La haine (1995), écrit et réalisé par Mathieu Kassovitz (qui lancera sa carrière ainsi que celle de Vincent Cassel), est devenu un film culte. Il y raconte l’opposition entre deux mondes emprisonnés dans des logiques propres, qui les dépassent et les aveuglent.
C’est un lieu commun, l’ignorance est un fléau, surtout quand elle est noyée de mauvaise foi. Ainsi ne cessera-t-on jamais d’être atterré face à l’entêtement climatosceptique de Donald Trump, ou la constance de grandes entreprises pharmaceutiques ou spécialisées dans la biotechnologie agricole de vendre coûte que coûte (et le plus longtemps possible) des médicaments dont ils connaissent parfaitement les effets secondaires désastreux ou des produits agricoles dont ils n’ignorent rien de leurs conséquences dévastatrices.
Cet entêtement est d’autant plus effrayant qu’il parait impensable que les hommes et femmes qui président à ces décisions ne connaissent pas l’effroyable inévitable. C’est l’histoire bien connue de l’homme qui saute du haut d’une tour et qui répète, à chaque étage : « jusqu’ici tout va bien ».
Comme le dit le proverbe africain repris par Saint-Exupéry dans Terre des hommes (1939), « nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants ». On reste donc pantois face au chapelet quotidien des décisions qui nous précipitent vers la tombe.
Parmi les sujets qui devraient immédiatement faire consensus – apparemment mineur, pourtant essentiel, et surtout symptomatique d’une situation – celui des haies bocagères.
Les bocages sont liés aux systèmes d’élevage ou de polyculture-élevage créés par l’homme. « Le rôle des haies en tant que barrières pour empêcher les animaux de provoquer des dégâts dans les cultures est attesté dès le Moyen Âge. Parmi les autres facteurs qui ont contribué historiquement à la plantation de haies, on trouve la délimitation des propriétés, le rôle de brise-vent et la régulation des écoulements hydrauliques (protection contre l’érosion des sols). Outre les haies et les prairies permanentes, on rencontre également dans les bocages d’autres éléments permanents du paysage : fourrés, bois, bosquets, talus, mares. »1 À l’apogée du bocage, entre 1850 et 1930, la France comptait plus de 2 millions de kilomètres de haies.
« Après la Seconde Guerre mondiale, l’importante modernisation de l’agriculture et l’agrandissement de la taille des parcelles dans le but de faciliter la mécanisation des travaux agricoles conduit à des arrachages de haies et à des évolutions des systèmes agricoles traditionnels. Les contraintes liées aux haies (entretien, ombre sur les cultures, obstacles aux engins agricoles, etc.) sont alors considérées comme plus importantes que les bénéfices qui pouvaient être retirés de leur présence. Cela conduit à l’arrachage de nombreuses haies, cette dynamique d’arrachage étant encouragée par la puissance publique dans le cadre de vastes opérations foncières (remembrements) visant à regrouper les parcelles des agriculteurs pour faciliter le travail et augmenter l’efficacité de l’agriculture. »2
Le linéaire de haies passe ainsi de 1 244 110 à̀ 707 605 kilomètres entre 1975 et 1987 en France, soit une perte annuelle d’environ 45 000 kilomètres de haies. « Si la suppression à grande échelle des haies et arbres épars des années 1960 à 1980 est aujourd’hui révolue, près de 70 % des 2 millions de kilomètres de haies présents en France à l’apogée du bocage ont été́ détruits, soit 1,4 million de kilomètres. »
Bien que moindre, cette suppression se poursuit aujourd’hui à un rythme d’environ 6 % chaque année depuis 2006, soit environ 11 500 kilomètres par an. Les plantations réalisées sont loin de compenser ces pertes. En juin 2019, Madame Laurence Rossignol, vice-présidente du Sénat, attirait d’ailleurs l’attention du ministre de la Transition écologique et solidaire, sur la situation préoccupante de disparition des haies et des bosquets en France.
Tout comme le changement climatique ou la perte catastrophique de la biodiversité, l’utilité des haies est pourtant connue et incontestable. « Comme élément structurant du paysage, la haie champêtre participe à l’identité du département et à la qualité de son cadre de vie. (…) Elle assure des fonctions essentielles sur les plans écologique, paysager et de l’économie agricole, qui nécessitent son entretien régulier et son renouvellement. La prise en compte des haies champêtres dans les règlementations, qu’elles soient agricoles, environnementales ou d’urbanisme, vise à̀ leur pérennité dans nos paysages » rappelle la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) de Loire Atlantique.
Les haies servent à la protection de la ressource en eau (épuration des eaux, lutte contre le ruissellement, amélioration des capacités d’infiltration, protection des sols, lutte contre l’érosion, bonification et enrichissement des sols), au renforcement de la biodiversité (réservoir de biodiversité pour la faune et la flore, corridor écologique et maillage de la trame verte, accueil des auxiliaires de culture que sont les pollinisateurs et les prédateurs des ravageurs), aux productions et services d’appoint (bois d’œuvre, de chauffage ou plaquettes, clôture des parcelles, fourrages et fruits), à la régulation des effets du climat (effet brise-vent, effet parasol, puits de carbone), et à l’amélioration du cadre de vie (structuration des paysages, intégration paysagère des bâtiments).
« Les paysages agricoles sont de plus en plus revendiqués comme un bien commun pour les habitants, les agriculteurs et les élus. Leur qualité est devenue un enjeu de société, car porteuse de valeurs symboliques, identitaires et culturelles. »3 Alors pourquoi continuer à les détruire ? Parce que le monde agricole est pris entre deux feux : un système à bout de souffle qui impose toujours ses règles, et le besoin urgent de se reformer. Le système, c’est la Politique agricole commune (PAC). Prévue par le traité de Rome de 1957 et créée en 1962, elle visait à développer la production agricole afin d’assurer l’indépendance alimentaire de l’Europe, tout en augmentant la productivité du secteur et en améliorant le revenu des agriculteurs et l’approvisionnement des consommateurs européens. Bien qu’elle ait beaucoup évolué depuis, elle a encouragé les grandes exploitations, une dépendance au pétrole et à l’agrochimie. Aujourd’hui, l’industrialisation de l’agriculture affecte gravement la nature et la biodiversité, le climat, la santé et l’emploi dans les campagnes. Et la nouvelle politique agricole commune, applicable en 2023, bien que répondant aux « aspirations d’une PAC plus verte, plus juste et simplifiée » comme se gargarisent ceux qui l’ont adoptée, ne semble pas vraiment à la hauteur des enjeux.
Si l’extraction minière et l’utilisation massive des combustibles fossiles depuis plus d’un siècle « ont donné́ au monde une capacité de puissance mécanique et, par suite, une croissance économique inédite, elles ont aussi généré pollutions, gaspillages et épuisements de ressources, pertes de biodiversité et, surtout, un dérèglement du climat tel qu’il menace l’avenir même de l’humanité ». La nécessité d’une réforme en profondeur et à grande échelle n’est plus discutable. Des transitions de grande ampleur s’imposent. « Très vulnérable au dérèglement climatique, la bioéconomie est en effet d’importance stratégique par sa fonction alimentaire et socioculturelle, et par sa capacité originale et déterminante à combattre la dérive climatique et à produire du développement durable. »
Mais le monde agricole est en grande partie pieds et poings liés par un système qui, comme le film de Kassovitz, le dépasse et l’aveugle. Le dynamisme de nombreux agriculteurs militants, de réseaux d’agroforesterie, de chambres d’agriculture, de certaines collectivités locales et territoriales, de fédérations de chasseurs dans la replantation des haies – pour n’évoquer que ce sujet – est indispensable mais ne suffira pas.
Seuls une prise de conscience collective et un projet global permettront le passage de l’économie minière actuelle, non durable, à une nouvelle économie du renouvelable, résiliente, productrice de services écosystémiques, d’emplois ruraux, d’équilibre territorial, de justice sociale et de sécurité collective.
Encore faut-il que tout le monde s’y mette.
Ce qui – pour les pessimistes – rend le futur bien incertain.
La hai(n)e est finalement symptomatique de l’opposition entre deux visions qu’il faudra bien réconcilier, sous peine de tous disparaitre : le système et l’humain.
1 MORIN Sophie, COMMAGNAC Loïc et BENEST Fabienne, « Caractériser et suivre qualitativement et quantitativement les haies et le bocage en France », Science Eaux & Territoires, Ressources en eau, ressources bocagères, numéro 30, 2019, p. 16-21.
2 Morin, Commagnac et Benest, ibid.
3 Collectif PAP, Villes et territoires de l’après-pétrole, Le paysage au cœur de la transition, Éditions Le Moniteur, 2020.