Tout commence par un mot. Entendu par hasard dans l’émission Le débat de midi sur France Inter : « matrimoine ». Encore un néologisme à la sauce féministe ? Eh bien non : « ce mot-là date du Moyen Âge et il désigne tout simplement les biens transmis par la mère », explique l’une des invitées de l’émission, Marie Guérini, coordinatrice de l’association féministe H/F. Tout comme le patrimoine désignait alors les biens transmis pas le père. « Mais c’est avec le temps et surtout à partir de la Révolution que le mot patrimoine s’est mis à désigner le bien culturel de la patrie. Dès lors, l’héritage culturel ne se conjugue plus qu’au masculin ! ».
Alors elles s’en sont emparé de ce vieux mot, pour inventer un concept tout nouveau qui désignerait l’héritage culturel féminin au sens large. Elles sont même allées plus loin en lançant en 2015 les premières « Journées du matrimoine ». Une programmation éclectique, un slogan percutant « On est pas que des muses ! » et une bien noble mission : mettre en lumière des artistes du passé oubliées pour cause de féminité. Sans oublier de préciser qu’il ne faut pas opposer leur matrimoine au sacro-saint patrimoine : « Ils sont complémentaires ! ».
Ici on ne brode pas des coussins, mademoiselle.
Le Corbusier à Charlotte Perriand lui présentant sa candidature en 1927
À notre tour donc de jouer avec les mots et d’ajuster le sens de ce « matrimoine » pour en faire un terme désignant, en toute logique, une œuvre architecturale du passé conçue par une femme. De là va germer une idée : partir à la recherche du matrimoine français en consacrant un grande enquête à ces femmes architectes et à leurs créations. Oubliées elles aussi car après un rapide interrogatoire d’entourage, personne n’est capable de citer le moindre nom.
Portrait de Renée Bodecher par Paul Darby © CNAM/SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle. À l’intérieur du centre Heydar-Aliyev, à Baku (Azerbaïdjian), conçu en 2007 par l’architecte irako-britannique Zaha Hadid, aujourd’hui décédée. Le complexe comprend un centre de congrès, un musée et une bibliothèque. © DR
Enquêtons donc. Plusieurs heures de recherches en ligne et un pèlerinage à la BNF plus tard le constat est bien sombre : peu de sources, peu d’expert(e)s et peu de trouvailles, alors qu’il ne faut pourtant pas remonter bien loin dans le passé. Les principales écoles d’architecture ne s’ouvrent aux femmes qu’à la toute fin du XIXe, quand la vision de la place des femmes dans la société commence à évoluer.
Peu importe que mon travail ait été publié ou crédité, il restait celui de Venturi. L’idée que nous puissions en être tous les deux créditeurs semblait inconcevable.
Denise Scott Brown, architecte américaine qui travaillait avec son mari Robert Venturi
Leur effectif augmente ensuite de façon constante mais elles y demeurent largement minoritaires : entre 1898 et 1968, seuls 4 % des élèves inscrits dans la formation architecture de l’École nationale supérieure des beaux-arts sont des femmes. C’est ce qu’à démontré Stéphanie Bouysse-Mesnage, architecte et enseignante à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette, dans une thèse consacrée à l’histoire des femmes architectes en France. Mais de ces quelques pionnières et de leurs travaux, il ne reste que peu de traces…
Les raisons de leurs difficultés à percer sont multiples. Comme personne à l’époque n’est prêt à accorder sa confiance à une femme pour la maîtrise d’œuvre de son projet, elles exercent souvent en collaboration avec leur mari, lui-même architecte : Juliette et Gaston Tréant-Mathé conçoivent ainsi à quatre mains de nombreux bâtiments d’habitation en région parisienne dans les années 30, Renée (née Bocsanyi) et Henri Bodecher travaillent également sur des logements privés dans un style Art déco tandis qu’Adrienne Gorska et Pierre de Montaut réaliseront de nombreux cinémas, à Paris et Marseille notamment.
Le manque de parité dans l’architecture est accentué par l’absence de modèles. Je n’ai jamais eu de modèle féminin.
Toshiko Mori, architecte japonaise
Second cas de figure, on oriente ces aspirantes architectes vers des domaines qui « correspondent » mieux à leur sexe. « Aux femmes la décoration d’intérieur, aux hommes l’architecture et le travail du métal », souligne Libby Sellers, historienne du design, dans son ouvrage La voix des femmes. Et même si, dans le design, les femmes sont en effet mieux représentées et ont plus de chance de réussir seules, elles restent souvent dans l’ombre de leurs homologues masculins. Comme en témoigne les nombreuses créations de Charlotte Perriand attribuées à Le Corbusier. Injustice heureusement réparée pour cette dernière, qui fait l’objet depuis quelques années d’un incroyable engouement.
Il paraît ainsi difficile, malgré ces quelques exemples qui font figure d’exception et malgré des recherches plus approfondies qui restent à mener, de conclure à l’existence d’un vrai matrimoine en France. Une honte bien française d’ailleurs car d’autres pays d’Europe et d’Amérique bénéficient d’une solide avance sur la question. Dans son grand livre Je ne suis pas une femme architecte, je suis architecte, publié l’année dernière aux éditions Phaidon, Jane Hall a répertorié 150 réalisations architecturales signées par des femmes depuis le début du XXe siècle, parmi lesquelles ne figure qu’une seule française : Charlotte Perriand et sa station Les Arcs dans les Alpes.
Au lieu d’essayer d’abattre les murs de l’ordre établi, nous entrons par la porte principale.
Elizabeth Diller, architecte américaine
Mais alors que chercheuses et associations extirpent patiemment de l’oubli ces créatrices bafouées, l’architecture contemporaine se féminise à vitesse grand V. De plus en plus d’agences dirigées par des femmes sont fondées tandis que leurs créations fleurissent aux quatre coins du monde. Cette année encore le prix Pritzker, sorte de Prix Nobel d’architecture, a couronné les deux fondatrices de l’agence irlandaise Grafton, Yvonne Farrell et Shelley McNamara. Avant elles, c’est l’architecte irako-britannique Zaha Hadid qui avait été la toute première femme récompensée par ce prix, on était alors en 2004. Lui succèderont la japonaise Kayuzo Sejima et l’espagnole Carme Pigem. Alors une chose est sûre : le matrimoine de demain s’écrit aujourd’hui. Et ce vieux mot ne manque pas d’avenir.
L’architecte et enseignante Stéphanie Bouysse-Mesnage propose samedi 19 et dimanche 20 septembre, une visite guidée d’un immeuble réalisé par l’architecte Renée Bocsanyi-Bodecher, situé au 33, avenue de Montaigne dans le 8e arrondissement de Paris, dans le cadre des Journées du matrimoine 2020. Pour plus d’informations sur le programme des Journées du matrimoine 2020, consultez leur site web.