Le patrimoine est recyclable à l’infini. C’est ce que nous montrent les bains-douches d’Ile-de-France. Il suffit d’un peu d’argent et de beaucoup d’imagination pour transformer ces lieux de nettoyage à la chaîne en des endroits hype, où se bousculent toutes les stars du moment. Théâtre, boîte de nuit, espace de coworking, caserne de gendarmerie ou musée, les bains-douches s’offrent une nouvelle jeunesse.
Au début du XIXe siècle, les bains publics sont réservés à l’élite parisienne et sont des lieux de plaisirs et de divertissements raffinés. Avec la révolution industrielle, il devient nécessaire de réglementer les conditions de l’habitat car les ouvriers vivent dans des appartements insalubres, vecteurs de maladies. Les lavoirs publics voient le jour dans les années 1870. Le docteur François Merry Delabost crée les premiers bains-douches en 1872, sur le modèle des anglo-saxons : un lieu qui conjugue efficacité et économie. Le concept de piscine et de bains-douches se diffuse alors en France, d’abord à destination des écoles. Il attire progressivement les adultes, qui comprennent que « propreté donne santé ». La séparation entre bains-douches et piscine se fera dans les années 1890.
Après la Première Guerre mondiale, un changement d’habitudes fait de la propreté un élément essentiel de la vie quotidienne. Les bains-douches, aux façades en briques et décors typiquement Art déco, deviennent essentiels à la vie de quartier et se multiplient dans les années 1920. Le prix : 1 franc 50. Le temps accordé : 20 minutes. Chaque établissement doit posséder un vestibule d’entrée, une salle d’attente, un bureau de contrôle, des salles avec des cabines individuelles, une lingerie, des locaux pour le directeur et le personnel, une salle pour les installations mécaniques, un magasin de matières fongibles et un hangar à vélos. Chaque cabine se compose d’un déshabilloir et d’une douche.
Les bains-douches sont populaires jusque dans les années 1950. Ensuite, l’eau potable et les salles de bains devenant la norme dans la construction des immeubles, ils sont progressivement désertés, puis fermés dans les années 1970-1980. Cependant, certains sont encore en usage aujourd’hui, comme celui de la rue de Rome ou celui de la rue Oberkampf.
LES BAINS GUERBOIS
Il est impossible d’évoquer les bains-douches parisiens sans mentionner les fameux bains Guerbois de la rue du Bourg-l’Abbé. Tel un phœnix renaissant sans cesse de ses cendres, ce lieu a souvent changé de forme et d’usage avec le temps.
Au XIXe siècle, les bains Guerbois sont le point de rencontre de tous les artistes et personnalités mondaines de l’époque. On y croise notamment Marcel Proust, avant qu’il ne se rende au café voisin, le fameux café Guerbois. La façade actuelle en brique, dessinée par Eugène Ewald, date de cette période.
Derrière une grille, en haut des marches, une porte en bois peint et verre est entourée de caryatides en bronze doré. Sur les murs, de part et d’autre de la porte, deux plaques en marbre rouge détaillent les services offerts dans les bains. Dans l’entrée, sur la gauche, un bureau en bois permet au visiteur de recevoir sa serviette, son savon et de payer sa douche.
Dans les années 1970, le bâtiment laissé à l’abandon est repéré par l’antiquaire et producteur de films Fabrice Coat. Ce dernier décide de louer l’espace et de le transformer en une boite de nuit, avec bar chinois au rez-de-chaussée et restaurant à l’étage. Pour ce qui est de la décoration, les carrelages XIXe des bains ne lui suffisent pas. Coat demande à Philippe Starck de moderniser le lieu. Ce sera l’un des premiers grands projets de l’architecte. Starck commande une fresque à David Rocheline pour l’entrée et des boiseries pour le restaurant. Il double les murs de grillages, derrière lesquels vit un rat en captivité. Dans le bar chinois, les bambous sont remplacés par des néons. Enfin, dans l’espace boite de nuit, l’architecte fait preuve d’une grande créativité. Il conserve la piscine et y fait poser un carrelage en damier, sur lequel peuvent être déplacés des pièces d’échec par un homme-grenouille, au gré des visiteurs du moment. Dès son ouverture, en 1978, la boite de nuit connaît un succès fou et accueille toutes les grandes stars du moment.
En 1984, les Bains-douches passent aux mains de Hubert Boukobza et Claude Challe, deux professionnels du monde de la nuit. L’architecture ne change pas beaucoup. Leur grande innovation : un bar à sushis ouvert toute la nuit. Le lieu restera populaire jusque dans les années 2000.
En 2010, le bâtiment, fragilisé par certains travaux, tombe en ruine et ferme définitivement. Il est repris par Jean-Pierre Marois en 2014, qui décide de le transformer en un hôtel de 39 chambres, avec un penthouse de 310 mètres carrés. Pendant les quatre mois de travaux à ciel ouvert, le bâtiment accueille des œuvres de nombreux street artistes qui font ensuite l’objet d’un catalogue. Pour les travaux, Marois fait appel à trois agences : Vincent Bastie, Tristan Auer et RDAI.
L’entrée retrouve son aspect d’origine. Une néo-brasserie est construite au 1er étage, avec un bar en lave émaillée et des murs laqués et vernis. Le plafond forme une coque dressée sur des colonnes, qui se déforme en bulbes inversés, telles des gouttes d’eau. Les architectes suppriment un niveau, révélant des hauteurs sous plafond magnifiques, pour créer un salon chinois. Ils reproduisent un décor du XIXe siècle, avec des moulures en bambou et des vitraux d’inspiration chinoise du XVIIIe siècle. La boîte de nuit se transforme en salle de concert et d’événements divers. La piscine et le sol carrelé servent d’élément central au spa des bains Guerbois. Le décor iconique en blanc et noir est revisité par un jeu de tesselles argentées.
BAINS-DOUCHES DE PONTOISE
Le destin des bains-douches de la ville de Pontoise est unique, lui aussi. En 1913, la Caisse d’Épargne, alors dans une période de construction d’immeubles sociaux, édifie des bains-douches dans un ancien hangar, à l’emplacement de l’ancien rempart. Leur façade est construite en briques et pierres meulières. Au-dessus de la porte, une mosaïque, dont les motifs suivent les lignes du fronton. On y lit « Bains-douches, propriété de la Caisse d’épargne ». Au centre de la mosaïque, un médaillon, couronné et entouré de rameaux, représente un pont en pierre surmonté de trois tours.
En 1953, les bains-douches de Pontoise sont rachetés par la ville qui y construit un gymnase. Ils conservent cependant leur fonction et enregistrent environ 300 douches par jour. Des ouvriers tentent d’effacer la signature de la Caisse d’Épargne sur la façade mais renoncent de peur d’endommager le reste de la mosaïque.
Dans les années 1980, le bâtiment est définitivement abandonné. De nombreux projets sont proposés pour le reconvertir : cinéma, galerie commerciale, bureaux, etc. Finalement, le bâtiment est loué en 1991 à la rédaction et aux services techniques du journal L’Écho-Le Régional. L’intégralité des douches est supprimée et la hauteur du plancher est modifiée. Aujourd’hui, 20 journalistes de L’Écho-Le Régional et de La Gazette du Val-d’Oise y travaillent. La salle de sport sert à des cours de danses et d’autres activités organisées par des entreprises.
BAINS-DOUCHES DE LA RUE DE CASTAGNARY
Rue de Castagnary, dans le 15e arrondissement de Paris, se dressent des bains-douches ouverts par Gaston Lefol en 1932. Ils sont un exemple de l’architecture Art Déco des années 1930, aux façades en briquettes rouges. Leur grande originalité : un plan en forme de flèche, dû à leur situation à l’intersection de deux rues. Composés de 56 cabines, dont 28 pour les femmes au rez-de-chaussée et 28 au premier étage pour les hommes, les bains-douches sont un lieu d’intense fréquentation dans les années 1940. Entre le 1er janvier et le 31 mai 1945 par exemple, 65 107 usagers viennent en profiter, soit environ 431 par jour.
En mauvais état, le bâtiment est partiellement fermé entre 2004 et 2009, avant de l’être totalement en 2010. Entre 2014 et 2017, le collectif d’artistes La Main investit le lieu et y réalise des expositions, des débats ainsi que des représentations théâtrales.
En 2018, les bains-douches laissés à l’abandon sont lauréats de l’appel à projets « Réinventer Paris ». L’entreprise RED Architectes les transforme en logements de colocation et espaces de coworking pour étudiants. Du bâtiment d’origine n’est conservé que le pavillon d’accueil. Le reste, vétuste, est rasé puis remplacé par un immeuble écologique, à la superstructure en bois massif et aux murs végétalisés, qui accueillera 17 logements. Ce qu’il reste des bains-douches devient alors un espace de coworking de 350 mètres carrés.
BAINS-DOUCHES DE GENTILLY
Les bains-douches de la ville de Gentilly sont construits par Jules Bafoil en 1924. Leur façade peinte en gris et blanc diffère des autres bains-douches, dont les façades sont plutôt typiques des années 1930. La structure en béton armé de l’établissement est innovante, ce qui lui vaut d’être présenté lors de l’exposition nationale consacrée à l’hygiène, organisée à Strasbourg en 1923, à l’occasion du centenaire de la naissance de Pasteur. Les bains comportent 32 places, dont 17 cabines de douches et quatre baignoires. Le film Doisneau sans les photos de Bernard Bloch, réalisé en 1990, en montre des images, ponctuées du récit de Robert Doisneau, utilisateur fréquent du lieu durant son enfance.
Face au manque croissant de clientèle, le bâtiment ferme ses portes dans les années 1950, avant d’être totalement abandonné. Les élus projettent de le réhabiliter à partir des années 2000. Après 20 ans de réflexions, les bains-douches de Gentilly deviennent le « Lavoir numérique », un lieu culturel consacré aux images fixe et en mouvement ainsi qu’au son numérique. La restauration est relativement simple et principalement structurelle. Le bâtiment est renforcé, des sols sont coulés et l’intérieur est modernisé. Seule la façade est conservée telle quelle, éclairée par des LED.
Les 1 000 mètres carrés du bâtiment se divisent aujourd’hui en une salle d’exposition au rez-de-chaussée, une salle de projection modulable au sous-sol et des studios sur deux étages. Un projet de résidence artistique devrait voir le jour en 2021. Chaque trimestre, une nouvelle « séquence » est installée : une exposition, un programme de cinéma, un ensemble de débats publics et de performances, liés à un thème. La séquence actuelle « 31 ans de web », célèbre la généralisation des échanges de données numériques.
Ces quatre bâtiments ne sont que des exemples. Les bains-douches peuvent devenir le berceau d’innovation scientifique, comme ceux d’Argenteuil qui sont transformés en la Silicone Banlieue, ou encore des lieux de sécurité nationale, comme les bains-douches de Saint-Merri, à Paris, transformés en caserne. Certains bains-douches, conservés tels quels, deviennent des lieux historiques comme ceux de Buzenval que l’on peut visiter la nuit. Transformer des bains-douches permet de donner une seconde vie à des bâtiments qui, dès leur construction, n’ont pas été reconnus pour leur valeur artistique et architectural.
Redonner un usage aux bâtiments abandonnés est, qui plus est, une idée très à la mode : à Rome, Fendi s’installe dans le Colisée Carrée construit sous Mussolini ; à Paris, les galeries Lafayette transforment l’ancien Bazar de l’Hôtel de Ville en fondation artistique et Ralph Lauren convertit un hôtel particulier du boulevard Saint-Germain en magasin. On en vient à se demander quand François Pinault compte acheter des bains douches pour sa fondation….