Il fut un temps où l’on élevait des dômes pour purifier l’air et où l’on perçait des boulevards pour combattre les épidémies… Dans sa passionnante « Histoire naturelle de l’architecture », exposée au Pavillon de l’Arsenal à Paris, l’architecte Philippe Rahm revient sur ce que l’architecture doit aux grands défis sanitaires de l’histoire. Et si construire pouvait guérir ?
« L’histoire de l’architecture et de la ville, a le plus souvent été relue sous les prismes politique, social et culturel, oubliant les raisons physiques, climatiques ou sanitaires qui l’ont pourtant fondée. » Philippe Rahm ne s’est pas lancé dans cette « Histoire naturelle de l’architecture » par hasard. Voilà plus de vingt ans que cet architecte et chercheur suisse, qui dirige une agence à Paris, repousse les limites de sa discipline vers de nouveaux territoires. Convaincu que, pour mieux affronter les nouveaux défis environnementaux, l’architecture doit d’abord renouer avec ses fondamentaux.
Alors il s’est replongé dans son histoire, pas en intellectuel mais en naturaliste. À la recherche de ces causes physiques, biologiques ou climatiques qui ont façonné l’architecture et l’urbanisme au cours des siècles. Une histoire naturelle dans laquelle la question sanitaire résonne tout particulièrement avec l’actualité. Et passionne, quand elle révèle que la santé, les progrès de la médecine et la lutte contre les épidémies ont profondément marqué les évolutions de la forme architecturale et de l’aménagement urbain.
Il fait meilleur à l’intérieur
Revenons d’abord aux fondamentaux. En architecture, ils tiennent en peu de mots : « L’architecture naît de la nécessité de créer un climat pour maintenir notre température corporelle à 37 °C ». Avant toute fonction sociale, culturelle ou politique, l’ambition des tous premiers constructeurs était d’abord de parer à des impératifs physiologiques. Question de survie. « Pour s’abriter des vents qui refroidissent la peau par convection, se protéger de la pluie qui accélère le refroidissement du corps par conduction ou se cacher du soleil dont les rayons brûlent par radiation, l’être humain construit des toits et parois », rappelle un Philippe Rahm très scientifique en introduction de son histoire naturelle.
« À l’intérieur d’un igloo, règne un microclimat dont la température est de 20 °C supérieure à la température extérieure. » Philippe Rahm / Esquimaux construisant un igloo avec des blocs de glace. Photographie de Frank E. Kleinschmidt, 1924. Coll. Library of Congress (Washington D.C., États-Unis) © Frank E. Kleinschmidt
Sortes de seconde peau en terre, en bois ou même en glace, les premières constructions sont en général érigées avec des matériaux provenant de l’environnement immédiat. Mais il ne faut pas regarder avec dédain ces huttes de bois rudimentaires, car on leur doit bien plus qu’on ne le croit : leurs troncs d’arbres verticaux donneront naissance à de majestueux pilastres et colonnes, leurs poutres à de longues architraves parfois sculptées. La sédentarisation des populations au néolithique transformera en effet ces constructions légères en édifices de pierres ou de briques. C’est avec la création des premières villes qu’apparaitront les premières épidémies …
L’art du courant d’air
Parmi la litanie des mesures à respecter en ces temps sanitaires troublés, on peut entendre cette recommandation : aérer. Les contaminations survenant le plus souvent dans les lieux clos, l’aération permet d’en limiter les risques. Le Conseil scientifique du Président n’a rien inventé, puisque c’est le médecin grec Hippocrate qui, au Ve siècle, sera le premier à formuler la thèse d’une transmission des maladies par l’air. Dans un livre, Airs, eaux, lieux, redécouvert à la Renaissance, il va même poser les bases d’une véritable hygiène de l’architecture en expliquant notamment où et comment construire, en fonction des vents et de la qualité des eaux.
Plan et coupe de la villa Almerico (villa Rotonda), Andrea Palladio. Selon Philippe Rahm, la villa Rotonda est une application exemplaire des fondements climatiques de l’architecture : la rotonde centrale évacue l’air chaud, la cave apporte de l’air froid, les portiques apportent de l’ombre, les fenêtres sont alignées pour créer des courants d’air. In I quattro libri dell’architettura, livre II, 1570 Vue intérieure du grand dôme de l’Hôtel-Dieu de Lyon construit à partir de 1755, sur des plans de Jacques-Germain Soufflot. Il doit servir à purifier l’air dans les salles communes, où sont installés les malades. © Erik Saillet
C’est cette même peur de l’air stagnant qui, dès le XVIIIe siècle, va amener des architectes, comme Jacques-Germain Soufflot ou Claude-Nicolas Ledoux, à concevoir des bâtiments publics où la distribution des espaces est strictement étudiée pour permettre une circulation de l’air idéale. La meilleure façon d’évacuer l’air vicié ? Le diriger vers le haut, en élevant des dômes censés aspirer les miasmes. C’est en s’appuyant sur cette théorie que le professeur de médecine Antoine Petit couronne son projet pour le nouvel Hôtel-Dieu de Paris d’un gigantesque et très disgracieux dôme pyramidal, autour duquel sont disposées les chambres de malades.
Dès le XIXe siècle, la préoccupation des architectes pour le principe de ventilation s’étendra progressivement aux habitations. « À Paris, le préfet Haussmann prescrit un système de cours et de courettes, ces dernières parfois si étroites qu’elles sont comparables aux gaines de ventilation modernes », explique Philippe Rahm. Jusqu’à s’imposer, au XXe siècle, dans les logements ouvriers, notamment sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’architectes qui défend une vision sociale de l’architecture, où l’hygiène de l’espace domestique joue un rôle clef. Un air de progrès ?
Haussmann VS le choléra
Ruelles étroites et boueuses, égouts à ciel ouvert, familles entassées dans une seule pièce… À la fin du XVIIIe siècle, Paris n’a rien d’une ville Lumière. Les maladies contagieuses font des ravages, la mort est omniprésente et la médecine souvent impuissante. Certains médecins hygiénistes pointent la responsabilité de l’air stagnant et de l’insalubrité des rues dans les contaminations, mais la succession rapide des régimes politiques ne permet pas de mettre en place de vraies mesures. C’est l’épidémie mondiale de choléra-morbus, déclarée à Paris dès mars 1832, qui va provoquer une vraie prise de conscience. Et motiver l’entreprise de travaux titanesques qui vont transformer la capitale au XIXe siècle.
Le comte de Rambuteau puis, plus tard, sous le Second Empire, le baron Haussmann vont être les grands orchestrateurs de ces travaux d’urbanisme et de modernisation. Et c’est bien sur les théories de l’air stagnant qu’ils s’appuieront pour dessiner les larges avenues et boulevards qui doivent permettre d’aérer Paris et de lutter contre la propagation de l’épidémie. Les ruelles médiévales sont rasées, au profit de ces « boulevards à vent » bordés d’un tout nouveau type d’édifice : l’immeuble haussmannien. Tandis qu’en sous-sol, est creusé un grand réseau d’égouts qui protège les sources d’eau potable de la contamination par les eaux usées.
Cette nouvelle conception de l’espace public va de pair avec une modernisation de l’espace privé du logis : dans ces nouveaux immeubles haussmanniens, il y a l’eau et le gaz à tous les étages. On veille également à ce que les intérieurs soient aérés et lumineux, et que les évacuations d’eau usées soient raccordées au tout-à-l’égout. L’objectif : répondre aux nouvelles normes de salubrité qui font désormais autorité dans la capitale. Résultat : le choléra épargnera Paris lors des épisodes épidémiques suivants et la durée de vie des parisiens va s’accroître considérablement. La ville moderne est née et, avec elle, la première manifestation d’une vraie politique de santé publique, qui s’est jouée, d’abord, sur le terrain de l’architecture.
Vacances sur ordonnance
Si la santé peut changer le visage d’une ville, elle peut aussi amener à en créer de nouvelles ! Dieppe, Biarritz, Cabourg doivent ainsi leur développement à une même raison, éminemment sanitaire : la découverte au XIXe siècle des vertus curatives de l’iode. Certaines régions, très éloignées des territoires naturellement iodés, présentent en effet un nombre important de malades atteints de problèmes de thyroïde et de crétinisme. En 1820, le médecin genevois Jean-François Coindet établit scientifiquement que ces maladies résultent d’un manque d’iode dans l’alimentation et commence à recommander des cures.
« Ces résultats suscitent un formidable engouement pour les bords de mer et les sites disposant d’une source minérale d’eau iodée sur le territoire européen », explique Philippe Rahm. Un afflux de malades qui va entrainer une urbanisation rapide de ce littoral désormais très prisé : Dieppe ouvre le premier établissement de bains de mer français en 1822, suivi par Arcachon, Biarritz, Trouville, Houlgate, Deauville… Rapidement reliées aux grandes villes les plus proches par le chemin de fer, on y observe l’apparition des premières structures balnéaires et touristiques. Avant qu’hôtels de luxe, casinos puis fastueuses villas privées ne viennent compléter ces nouveaux paysages urbains à l’architecture éclectique.
La découverte, en 1922, du lien entre exposition au soleil, ultraviolets et vitamine D, notamment pour lutter contre des maladies infantiles comme le rachitisme, ne fera que renforcer l’attractivité de ces côtes ensoleillées. Si bien que, dès 1963, le président Charles de Gaulle va charger Pierre Racine, directeur du cabinet du Premier ministre, d’un plan d’aménagement touristique du littoral méditerranéen. La « mission Racine » donnera naissance aux stations balnéaires de La Grande-Motte et du Cap-d’Agde, construites, toutes deux, ex-nihilo. La course au bronzage a remplacé la quête de vitamine D mais, à l’origine de nos villes balnéaires, il était bien question de santé.
Une page blanche
Pourquoi Le Corbusier, comme tant d’autres architectes modernes, a-t-il recouvert le béton armé de ses plus fameuses constructions de peinture blanche ? En s’intéressant à cette couleur qui incarne la modernité, Philippe Rahm a découvert que les raisons de son succès n’était pas esthétiques mais … sanitaires : « D’une part car l’on sait que le lait de chaux, naturellement blanc, est un puissant antiseptique dont on recommande l’usage pour détruire les miasmes qui s’incrusteraient dans les parois. D’autres part, car le blanc amplifie les rayons du soleil que l’on croit bactéricides, notamment contre le microbe de la tuberculose ».
Or, en ce début du XXe siècle, la tuberculose fait des ravages. Pour lutter contre sa propagation, le gouvernement ordonne la construction massive de sanatoriums, notamment en montagne, où les malades doivent effectuer des cures d’air et de soleil. Tout, dans l’architecture de ces grands complexes sanitaires, doit concourir à la guérison : larges fenêtres orientées au sud, balcons, terrasses et bien sur murs blancs, pour accroître l’intensité du rayonnement solaire. Tous les sanatoriums seront désormais construits selon ces principes. Une architecture qui guérit ?
Marqués par ces innovations architecturales et leur potentiel en terme de santé et de confort, les architectes de ce début du XXe siècle vont s’emparer du « vocabulaire thérapeutique » de ces sanatoriums, pour imaginer une architecture moderne où air et lumière sont des invités privilégiés … À l’image de la fameuse Villa Savoye, chef d’œuvre de Le Corbusier et emblème de cette « modernité blanche », dont Philippe Rahm célèbre les qualités : « Isolée au centre d’un grand parc, bâtie en hauteur pour bénéficier sans contrainte du passage des vents et du soleil, pourvue d’un solarium sur le toit permettant de bénéficier de l’air en mouvement et d’y exposer son corps aux rayons solaires ». Il faut l’avoir visitée un jour de beau temps pour comprendre que cette villa, si justement baptisée Les heures claires, soigne l’esprit tout autant que le corps.
Histoire salutaire
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est sur les fondements sanitaires de cet urbanisme moderne qu’est lancée la reconstruction d’une France convalescente. Les principes « air, soleil et verdure » guident ainsi l’édification de millions de logements en périphérie des villes. Mais c’était sans compter avec cette dernière avancée de la médecine : la découverte des antibiotiques, puis du vaccin, notamment contre la tuberculose. « Généralisés à partir des années 1950, ils ont largement libéré les êtres humains des soucis de santé qui avaient forgé les principes urbains depuis le XIXe siècle. »
Dès les années 1970, et l’avènement du postmodernisme, l’architecture cesse de se préoccuper du médical et le curseur se déplace vers des préoccupations politiques, sociales, esthétiques. La dimension intellectuelle et culturelle de l’architecture remplace peu à peu les valeurs matérielles, biologiques, et bien sûr sanitaires, auxquelles elle devait tant. C’est tout un mode de vie qui s’en trouve chamboulé. Les villes se densifient, les logements se superposent dans des tours de plus en plus hautes, et les petites rues des centres villes ne font plus peur à personne.
« Les pertes thermiques d’un immeuble mal isolé se répartissent ainsi : environ 30 % par les fenêtres, 19 % par le toit, 16 % par les murs, 14,7 % dus aux rejets de combustion, 10,5 % par le sol et 10 % par la ventilation. » Philippe Rahm / Une maison dans la forêt en hiver, Ithaca (New York, Etats-Unis), Thermogramme réalisé par Philippe Rahm. © Philippe Rahm Architectes Inventeur du concept de « jardin météorologique » Philippe Rah vient d’achever, en association avec Catherine Mosbach et Ricky Liu, un grand parc de 70 hectares à Taichung (Taiwan). Aménagé selon le soleil et la circulation de l’air il crée des variation climatiques selon la fonction du lieu : les tables de pique-nique dans les lieux frais, les jeux pour enfants dans la zone la moins polluée, le sport dans les zones plus sèches. / Into the Meteorological garden, Philippe Rahm © DR
Oubliée, la santé ? Et si une pandémie venait, une nouvelle fois, rebattre les cartes ? Après tout, qui de mieux placé qu’un confiné pour comprendre l’architecture dans ce qu’elle a de plus concret : un toit, quatre murs, de l’espace, de l’air, du soleil mais pas trop. Ça ne vous rappelle rien ? Sauf que, depuis les huttes néolithiques, la donne a légèrement changé… La flambée des prix de l’immobilier a réinventé le taudis. L’air, porteur de pollution, doit être respiré avec modération. Quant au soleil, les récentes canicules ont fait baisser sa côte de popularité.
L’architecture a ainsi bien des défis à relever pour continuer à nous protéger. Notamment face aux dangers majeurs pour la santé que sont la pollution et le réchauffement climatique. Mais comme cette longue histoire sanitaire vient de nous le rappeler : l’architecture peut soigner ! Imaginez : des villes plus saines, d’où l’on aurait chassé la voiture comme on chassait autrefois le choléra ; des logements mieux isolés et mieux conçus, où vent et soleil remplaceraient nos énergivores radiateurs et climatiseurs… Les crises nous poussent à nous réinventer, dit-on. Ne manquons pas cette opportunité. Il en va de notre survie, autant que de notre santé.
« Histoire naturelle de l’architecture. Comment le climat, les épidémies et l’énergie ont façonné la ville et les bâtiments », au Pavillon de l’Arsenal (Paris IVe), jusqu’au 28 février. Catalogue disponible en ligne.