Antoinette. Désirant retrouver rapidement un lieu où il pourrait créer un nouveau jardin, Laborde acquiert le château de Méréville en octobre 1784.
À la mode anglo-chinoise
Laborde est bien informé du renouveau stylistique complet qui s’est opéré dans l’art des jardins, en Angleterre d’abord et depuis une vingtaine d’années en France. Le choix du site de Méréville n’est d’ailleurs pas anodin. Le potentiel scénographique que sa situation géographique et topographique offre pour y aménager un jardin pittoresque est en tout point exemplaire.
La Juine au cœur de la grande prairie avec, en son centre, l’île Natalie, desservie par deux ponts. Les ouvrages actuels datent du XIXe siècle. Le château, agrandi et modernisé par l’architecte Barré pour le compte de Laborde, est lui-même traité comme une fabrique. Il est le point focal de nombreux points de vue du jardin.
Il s’agit en effet d’une immense propriété, comportant une ancienne forteresse médiévale réaménagée ainsi que plusieurs moulins permettant de s’assurer des droits nécessaires à l’aménagement d’effets d’eau. Entouré de toute part par les coteaux du plateau de Beauce qui forment un amphithéâtre naturel, le château, construit sur une sorte de promontoire central, domine une vallée très marécageuse où coule la Juine, une rivière paisible au cours rectiligne.
À peine en possession des lieux, Laborde entreprend de remanier intégralement le paysage. Il fait remodeler les collines, non seulement pour ménager des effets de terrain mais aussi pour trouver des matériaux de drainage et de remblai. Il s’attache notamment à effacer les terrassements du précédent jardin régulier. Les prairies de tourbe marécageuses du fond de la vallée sont asséchées et la rivière, détournée, adopte une forme serpentine, tandis que sont créés des plans d’eau et des cascades. Le maître des lieux, enfin, fait rapporter d’innombrables et volumineux blocs de roche pour créer un ensemble magistral de grottes et d’enrochements. Ce faisant, il s’attire les plaintes des paysans dont les chariots réquisitionnés voient leurs essieux céder sous le poids des fardeaux à transporter.
Il a fallu détourner le cours naturel de la Juine pour créer cette rivière sinueuse, que l’on a plaisir à admirer depuis la terrasse du château. Au fond, l’île, sur laquelle ont été plantés, entre autres, des tulipiers de Virginie, espèce d’acclimatation récente à l’époque. L’île a été baptisée en l’honneur de Natalie de Laborde, future duchesse de Mouchy, chère au cœur de Chateaubriand.
Pour réaliser ces travaux titanesques, Laborde fait appel à l’architecte François-Joseph Bélanger, qui a notamment réalisé, en 1778, pour le comte d’Artois, le pavillon de Bagatelle, et à la même époque la folie Saint-James, à Neuilly. Ayant à son actif trois voyages en Angleterre pour y étudier les jardins, Bélanger est en pleine possession des références et des modèles qui vont lui servir à composer Méréville selon les aspirations de son commanditaire et ses propres ambitions.
Le plan qu’il propose s’inscrit dans l’esthétique des jardins anglo-chinois, avec des chemins aux tracés sinueux, des rivières méandrées formant un entrelacs d’îlots constituant une succession de scènes dans lesquelles pourront être installées des fabriques. L’ensemble de la composition est renforcé par la végétation disposée en massifs et bosquets destinés à créer des effets de profondeur de champ. L’eau, présente dans tous ses « états » (rivières, lacs, cascades…) est un des éléments fondateurs de la composition. La mise en scène du parc fait en outre la part belle à la promenade, matérialisée par d’innombrables allées de « cailles » (des calades réalisées avec des petits galets de rivière issus d’une carrière géologique en aval sur la Juine), aux ponts, très nombreux et très travaillés et aux fabriques.
La façade de la laiterie du domaine de Méréville, remontée en 1896 dans le parc de Jeurre, à Morigny-Champigny (Essonne). © Alain Cassaigne Les vestiges de la salle de fraîcheur de la laiterie et du système de fontainerie (bassin, canaux). Les parois des grottes de la laiterie avaient été ornées de pigments par un peintre de roches.
Mais Bélanger ne saura pas gagner la confiance de l’édile. La mésentente entre les deux hommes conduira Laborde à le congédier en 1786. Il fera alors appel à Hubert Robert qui a notamment réalisé le bosquet des Bains d’Apollon à Versailles et la laiterie de la Reine à Rambouillet. Ce dernier s’inscrit d’abord dans la ligne directrice de Bélanger. Il s’attache notamment à finaliser l’ensemble des scènes liées à l’eau et aux rochers, parachevant ainsi de manière magistrale la scène de la grande cascade. Il apporte néanmoins des éléments plus directement inspirés de son séjour en Italie, avec l’installation du pont rustique et du temple de la Piété filiale, qui devait abriter une statue de Natalie, fille de Laborde, réalisée par Pajou. Il évoque également l’admiration de Laborde pour les grands explorateurs avec l’installation du cénotaphe de Cook dans un endroit du jardin plus isolé et plus intime.
Susciter l’émotion
En 1793, Laborde est arrêté. Il sera guillotiné l’année suivante. Saisi puis restitué à sa veuve qui sera contrainte de le vendre, le domaine connaît ensuite une succession de propriétaires et un démantèlement progressif. Hormis la période (1824-1843) où elle appartient au comte de Saint-Roman, qui reprend les travaux et crée de nouvelles fabriques comme la ferme suisse, la propriété, en sommeil, se réduit peu à peu au grand parc. Morcelé, privé de ses fabriques principales, Méréville demeure cependant un témoin majeur des jardins pittoresques de la fin du XVIIIe siècle.
Les jardins pittoresques sont créés pour susciter des émotions. Toute leur composition et leur organisation doivent répondre à cet impératif de théâtralisation et de mise en scène des parcours. L’objectif est de créer des effets de surprise. Pour ce faire, toutes les allées sont sinueuses et la disposition des éléments dans le jardin permet de les faire apparaître et disparaître successivement lors d’un parcours. Des appels visuels sont ménagés aux carrefours des chemins. Ainsi, par exemple, dès l’arrivée dans le jardin par la porte de Paris, deux chemins s’offrent aux visiteurs. L’un, dans la lumière, permet de rejoindre le château, alors même que celui-ci n’est pas visible depuis l’entrée mais laisse apercevoir sa silhouette de loin quand on emprunte la gorge de l’arrivée ménagée dans le coteau calcaire. L’autre chemin, celui de l’ombre, à travers bois, permet d’accéder au temple de la Piété filiale par le coteau. Différentes ambiances s’offrent ainsi au promeneur.
Les effets sonores jouent également un rôle très important dans l’appréhension du jardin. L’eau, notamment, est un élément fondamental. On peut ainsi apercevoir la cascade du pont des Roches depuis la terrasse du château mais dès que l’on emprunte un chemin pour tenter de la rejoindre, elle disparaît derrière la végétation. Seul son « fracas » est audible et peut guider jusqu’à elle.
On peut véritablement parler d’effet théâtral au milieu de la déambulation. La promenade est faite pour amener le visiteur à passer d’une émotion à une autre, d’autant plus intensément que les transitions entre les scènes sont abruptes et rapides. La scène de la grande cascade en est une démonstration éloquente. On l’approche sans la voir. Seul le bruit de l’eau révèle sa présence. Le promeneur est invité à s’avancer vers la scène par un cheminement à travers un passage rocheux qui l’amène à choisir entre un promontoire au-dessus du vide et un petit chemin vertigineux conduisant aux grottes.
Interpréter les traces
Méréville a été conçu comme une sorte de palimpseste : une nature que l’on a effacée pour mieux la recomposer et la mettre en scène. Mais cette nature a repris ses droits. La diversité des espèces plantées s’est amenuisée. La rivière, dessinée large et majestueuse, emprunte un cours désormais réduit et risque de disparaître dans la prairie. Les lacs s’envasent. Les cônes de vues, si précieux pour se jouer des sensations du visiteur et lui ménager des effets de surprise, s’obstruent. Faute de soin, tout jardin a tendance naturellement à se refermer, à s’appauvrir en diversité végétale puis à disparaître sous l’effet de la sélection naturelle des espèces et du temps qui passe.
Détail d’une des façades du moulin du pont. Celui-ci, qui existait déjà lors de l’achat du domaine, fut déplacé à quelques mètres du moulin d’origine pour devenir une fabrique, installée sur un bras de dérivation de la Juine créé à cet effet. Le décor des murs est composé de laitier, résidu de fonderie de couleur bleue, de meulière et de poudingue. La colonne rostrale dessinée par Hubert Robert fait partie des cinq fabriques de Méréville acquises par le comte de Saint-Léon pour son parc de Jeurre. Elles y sont toujours visibles.
Malgré les outrages du temps, le domaine a conservé ses structures d’origine. Le jardin tel que l’ont voulu ses concepteurs peut encore se lire dans le paysage, à condition toutefois de savoir l’interpréter. On se rend compte, en effet, que certaines clefs manquent aux visiteurs contemporains pour percevoir la complexité de ce jardin aux multiples niveaux de lecture. Comment montrer Méréville aujourd’hui ? Comment intervenir dans un tel site pour le rendre accessible et compréhensible au plus grand nombre sans en rompre le charme ? Comment concilier son extrême fragilité et une ouverture aux visiteurs ? Comment sécuriser les lieux sans dénaturer la mise en scène du sublime ? Comment donner à voir le jardin tout en assurant sa préservation ? Faut-il restituer les fabriques disparues ou bien simplement les évoquer ? S’appuyer sur les nouvelles technologies ? Faire appel à l’imaginaire des visiteurs et faire le pari de leur capacité à se projeter ?
Toutes ces questions sont essentielles avant toute intervention dans un tel site, et doivent être débattues au sein d’une communauté scientifique pluridisciplinaire. Au-delà des problématiques d’entretien et de restauration du jardin, il faut avant tout réfléchir à l’usage des lieux et aux objectifs de leur restauration. On parle ici de la différence entre la valeur d’existence du patrimoine et sa valeur d’usage. Tout projet qui viserait à donner une nouvelle destination à des lieux patrimoniaux, surtout lorsqu’il s’agit d’un patrimoine aussi précieux et fragile que le jardin de Méréville – que ce projet soit purement lié à la préservation et à la monstration de ce patrimoine ou bien qu’il revête une dimension plus utilitaire voire à visée économique – doit par conséquent tenir compte de cet enjeu majeur de la préservation. Il s’agit de faire vivre le monument sans que ses usages contemporains ne risquent de l’altérer. Un équilibre subtil qui reste encore à définir…