Située sur la commune d’Évian, le long de la route menant à Amphion, La Sapinière n’est pas seulement un exemple, parmi d’autres, de ces résidences d’agrément qui furent construites en bordure du lac Léman à la fin du XIXe siècle. S’affranchissant du goût parfois convenu de l’époque, cette demeure, inclassable mais d’un raffinement extrême, est le fruit d’un extraordinaire rassemblement de talents.
En 1846, le baron Jonas Vitta (1820-1892), riche homme d’affaires piémontais, vint s’installer à Lyon, où il prospéra dans la banque et le commerce des soieries. Soucieux d’affirmer son rang social, il se fit bâtir, à Évian (Haute-Savoie), au n° 38 de l’avenue de Noailles (aujourd’hui avenue Foch), un hôtel particulier – affecté depuis 1913 au gouverneur de la région militaire – et y réunit un magnifique ensemble d’œuvres d’art dominé par Rembrandt et Delacroix. Comme son épouse Hélène, née Oppenheimer, il aimait côtoyer les artistes, et tous deux transmirent le goût de l’art à leurs enfants, qui l’exprimèrent chacun à leur manière.
L’aîné, Joseph (1860-1942), peu intéressé par les affaires, préféra se consacrer à une activité de collectionneur et de mécène, dont La Sapinière est le plus beau témoignage. Développant la collection de son père, il la transféra dans son hôtel particulier des Champs-Élysées. Elle comprenait, entre autres chefs-d’œuvre, La mort de Sardanapale de Delacroix, qu’il vendit au Louvre en 1898. Il fut par ailleurs un donateur généreux, notamment pour le musée Delacroix et le musée Chéret de Nice. Son frère Émile (1866-1954), poète rapidement salué par la critique, se révéla malheureusement incapable de confirmer ses premiers succès et finit misérablement. Leur sœur Fanny (1870-1952), mariée à l’explorateur Édouard Foa, fut pour sa part une sculptrice talentueuse.
Naissance du projet
Vers 1890, probablement, le baron Jonas acheta une parcelle vierge au bord du lac Léman, à Évian. Cette station thermale facilement accessible depuis Lyon était alors en plein développement, s’imposant comme un rendez-vous mondain d’importance internationale. Désirant y faire construire une résidence secondaire décorée par de grands artistes, le baron entra en contact avec Auguste Rodin en 1892, par l’intermédiaire de l’architecte Jean-Camille Formigé. Le 22 juin 1892, stupeur : un télégramme de Formigé annonçait la mort de Jonas Vitta, survenue le matin même. « Je crois cependant, ajoutait-il, que le fils aîné, que vous avez dû voir avec son père, prendra pour lui la villa et la fera achever. »
C’est de ce jour, assurément, qu’il faut dater la naissance du projet de la villa que nous connaissons aujourd’hui. Succédant à son père, Joseph Vitta conserva sa confiance à Formigé, architecte alors en pleine gloire, qui avait construit pour l’Exposition universelle de 1889 les pavillons des Beaux-Arts et des Arts libéraux, au pied de la tour Eiffel. Travaillant dans de nombreux domaines, il construisit en 1903 le viaduc de Passy pour le métro aérien, à Paris, et fut également impliqué dans la restauration de monuments historiques.
Sur un air d’Italie
Avec La Sapinière, il conçut un bâtiment aux volumes savamment organisés, avec deux façades principales aux allures contrastées. À l’ouest, ouvrant sur une esplanade, la façade avant est d’un aspect plutôt strict, formant un simple rectangle orné de bas-reliefs en terre cuite sculptés par Falguière. Tranchant avec ce souci d’opulence discrète et mesurée, qui tient peut-être à l’implantation lyonnaise des Vitta, la façade arrière du bâtiment, côté est, offre un jeu de volumes beaucoup plus animé, dominé par une tour-campanile qui donne à l’édifice un accent italien très prononcé, comme pour rappeler les origines des commanditaires.
Le chantier s’acheva en 1896, si l’on en croit la date portée sur la cheminée de la salle à manger. Cette pièce aux tonalités sombres est la plus opulente de la villa : elle bénéficie d’un beau luminaire en fer forgé et en verre irisé, de boiseries et de ferronneries soignées, ainsi que d’un exceptionnel papier peint à motif végétal rehaussé de dorures. Encastrées dans les boiseries, trois toiles peintes par Albert Besnard en 1897 célèbrent Le jour, Les fruits et Les fleurs. Une quatrième, insérée dans le manteau d’une très belle cheminée à décor de mosaïque, figure certainement la maîtresse des lieux, Fanny Foa.
Car si le baron fut bien le concepteur de la villa et de son décor, il semble n’en avoir jamais été le véritable propriétaire. Il paraît, de plus, avoir toujours agi en concertation avec sa mère et sa sœur, faisant bien de la villa une création familiale. Ainsi, lorsqu’il commanda à Rodin les jardinières et les tympans qui ornent le vestibule, en 1899, le baron Joseph expliqua qu’il s’agissait d’un souhait de sa mère. C’est ensuite au nom de sa sœur que les œuvres achevées furent exposées au musée du Luxembourg, en 1905. Typiques de la manière de Rodin à cette période, ces reliefs aux motifs des saisons, de la moisson et des vendanges, ont été taillés dans la pierre par un assistant, d’après les maquettes composées par le maître.
La tradition française revisitée par l’Art nouveau
La pièce la plus célèbre de la villa est à juste titre la salle de billard. Sa conception fut confiée à Félix Bracquemond, artiste aux multiples talents, que Joseph Vitta avait sollicité dès 1894 pour plusieurs projets décoratifs. Il dessina pour les boiseries et le miroir d’élégants motifs de fleurs et de rubans et coordonna le travail du sculpteur Alexandre Charpentier, qui créa le mobilier et les appliques des portes et fenêtres, et du peintre Jules Chéret, auteur d’un éclatant ensemble de toiles évoquant les fêtes vénitiennes.
La décoration raffinée de la salle de billard, conçue par Félix Bracquemond (1833-1914), est d’une remarquable cohérence. Les poignées et les plaques des portes, sculptées par Alexandre Charpentier (1856-1909), ont pour thème le jeu : ici, le lance-pierre, le diabolo et les osselets. Dans un tourbillon de couleurs, les peintures de Jules Chéret (1836-1932) donnent à la salle de billard une atmosphère lumineuse, très différente de celle des autres pièces.
Le mobilier de cette pièce, ainsi que de luxueux objets d’art destinés à l’hôtel particulier du baron Vitta, sur les Champs-Élysées, furent présentés en 1902 au salon de la Société nationale des beaux-arts. Le critique Roger Marx publia alors dans La gazette des beaux-arts un article magistral, intitulé « Essai de rénovation ornementale. Une villa moderne. La salle de billard ». Il y célébrait le caractère « néo-versaillais » de cet ensemble qu’il considérait comme le parfait exemple d’une expression moderne de la grande tradition française. On rattache aujourd’hui la salle de billard de La Sapinière au courant de l’Art nouveau, mais cette création est en réalité assez unique en son genre.
Lorsque Joseph Vitta mourut, en 1942, sa sœur était depuis longtemps la propriétaire et l’occupante principale de la villa. Elle perdit en 1946 son fils unique, Jean, âgé de 45 ans, et décida de vouer les dernières années de sa vie à une action philanthropique. Elle fit de La Sapinière le centre Jean-Foa, et l’offrit en 1947 à l’Adapt. Depuis 60 ans, cette association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées fait son possible pour préserver ce trésor patrimonial tout en l’utilisant selon le vœu de sa bienfaitrice. On peut se féliciter que ce joyau peu connu, sur lequel il n’existe à ce jour aucune étude complète, ait échappé à toute dénaturation. Les principaux éléments de son décor intérieur ont fait l’objet d’un classement au titre des Monuments historiques en 1983, et le bâtiment dans son ensemble a été inscrit au titre des Monuments historiques en 1987.
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