Qui s’en étonnera ? La perspective du classement au titre des Monuments historiques de la basilique du Sacré-Cœur, à Montmartre, soulève des clameurs d’indignation.
Toutes les récriminations se nourrissent au même sein : ce monument doit rester frappé d’infamie par ce qu’il symboliserait l’odieuse « expiation des crimes de la Commune de 1871 ». Expiation, qui plus est, décrétée par une assemblée monarchiste de notables ruraux. La distribution du chœur des pleureurs ne réserve pas de surprises : ce sont les héritiers autoproclamés de la Commune qui donnent de la voix, des communistes, des libertaires souvent plus sincères, etc. Que la présidente des Amis de la Commune pointe la « morgue insoutenable » des suppôts de « la part la plus conservatrice de la droite française », cela va de soi et, au fond, ne porte pas loin. Plus spécieux sont les arguments agités en marge du cortège des protestataires. Le canal des réseaux sociaux autorisant à peu près n’importe qui aux raccourcis les plus aberrants, Philippe Foussier, ancien grand maître du Grand Orient de France, invoque la mémoire « insultée » des 30 000 communards massacrés (d’où tient-il ce bilan ?), avant de prôner le « déboulonnage » de la basilique impie, autant dire sa démolition. D’autres, représentant les associations laïques, dont l’Ufal (Union des familles laïques), s’étranglent à la perspective de « subventions qui iront directement au culte catholique »…
On opposerait volontiers à ceux-là que 150 années de recul devraient dégager des éléments de vérité objective, dépouillés des scories passionnelles : la basilique ne procède que du vœu de deux notables blessés dans leur foi par la disparition en 1870 des États pontificaux, et dans leur patriotisme par l’effondrement de la nation face à l’envahisseur. Rien à voir donc avec le « temps des cerises ». Puis on rappellerait que la vocation cultuelle d’un monument ne saurait priver celui-ci – de quelque religion qu’il se réclame – de la reconnaissance publique et des aides qui en découlent, sans quoi Vézelay ou le Mont-Saint-Michel ne seraient que gravats, et la Grande Mosquée de Paris avec.
Ce serait en vain.
Ces cris d’orfraies et ces colères de dindons ne sont que les signes avant-coureurs de la foire d’empoigne à laquelle nous préparent les célébrations du 150e anniversaire de la Commune de Paris, à partir de mars 2021. Des commémorations d’autant plus prometteuses qu’Anne Hidalgo a été reconduite à l’Hôtel de ville, et qu’elle entend bien faire de la butte Montmartre l’une des scènes majeures de ce festival des jocrisses.
À peine sortis de l’hiver, nous pleurerons donc les martyrs de l’aveugle répression versaillaise, nombreux il est vrai, mais pas 30 000, peut-être 15 ou 17 000 selon les historiens les moins partiaux, le britannique Robert Tombs, notamment ; nous glorifierons les Parisiens assiégés de 1870, invaincus mais contraints à la capitulation ; nous chanterons les aspirations généreuses de l’expérience communaliste, bien réelles quant à elles, mais jamais – ou trop peu – mises en œuvre par leurs initiateurs mêmes ; nous nous rengorgerons des promesses de la « grande occasion manquée », en oubliant que les dix semaines qu’elle vécut, la Commune les passa à combattre et à juger…
Ce qui est certain, c’est que l’on passera sous silence les destructions du grand brasier de la Semaine sanglante. À partir du 23 mai, alors que l’armée régulière se répandait dans la ville, y semant la terreur et la mort, les communards incendièrent des centaines d’édifices. Marx décréta pour la postérité que ces incendies n’avaient d’autres motifs que stratégiques (« La Commune a employé le feu strictement comme moyen de défense »). Non. Ces destructions « strictement » idéologiques s’en prenaient aux symboles de l’oppression, sans le moindre égard pour les trésors artistiques qu’ils pouvaient renfermer. L’oppression monarchique avec le château des Tuileries ou la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur ; l’oppression fiscale avec les palais de la Cour des comptes et du ministère des Finances ; l’oppression spirituelle avec la mise à feu d’un bûcher vite éteint à la croisée du transept de Notre-Dame… Mais qui s’en souvient ? L’hôtel de ville et ses plafonds d’Ingres et Delacroix ? Bah, on l’a reconstruit « à l’identique ». Le palais d’Orsay et ses décors de Chassériau ? La gare qui le remplace n’est pas mal non plus. Les Tuileries ? Quoi, les Tuileries, c’est un jardin, non ? Il faut bien se rendre à l’évidence, les destructions, on ne les pleure pas. On les comptabilise ; on en range le registre et, celui-ci, on l’enterre. Et tout d’abord parce qu’il est impensable de nos jours d’écorner le souvenir enluminé de la Commune. La « république de Paris » a son hymne, Le Temps des cerises ; sa Marianne, Louise Michel ; ses totems, tels le Mur des fédérés… Voilà bien l’épisode sacré qui ne souffre pas l’inventaire.
Que l’on trouve « belle » ou non la grande pâtisserie romano-byzantine de la butte Montmartre importe peu. D’ailleurs, son architecte, Paul Abadie, auteur de la restauration parfois excessive des cathédrales d’Angoulême et de Périgueux, ne l’avait pas fantasmée ainsi. La hauteur exagérée de ses dômes ne lui est certainement pas imputable, pas plus que ce campanile de gare qui double la modeste altitude de la butte… Bah, la basilique est là, qui chapeaute Paris, et lui fait un lanternon. Tout autant que la Tour Eiffel, elle symbolise la Ville-Lumière. Mieux encore qu’un symbole, elle est un repère, une balise sentimentale. Ses dômes détachés dans le lointain signalent au Parisien coureur d’océans qu’il est de retour en ses pénates. Enfin, c’est après Notre-Dame le monument le plus visité de Paris : 10 millions de curieux et de pèlerins ! Sa blancheur éblouit les touristes. Sa démesure les frappe. Ils n’en croient pas leurs yeux. Voilà pourquoi on la classe parmi nos monuments historiques. Voilà pourquoi il était impensable qu’elle ne le fût pas.
Et si cela ne suffisait pas, nous pourrions en guise de conclusion rappeler ces quelques mots que, le 28 avril 1871, en pleine Commune, au lendemain-même de la destruction de la colonne Vendôme, Victor Hugo avait adressés à Auguste Vacquerie : « S’il faut détruire un monument à cause des souvenirs qu’il rappelle, jetons bas le Parthénon qui rappelle la superstition païenne, jetons bas l’Alhambra qui rappelle la superstition mahométane, jetons bas le Colisée qui rappelle des fêtes atroces où les bêtes mangeaient les hommes, jetons à bas les Pyramides qui rappellent et éternisent d’affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux ; jetons bas tous les temples à commencer par le Rhamséïon, toutes les mosquées à commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathédrales à commencer par Notre-Dame. En un mot, détruisons tout. »