Malgré ses limites, la convention du Patrimoine mondial reste un des plus beaux succès de l’Unesco. Depuis plus de 40 ans, l’organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture distingue des sites et des pratiques culturelles remarquables partout sur la planète. Plus d’un millier ont déjà été répertoriés, dont certains en péril et identifiés comme tels. Et les candidats sont chaque année plus nombreux à postuler… Retour sur la création du concept de patrimoine mondial, sur le sens et la valeur attachés à la prestigieuse liste de l’Unesco en 2020. À l’heure du tourisme de masse, du réchauffement climatique et de la pandémie de coronavirus.
Pour la première fois de son histoire, le comité du patrimoine mondial de l’Unesco ne se réunira sans doute pas cette année pour inscrire de nouveaux biens culturels et naturels sur sa célèbre liste. Il a en effet dû reporter sine die la session initialement prévue à Fuzhou, en Chine, du 29 juin au 9 juillet 2020, pour cause de pandémie. Mauvaise nouvelle pour le phare de Cordouan, dont le dossier déposé par la France l’an dernier devait être examiné, ainsi que celui de Vichy, présenté par la République Tchèque avec d’autres villes d’eau d’Europe.
Par ailleurs, 90% des 1 121 sites de la liste planétaire ont été fermés, avec des conséquences parfois dramatiques sur l’économie locale et les travaux de restauration. Mais Mechtild Rössler, la directrice du centre du patrimoine mondial, a tout de même eu une source de satisfaction : après cinq ans de discussions, un accord a été trouvé en juin avec BP pour que la firme, s’engage – après Shell, Total, et Tullow Oil – à ne pas entreprendre de nouvelles activités d’exploration et d’exploitation de pétrole et de gaz dans les sites inscrits. L’Unesco s’efforce en effet de convaincre que désormais, le patrimoine mondial ne doit pas être l’affaire des seuls États, à grand renfort de partenariats avec le secteur privé, de coopération avec les scientifiques et d’engagement de la société civile.
À l’heure où plus de la moitié des 213 sites naturels de la liste du patrimoine mondial sont menacés par le réchauffement climatique, que les deux tiers des parcs africains figurent sur la liste des 53 sites du patrimoine mondial en péril à cause des guerres et du braconnage ; alors que des lieux emblématiques comme Angkor (Cambodge) ou le Machu Picchu (Pérou) sont submergés par la déferlante touristique, et que l’Unesco n’a réussi à protéger des conflits ni les bouddhas de Bamiyan en Afghanistan, ni Palmyre en Syrie ou Sana’a au Yémen, le comité du patrimoine mondial est obligé de tirer le signal d’alarme. Il faut dire que depuis les premières inscriptions, il y a un peu plus de 40 ans, la liste s’est considérablement allongée. Surveiller tous ces biens, anticiper les désastres, panser les plaies, réparer les destructions, est un travail de titan.
Les États ont véritablement pris conscience qu’une action internationale était indispensable pour protéger le patrimoine au moment de la construction du barrage d’Assouan en 1960. De nombreux vestiges antiques de Nubie allaient alors être engloutis par les eaux. L’Unesco a réussi à lancer une campagne internationale de sauvetage d’un montant de 80 millions de dollars, pour préserver une grande partie de ces vestiges, dont le temple d’Abou Simbel. La charte de Venise, qui définit pour la première fois des normes communes de conservation et de restauration est adoptée en 1964, lors du deuxième congrès international des architectes et techniciens des monuments historiques. Quelques mois plus tard, la cité des doges connaissait une acqua alta catastrophique. Pour se relever, Venise a eu besoin d’experts et de financements que l’État italien était incapable de réunir seul. L’Unesco a alors orchestré une mobilisation mondiale pour sa sauvegarde et de longue haleine : cette campagne de préservation est en effet encore loin d’être terminée !
L’année suivante, l’Icomos (International Council on Monuments and Sites) voit le jour. Portée par ces événements, l’Unesco adopte en 1972 la convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel. Son objectif est d’identifier l’ensemble des biens culturels et naturels dignes de figurer au patrimoine de l’humanité, et pour la sauvegarde desquels, une coopération internationale est nécessaire. L’idée est que les États parties doivent chacun dresser une liste nationale des sites à préserver dans lesquelles l’Unesco piochera au fil des ans ceux que le Comité inscrira. En reconnaissant la valeur exceptionnelle d’un site, les États parties s’engagent « à le préserver et à s’efforcer de trouver des solutions pour le protéger ».
Une liste des sites dits « en péril » est en outre dressée, pour lesquels le comité du patrimoine mondial peut prendre des dispositions immédiates et puiser au besoin dans un fonds, alimenté à la fois par les États parties et par l’institution elle-même. En 1975, 25 pays, dont la France, avaient déjà ratifié la convention, les premières inscriptions ayant été effectives en 1978. « Au début, on a inscrit le collier de perle du patrimoine français, comme dit joliment Olivier Poisson, chargé pendant vingt ans des dossiers d’inscription français au ministère de la Culture. Mais, d’emblée, on a inscrit le paysage avec le monument : le Mont-Saint-Michel et sa baie, Vézelay et sa colline… »
Vingt ans plus tard, en jetant un coup d’œil sur la liste, il est facile de constater qu’elle est fort déséquilibrée. Trois pays sont parfaitement représentés, et ce depuis le départ : l’Italie, la France et l’Espagne. Les pays du Sud, et surtout l’Afrique, sont en revanche les grands absents – alors même que leurs structures nationales, plus fragiles, leur permettent mal de protéger leurs richesses culturelles et naturelles. Pour remédier à ce déséquilibre, le comité du patrimoine mondial a intégré dans ses critères de sélection la notion de « structures paysagères ». Une notion qui permet de ne plus s’intéresser qu’au seul édifice mais également aux traces laissés par les savoir-faire humains dans le paysage. La notion de patrimoine s’en trouve considérablement élargie.
Ont ainsi pu être inscrits sur la liste du patrimoine mondial les rizières étagées des Philippines, les paysages culturel du café de Colombie, ceux de chasse à courre de Zélande du Nord au Danemark, ou, en France, le bassin minier du Nord-Pas de Calais et les paysages de l’agropastoralisme méditerranéen des Causses et des Cévennes. Ce qui aurait été impensable dans les années 1970. « Le patrimoine mondial parle de la trajectoire du monde » précise Philippe Poisson. En France, par exemple, cette trajectoire passe « par la grotte Chauvet, les cathédrales, et aussi les mines de charbon dans lesquelles les ouvriers mourraient de silicose à 60 ans… »
Lavogne (petite dépression pavée de pierres calcaires servant à collecter l’eau de pluie) près de Mas-Saint-Chély (Lozère), sur le Causse Méjean. © Entente interdépartementale des Causses et Cévennes La fosse N°9-9bis, avec le terril 110 et la cité-jardins De Clerq (dont on aperçoit les maisons à l’arrière-plan), fait partie des cinq grands sites miniers du Nord-Pas-de-Calais distingués par l’Unesco. © Bernard Galéron/VMF
La convention du patrimoine mondial est peut-être le plus bel outil de l’Unesco, parce qu’elle permet d’agir de manière concrète : elle constitue en effet un puissant levier pour rassembler des fonds. Grâce à l’intervention du comité, le gouvernement grec a ainsi renoncé à construire une usine d’aluminium juste à côté du site archéologique de Delphes. Un projet de détournement de la rivière Rapti au Népal qui aurait menacé la survie des rhinocéros à corne du parc national de Chitwan a été abandonné, de même que l’agrandissement d’une usine de production de sel dans la baie d’El Vizcaino au Mexique, le dernier lagon intact où la baleine grise du Pacifique vient se reproduire. L’Unesco a en outre apporté une aide technique et financière au gouvernement croate pour qu’il restaure les cloîtres, les palais et les toitures de la vieille ville de Dubrovnik, après la guerre des Balkans, en 1991.
Mais la plus spectaculaire des restaurations réalisées sous l’égide de l’Unesco reste le site d’Angkor, au Cambodge. Grâce à son inscription en 1992, après les accords de Paris sur le Cambodge et à la demande de Norodom Sihanouk, la vieille cité de l’Empire khmer, plus grand site archéologique de la planète (400 km2), a été sauvée. Comme toujours lorsque l’Unesco intervient après un conflit, un comité international pour la conservation et le développement du site historique, le CIC-Angkor a été créé dès 2013, sous tutelle de l’Unesco et co-présidé par la France et le Japon. Il est appuyé par le gouvernement cambodgien et l’Apsara (Autorité pour la protection du site et l’aménagement de la région d’Angkor).
Pendant vingt ans, les experts de l’Unesco n’ont pas ménagé leur peine, revenant deux fois par an pour suivre les 150 projets de restauration et de développement durable : 500 millions de dollars ont été investis par 20 pays et 30 institutions internationales ! Aujourd’hui, Angkor est devenu un haut lieu du tourisme de masse : les Chinois en ont fait leur Venise à eux… En 2017, il y avait déjà un million de visiteurs, l’an dernier 2,5 millions et, si la pandémie n’a pas brisé définitivement cette dynamique, le flot pourrait atteindre 10 millions en 2025.
On touche ainsi à l’une des limites du succès de la convention. « À force d’avoir des millions de gens qui prennent les mêmes chemins, et fréquentent les temples, les pierres de grès, très friables, se détériorent, explique un expert cambodgien de l’Unesco. Les temples étaient construits pour les seuls prêtres. Ce sont surtout ceux d’Angkor Vat, le Bayon et le Ta Prohm, où se concentrent le plus de touristes, qui sont menacés. Et les quelque 120 000 habitants des 112 villages situés dans le parc archéologique restent à l’écart des retombées touristiques. Pour que leurs maisons soient conformes aux normes de l’Unesco, elles gardent un confort très sommaire. Les habitants doivent se conformer aux règles édictées sinon ils sont déplacés. »
À Angkor, le développement profite à la ville voisine de Siem Reap qui possède plus de 500 hôtels, dont plusieurs de plus de 1 000 chambres avec piscines et écrans vidéo géants qui braillent toute la journée. L’approvisionnement en eau devient problématique, les constructions anarchiques se multiplient. Là, comme ailleurs, il devient urgent de réguler le tourisme, à moins donc que les virus ne s’en chargent définitivement… L’Unesco est conscient du problème. La pression touristique et environnementale doit être prise en compte dans les plans de gestion qui doivent obligatoirement figurer dans les dossiers de candidature.
« Il est faux de dire qu’aujourd’hui, les candidats cherchent à inscrire un bien pour les retombées touristiques, argumente Chloé Campo, la déléguée générale de l’Association des biens français du patrimoine mondial. Elles ne sont qu’une partie de la motivation. Depuis 2010, il faut préparer un dossier d’inscription très complet et exigeant, avec un aspect social et environnemental. C’est long, cela demande un travail énorme et les candidats ne sont pas certains d’y arriver car chaque État ne peut désormais présenter qu’une seule candidature par an. Celle de la chaîne des Puys a été refusée deux fois avant d’être acceptée ! Le dossier de Nice a nécessité huit ans de préparation sous la direction de l’ancien ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon. Mais tous les élus sont unanimes pour dire que la constitution de ces dossiers permet de faire travailler les gens ensemble. La candidature du Val de Loire, par exemple, a donné un enjeu commun à deux régions, quatre départements et 160 collectivités ! »
Yves-Jean Bignon, maire-adjoint de Vichy, responsable de la candidature de cette dernière, ne sait pas quand la candidature transnationale de onze villes d’eau d’Europe, portée par la République tchèque sera finalement étudiée puisque le comité n’a pas pu se réunir. Mais il a été impressionné par le sérieux et l’exigence des experts de l’Icomos qui sont venus à Vichy. « Il y avait eu une première réunion à Baden-Baden en 2010, précise-t-il, et Vichy avait été choisie en 2013 pour rejoindre la candidature parmi sept villes d’eau françaises. Les critères de l’Unesco pour préserver l’authenticité et l’intégrité des sites sont plus exigeants que ceux des Sites Patrimoniaux Remarquables du ministère de la Culture. Pas question de détruire un immeuble en le laissant dépérir et en prenant un arrêté de péril ! On nous a aussi suggéré d’essayer d’obtenir le label Jardin remarquable pour nos parcs, ce qui nous hisse encore à un niveau d’exigence supplémentaire. Les experts de l’Unesco passeront régulièrement pour vérifier les lieux. » Et, en attendant l’inscription, sans doute en 2021, les vichyssois ont déjà été incités, si besoin avec des aides financières, à embellir la ville en restaurant leurs façades, en les peignant avec des enduits à la chaux !