Lors de la Journée internationale des musées, le 18 mai 2020, 90 % d’entre eux étaient fermés, pandémie de coronavirus oblige. Une situation inédite qui a incité les institutions culturelles à rivaliser de créativité pour maintenir le lien avec les publics. Le numérique est alors venu au secours des amateurs de patrimoine en leur proposant des « visites virtuelles ». Un dispositif qui n’est pas nouveau mais qui aura connu son véritable envol durant le confinement du printemps 2020.
Fort de son indéniable succès, le concept de « visite virtuelle » mérite pourtant d’être interrogé sur sa raison d’être et sa finalité : consolation pour les passionnés d’art et de patrimoine, outil de préparation de ses futures sorties, ou préfiguration de ce que seront nos pratiques culturelles ?
Dès la confirmation du confinement, les médias se sont empressés de relayer l’abondance de propositions visant à nous donner l’impression que la culture « s’invitait chez nous ». Pour nous faire passer intelligemment ces semaines d’assignation à domicile, les institutions les plus prestigieuses nous ont ouvert les trésors de leurs collections et les musées ont multiplié leur offre en ligne. Parmi ces contenus, les visites virtuelles, ou la promesse de découvrir le monde entier, ou presque, de son canapé, entre deux séquences de télétravail ou d’école à la maison…
À l’heure des retrouvailles avec les lieux de culture, et face à la tendance générale à la digitalisation du savoir, on peut toutefois se demander ce que la privation physique et la profusion virtuelle ont changé dans notre rapport aux œuvres d’art et aux monuments. Notre connaissance du patrimoine de demain sera-t-elle avant tout numérique ?
Le monde au bout de sa souris
Les visites virtuelles ont émergé dans les années 2010, le pionnier étant, dans ce domaine aussi, Google, avec son service de navigation Street View mis au point en 2007. Les prestataires se sont depuis lors multipliés pour répondre à la forte demande des agences immobilières, de l’hôtellerie et même d’entreprises ou d’établissements scolaires séduits par le procédé de visite numérique à distance, à même de remplacer judicieusement les « portes ouvertes ».
Les grandes institutions culturelles s’en sont tout naturellement emparées à leur tour, il y a quelques années, à l’instar des musées du Vatican, du British Museum ou encore du château de Versailles. Le Grand Palais a pour sa part décidé d’inaugurer son exposition événement Pompéi à la date prévue, le 25 mars 2020… exclusivement en numérique, en attendant la réouverture du musée. De nombreux monuments de taille plus modeste ont également adopté ce mode de visite. Pour n’en citer que quelques-uns : la Grande Forge de Buffon (Côte-d’Or), le château de la Mothe à Vicq (Allier) ou encore le musée de l’ancienne piscine Art déco de Roubaix (Nord).
Mais qu’entend-t-on exactement par « visites virtuelles » ? Le terme recouvre des ressources multimédia très diverses. Quand elle ne se limite pas à un simple reportage, la visite peut prendre la forme de vidéos panoramiques offrant des prises de vues à 360° obtenues par drone. La chaîne YouTube du Centre des monuments nationaux (CMN) nous invite ainsi à emprunter les ailes d’un oiseau pour voler au-dessus du château de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne), contempler les tuiles vernissées du monastère royal de Brou (Ain), faire un détour par le Mont-Saint-Michel (Manche), pour ensuite examiner les ruines de l’abbaye de la Sauve-Majeure (Gironde), avant de rejoindre la Méditerranée en planant autour des remparts d’Aigues-Mortes (Bouches-du-Rhône)… Le tout en musique !
La visite virtuelle peut inclure aussi des modélisations 3D et des images de synthèse, à l’instar de celles du prieuré Sainte-Victoire à Vauvenargues ou de la cité romaine de Glanum à Saint-Rémy-de-Provence. La remarquable reconstitution 3D de la Sainte-Chapelle et du palais royal de la Cité aide quant à elle à s’imaginer le Paris du XIVe siècle, bien différent de celui d’aujourd’hui mais toujours présent par ses vestiges.
La forme la plus courante et la plus proche visuellement de l’expérience du visiteur in situ est toutefois la navigation dans une image numérisée à 360°. Cette simulation de déplacement rend l’internaute davantage acteur de sa « visite », comme s’il se promenait dans les salles du musée ou monument, qu’il peut explorer du sol au plafond.
Visite virtuelle des loggias de Raphaël (vers 1780) au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, réplique de la galerie du palais pontifical du Vatican. © The State Hermitage Museum Un aperçu des collections d’art ottoman, au troisième étage du musée de l’Ermitage (salle 389-2). © The State Hermitage Museum
Attention cependant à ne pas se perdre dans le dédale des pièces ! Heureusement, au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, le plan cliquable, étage par étage et salle par salle, permet d’accéder aisément aux collections. On peut même « s’approcher » des vitrines pour en savoir plus sur quelques-unes des 60 000 œuvres dont regorge le palais. Le curieux s’épargne alors les 24 kilomètres qu’il serait nécessaire de parcourir pour voir toutes les pièces du musée, le plus grand au monde en nombre d’œuvres exposées !
Un musée dans un fauteuil
C’est sur la plateforme Google Arts & Culture, lancée en 2011, que sont hébergées une grande part de ces visites virtuelles de musées et monuments. Réalisées avec la technique du Street View, elles sont parfois enrichies par des expositions thématiques. Se dévoilent ainsi 16 sites des châteaux de la Loire grâce à un partenariat avec le CMN, qui met par ailleurs à disposition sa banque d’images Regards, d’une grande richesse iconographique.
L’autre atout de Google Arts & Culture est son immense bibliothèque virtuelle d’œuvres et d’objets (7 millions), classés par mouvement artistique, lieu ou matériau (argile, dentelle, nacre, lin, gesso…). Des rapprochements qu’un musée, limité par ses murs, ne peut pas toujours effectuer. Les œuvres sont en outre minutieusement examinables grâce à la qualité de zoom offerte par la haute définition. Google prétend qu’il serait même possible d’apercevoir des détails invisibles à l’œil nu… À vérifier ! Et l’internaute ne se contente pas de regarder : il trace un parcours entre les œuvres, à la manière d’un commissaire d’exposition composant sa propre « galerie », par artiste ou thème.
Heureusement, la technique de numérisation s’est démocratisée et n’est plus l’apanage du géant américain. La numérisation d’un lieu est obtenue grâce à un ensemble de photosphères (photos panoramiques) reliées entre elles et retouchées. Ce qui nécessite un temps plus long que pour une simple photographie : au moins une heure pour 100 m2. Le scan des 900 m2 de la nef de la basilique Saint-Denis par la société Immersiv 3D a ainsi exigé 5 heures de numérisation. Un investissement porteur selon Thierry Guyonnet, le créateur de l’agence, qui a la conviction que la réalité virtuelle est le « futur de l’image fixe » et « l’évolution naturelle de la photo ».
En effet, les visites virtuelles offrent bien plus qu’un simple aperçu numérisé des monuments : les zones d’interaction (hotspots) permettent au visiteur de consulter librement des galeries de photos, des vidéos, des fenêtres de textes explicatifs… Jouant sur la similitude avec le jeu vidéo, les visites virtuelles ont de plus parfois recours à la gamification : au château de Pierrefonds (Oise), l’internaute est mis au défi de trouver les huit Preux pour accéder à la chambre de l’impératrice Eugénie. Cette touche ludique les rapproche des serious games développés par plusieurs lieux patrimoniaux.
Le concept de visite virtuelle s’est également décliné aux paysages, de quoi élargir encore l’horizon de ce qu’il est possible de découvrir par procuration.
Une autre expérience de visite
Au-delà du simple plaisir esthétique, les avantages de cette offre numérique sont multiples, ce qui justifie les subventions dont ont bénéficié certains projets de numérisation.
Premier contact avec les merveilles d’un monument ou d’un musée, les visites virtuelles sont aussi un moyen de compléter et prolonger une venue physique, en retrouvant et visualisant mieux ce qu’on n’a parfois pas eu le loisir d’observer en détail. Ceux qui n’ont pas eu le temps, contraints par leur créneau horaire, d’admirer tous les chefs-d’œuvre de la galerie des Offices à Florence ou le confort, pressés par la foule, de flâner dans la galerie des Glaces de Versailles, apprécieront de le faire à leur aise dans leurs propres appartements… Dans un autre genre, la numérisation en très haute définition – gigapixels – du cockpit du Concorde ravira les nostalgiques, qui pourront examiner la moindre commande de ce poste de pilotage d’une vertigineuse complexité.
Certains guides-conférenciers ont réussi à maintenir une activité lors du confinement en proposant par visioconférence des visites guidées virtuelles, à regarder ensemble en famille ou entre amis.
L’intérêt d’une réplique virtuelle est aussi scientifique. Elle facilite la comparaison entre différents états d’un monument, avant et après restauration notamment. Disposer d’une version numérisée d’une exposition temporaire constitue une trace précieuse pour les conservateurs. La numérisation 3D favorise par ailleurs les projections : pour les touristes impatients, il est déjà possible de contempler en visite virtuelle la basilique de la Sagrada Família à Barcelone, telle qu’elle devrait être lors de son achèvement en 2026, 100 ans après la mort de Gaudí !
La nef de la Sagrada Família à Barcelone, dans son état final, prévu pour 2026. En chantier depuis 1882, la basilique est l’incarnation du modernisme catalan. La partie construite par Gaudi est inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. © Fundació Junta Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada
C’est surtout lorsqu’elle donne un aperçu d’endroits difficilement accessibles au public que la visite virtuelle se révèle particulièrement pertinente : la contemplation des statues trônant au sommet du château de Pierrefonds n’est ainsi plus réservée aux seuls oiseaux grâce au panorama à 360° réalisé par le CMN. Ce substitut est même indispensable pour les grottes de Lascaux ou Chauvet-Pont d’Arc dont le site originel est fermé au public.
Autre avantage : un double numérique est une solution pour répondre aux exigences d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite (PMR) demandées aux établissements recevant du public (ERP).
Un moyen de démocratiser le patrimoine ?
Offrir sur le Web une connaissance du patrimoine sans contrainte temporelle ou géographique est perçu comme une occasion de gagner de nouveaux publics. Et ce faisant, d’agir pour une certaine démocratisation de la culture.
En ce sens, les visites virtuelles rejoignent l’ambition des Micro-Folies qui considèrent le numérique comme une porte d’entrée plus accessible et séduisante vers le monde de la culture. En favorisant l’interactivité, le numérique est supposé renforcer l’implication du public.
C’est dans cet esprit que la Ville de Paris, pour animer les ateliers périscolaires mis en place par la réforme des rythmes scolaires de 2013, a conçu la plateforme Muséosphère. Elle propose la découverte des 14 sites gérés par Paris Musées (les catacombes, la maison de Victor Hugo, le musée de la Vie romantique…), avec pour chaque établissement la visite virtuelle de 5 pièces. Dans la mesure où la visite idéale oscille entre autonomie et guidage, la présence de contenus pédagogiques adaptés est primordiale. Si le support numérique conduit à un éveil culturel différent, celui-ci ne doit pas être moins exigeant que lors d’une sortie scolaire classique. « Faire du digital » aide sans doute à capter plus aisément l’attention des jeunes générations ; mais cela ne suffit pas pour cultiver en elles le goût du savoir : un véritable travail de médiation doit être mené en parallèle.
Gain de visibilité ou risque de délaissement de la visite in situ ?
Facilement partageables sur les réseaux sociaux, les visites virtuelles sont des outils de communication essentiels, sinon incontournables, pour faire la différence dans un secteur patrimonial devenu concurrentiel.
Certaines visites agissent comme un produit d’appel pour renforcer la « marque » du monument. Si cette dernière est déjà bien établie, le site peut même rendre payante la visite virtuelle, à l’image du domaine de Highclere. Le château du Hampshire, lieu de tournage de la série britannique Downton Abbey, peut désormais se découvrir, guidés par le majordome Carson, dans une application téléchargeable pour 2,59 €.
De style néo-jacobéen, le château de Highclere, au sud-ouest de Londres, appartient à la famille des comtes de Carnarvon depuis 1679. Incarnation du mode de vie fastueux de l’aristocratie britannique, il a servi de lieu de tournage entre 2010 et 2015 à la série Downton Abbey, réalisée par Julian Fellowes. © Richard Munckton,
La relative nouveauté du procédé incite l’internaute à passer plus de temps que les 45 secondes moyennes de visionnage d’une vidéo sur le Web. L’objectif est parfois moins de transmettre du contenu que de créer du lien en se servant des ressources du musée ou du monument.
Mais le visiteur peut-il se satisfaire de cette version numérique du patrimoine ? Certes, l’image virtuelle est plane et la matérialité de l’objet n’y est plus perceptible. Des aspects essentiels de l’œuvre ne peuvent être retranscrits par la magie du numérique et le fait d’y avoir accès en un clic, de l’entrevoir en dehors de son environnement patrimonial, « désacralise » l’objet d’art. Si la mise en scène d’un substitut virtuel ne saurait équivaloir la rencontre avec l’œuvre originale, elle n’empêche néanmoins pas le « visiteur » d’être touché, étonné ou simplement content d’avoir cultivé son regard artistique. De quoi satisfaire à peu de frais sa soif de beauté et d’évasion.
Dans ce cas, doit-on redouter une baisse de la fréquentation sous prétexte que l’on peut voir sans venir et connaître sans percevoir ? Proposer un teasing, n’est-ce pas ôter au visiteur le plaisir de la découverte et la possibilité d’être surpris par un lieu ?
Le hall Defrasse, au premier étage de l’hôtel Gaillard à Paris, joyau de l’architecture néo-Renaissance construit en 1882 par le banquier Émile Gaillard et racheté par la Banque de France en 1919. La visite virtuelle permet de visualiser le bâtiment patrimonial avant les aménagements muséographiques réalisés pour y accueillir la Cité de l’Économie et de la Monnaie, inaugurée en juin 2019. © Citéco
Consciente de cette limite, l’agence Immersiv 3D ne scanne qu’une partie des pièces ouvertes à la visite. Un équilibre doit être trouvé entre dévoilement et suggestion, afin que les visites virtuelles gardent leur vertu apéritive, celle de faire parler du monument pour aiguiser l’envie d’aller le voir par soi-même.
Tant que la fraîcheur d’un souterrain, la quiétude d’une église, la senteur du cuir, la lumière du soleil couchant sur la façade d’une forteresse ne pourront « s’expérimenter » à distance, il manquera toujours quelque chose à une visite virtuelle, aussi « immersive » soit-elle.
De la visite virtuelle au musée imaginaire
Cette immense galerie d’œuvres numériques, ces collections de monuments, ces cabinets de curiosités 2.0, n’est-ce pas après tout le musée imaginaire dont rêvait André Malraux ? Le ministre des Affaires culturelles de De Gaulle le définissait en 1947 comme « la totalité de ce que les gens peuvent connaître aujourd’hui même en n’étant pas dans un musée, c’est-à-dire ce qu’ils connaissent par les reproductions, […] les bibliothèques, etc. ». Or, à l’ère du tout numérique, la majeure partie des connaissances tendent à être acquises en dehors de ces lieux traditionnels de savoir, au profit des espaces de cultures que sont le Web et ses réseaux.
Se présentant comme un « musée hors les murs » destiné à ceux qui ne peuvent se déplacer à Montpellier, la plateforme « Fabre dans mon canapé » propose de nombreuses explications d’œuvres, enrichies par des jeux, des tutos… et une visite virtuelle de l’exposition « Jean Ranc, un Montpelliérain à la cour des rois». © Musée Fabre
Va-t-on vers une redéfinition du musée ? Un musée virtuel, sans collection physique, consultable à tout moment ? C’est dans cet esprit de « sur-mesure » et de démocratisation culturelle que le 12 juin 2020, le musée des Beaux-Arts de Montpellier a lancé « Fabre dans mon canapé ». La plateforme a vocation à coexister en parallèle du site Web du musée Fabre pour incarner ce que l’institution revendique comme « un modèle muséal alternatif connecté et accessible à tous ». Reste à savoir si cette initiative se traduira par une hausse des entrées dans ce musée déjà bien fréquenté depuis 1828.
En vérité, les consommations culturelles ne s’excluent pas les unes des autres, elles se complètent et se stimulent mutuellement. Il est par conséquent artificiel d’opposer virtuel et réel, comme de craindre une concurrence entre les deux : évoquant la photographie, Malraux affirme au contraire que « la reproduction ne rivalise pas avec le chef-d’œuvre présent : elle l’évoque ou le suggère. […] Elle ne fait pas plus négliger les originaux, que le disque n’a fait négliger le concert. Elle nous mène à contempler ceux qui nous sont accessibles, non à les oublier ; et s’ils sont inaccessibles, qu’en connaîtrions-nous sans elle ? ».
Les images d’œuvres disséminées au hasard de la Toile, parfois « revisitées » avec humour, seraient en quelque sorte les ambassadrices vers les lieux qui les abritent. Même si les pratiques numériques s’assimilent souvent à du « butinage » et ont leurs limites, le secteur patrimonial a donc tout intérêt à se les approprier pour accroître la visibilité des monuments.
Pourtant, s’il veut toucher tous les types de publics, le musée hors les murs doit dépasser le seul recours au numérique. Les sites culturels sont aussi des lieux de sociabilité. Maintenant que nous pouvons reprendre presque normalement nos vies, n’oublions pas combien sont précieux les moments de partage. Que ce soit en organisant des activités patrimoniales gratuites pour les enfants, en montant une exposition avec des anciens, porteurs de la mémoire locale, ou en initiant le public aux savoir-faire des bâtisseurs d’hier, il y a beaucoup à imaginer, loin des écrans. Pour que le musée du XXIe siècle soit fidèle à sa double vocation, scientifique et civique.