Depuis les années 1980, la nécessité de préserver le patrimoine, le triomphe de l’économie de marché et la spectaculaire croissance de la part du tourisme dans le commerce extérieur de la France ont inexorablement inscrit le patrimoine dans une logique économique1. Les propriétaires, devenus des entrepreneurs, ont dû dégager des bénéfices pour subvenir à l’entretien du patrimoine. Le nerf de la guerre est devenu le tourisme de masse et, par voie de conséquence, tous les moyens permettant d’augmenter le nombre de visiteurs payants se justifient alors.
À cela, aucun jugement, puisque les subventions de l’État – quand elles existent – ne peuvent être éternelles et les revenus propres des propriétaires insuffisants – surtout sur le long terme – pour assurer la survie d’ensembles représentant souvent de véritables gouffres financiers.
Depuis, les propriétaires de patrimoine et de monuments historiques privés n’ont cessé de s’adapter et d’innover, multipliant les initiatives et redoublant de créativité : gîtes, parcs à thèmes, évènements, escape games, activités scolaires, ateliers pour enfants et pour familles, formations, séminaires d’entreprises, etc.
Mais, comme le rappellent les participants à la conférence « La crise du Covid, accélérateur des mutations nécessaires aux monuments historiques », organisée par Audacieux du Patrimoine dans le cadre de l’édition digitale du Salon du patrimoine, ou l’article de Victoire Becker, « Les belles demeures et châteaux victimes de la Covid-19 », l’épidémie a fragilisé et remis en cause les modèles économiques jusqu’alors établis. Le confinement, la fermeture des frontières (et donc l’absence de visiteurs étrangers), l’annulation de l’événementiel (au sens large) et les mesures sanitaires ont lourdement impacté la fréquentation. A contrario, les hashtags #CetEtéJeVisiteLaFrance ou #JeRedécouvrelaFrance, à nouveau la fermeture des frontières (un mal pour un bien puisqu’elle a obligé les Français à prendre leurs vacances dans l’Hexagone) et, surtout, l’ingéniosité, l’agilité et la rapidité d’adaptation des propriétaires privés ont contribué à réduire la catastrophe annoncée.
Il est intéressant de noter que l’adaptation de l’offre a bien souvent accéléré des mutations déjà à l’œuvre : une attirance croissante du public pour les parcs et jardins, le besoin d’un « retour » à une nature « domestiquée » (sans pour autant exclure un certain confort2), un besoin d’expérience, des produits personnalisés, une complémentarité de l’offre digitale, des visiteurs invités à se fidéliser (rester plus longtemps sur le lieu et y revenir), etc. Autres remarques, l’importance d’être ancré régionalement (qui rappelle la tendance « penser mondial, agir local » identifiée par les prospectivistes) et une « nouvelle » habitude du public à réserver sur internet pour un horaire donné et une jauge précise, ce qui permettra d’optimiser le service (moins de visiteurs pour un meilleur service).
Cette évolution de l’offre et de la demande amène plusieurs réflexions dont le fait que la Covid est un cas d’école. Les coûts engendrés par cette épidémie mondiale sont exorbitants (10 000 milliards de dollars).
Le rapport sur les pandémies publié par l’IPBES3 met en garde sur le fait que cette épidémie ne sera pas la dernière et que les suivantes seront beaucoup plus meurtrières. Il explique aussi que prévenir les pandémies coûtera moins cher que de tenter de limiter leurs ravages.
Après l’urgence climatique, ces alertes sur des risques plus globaux vont-ils inciter à transformer radicalement nos modèles économiques, industriels et financiers4 ?
Outre les jardins réguliers qui servent d’écrin au château, le domaine royal de Château Gaillard, à Amboise (Indre-et-Loire), est entouré de 15 hectares de parc et de forêt. Un atout pour les publics actuels en recherche de nature, parcs et jardins, d’un « retour » à une nature « domestiquée ». © Domaine de Château Gaillard
Force est de constater que les lignes changent effectivement depuis quelques mois : la Chine, le Japon et la Corée du Sud s’engagent sur le climat (pour une neutralité carbone en 2060 pour la première, en 2050 pour les deux autres), la France rejette le Mercosur au nom de l’environnement (vaste accord de libre-échange en négociation depuis 20 ans entre l’Europe et les pays Sud-Américains), l’agroalimentaire se fait plus économe, l’Europe oriente clairement sa politique vers des investissements verts (la volonté est bien réelle, même si les mesures restent insuffisantes), le vélo s’installe durablement dans les villes, etc. Autre point, les pétroliers changent de paradigme : BP et Total par exemple investissent désormais5 dans les énergies vertes (une bonne nouvelle par rapport à la pollution qu’engendre l’utilisation du pétrole, une moins bonne nouvelle pour les défenseurs de l’environnement qui freineront sans doute de plus en plus difficilement le développement de l’éolien), persuadés que la demande de pétrole ne se relèvera jamais de la chute causée par la crise sanitaire. En toile de fond, la nécessité, pour extraire du pétrole, de mégaprojets toujours plus coûteux pour une rentabilité toujours moindre et la fin pure et simple du stock de pétrole contenu dans les entrailles de notre planète.
À défaut de bons sentiments ou de la (com)préhension de l’urgence, nécessité fait loi…
Si le tourisme de masse a sans doute encore de beaux jours devant lui, la crise sanitaire accélère l’émergence de nouveaux comportements touristiques6, orientés vers la vie de proximité, la nature, plus de liens sociaux, les comportements écoresponsables et durables, moins mais mieux, le recentrage du temps, etc. Autant de signes de changements profonds à l’œuvre dans la société civile.
Et si la réponse à la crise de la Covid, tout comme « les obstacles à une réelle [et indispensable] transition, s’interroge Hugues de Jouvenel, [tenaient] peut-être à un leurre collectif, à la croyance que notre bien-être dépend exclusivement de la consommation de biens et de services marchands », à la nécessité de « changer de paradigme », et de « passer de la société de consommation aux sociétés de satisfaction » ?
L’arrêt de l’économie pour enrayer l’épidémie (une première dans l’histoire) est peut-être un signal fort dans ce sens.
D’une société de consommation à une société de satisfaction, un champ vaste et prometteur que les propriétaires privés de patrimoine historique semblent déjà emprunter. Hier encore taxés de passéistes, ne seraient-ils pas désormais avant-gardistes, vigies et précurseurs du changement ?
1 Voir Anne-Marie LECOCQ, « Pour une écologie du patrimoine », dans Revue de l’Art, n° 94, 1991, p. 5-10.
2 Il faut lire, à ce sujet, l’excellent ouvrage de Sylvine PICKEL CHEVALIER, L’Occident face à la nature, à la confluence des sciences, de la philosophie et des arts, Éditions Le Cavalier bleu, 2014.
3 L’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES) est une plateforme intergouvernementale scientifique dédiée à la biodiversité.
4 Voir l’article « Il est urgent de prévenir les pandémies pour ne pas payer un prix toujours plus élevé, alerte l’IPBES ».
5 Par exemple : « Énergies vertes : les pétroliers gardent le cap », « BP, Shell, Total… Pourquoi les majors accélèrent leur transition », « Le brief éco. Énergies renouvelables : le pétrolier BP montre l’exemple » ou « Total accélère dans les renouvelables face à la chute du pétrole ».
6 Autant de changements pressentis auxquels cherchent aussi à répondre l’e-tourisme, le slow tourisme, le tourisme culturel, associatif et social, etc.