La mairie de Lille a renoncé à la demande d’inscription de sa citadelle au patrimoine mondial de l’Unesco. Deux spécialistes du patrimoine lillois décryptent ce revirement qu’ils estiment injustifié.
« L’œuvre de Vauban ne se limite pas à la citadelle »
C’est dans une lettre adressée au Réseau des sites majeurs de Vauban, association qui portait la requête devant l’Unesco, que Martine Aubry a annoncé le retrait de la candidature de la citadelle lilloise au Patrimoine mondial. Motif invoqué : l’inscription, qui s’étend au delà des murs de la citadelle, pourrait compromettre plusieurs projets urbains liés au développement durable. C’est en effet l’extension du classement à un large périmètre, baptisé « zone-tampon » et englobant une grande partie du Lille intramuros, qui serait la cause principale du litige à l’origine de la volte-face municipale. Sur un plan révélé par la mairie, on constate que la zone en question s’étendrait sur le Vieux Lille, sur une partie du centre-ville entre la porte de Gand et la porte de Paris, ainsi que sur les rives de la Deûle.
Vue du ciel de la citadelle et de son parc de 110 hectares, situés à l’ouest du Lille intramuros ; ils sont entourés par la Deûle. © Ville de Lille La fameuse « zone-tampon » qui est, au même titre que la citadelle, concernée par le classement Unesco. Une zone qui serait à l’origine du litige ayant provoqué la volte-face de la mairie. En effet, elle s’étend, bien au delà de l’enceinte de la citadelle, pour englober le Vieux Lille ainsi que, plus à l’est, les quartiers situés entre la porte de Gand et la orte de Paris. © France 3 Hauts-de-France
Une extension tout à fait légitime pour Etienne Poncelet, qui rappelle que la vocation de ce classement est de consacrer tout l’œuvre de Vauban à Lille. « Or elle ne se limite pas à la citadelle, loin de là » explique cet architecte en chef et inspecteur général honoraire des Monuments historiques. « Vauban était gouverneur de la citadelle mais aussi de la ville, sur laquelle il a laissé son empreinte. » Une empreinte militaire mais aussi civile : « On lui doit notamment la construction du quartier dit de l’Île Royale, reliant la nouvelle citadelle à la ville ancienne ».
« La zone-tampon est justifiée car elle englobe le fort du Réduit, qui fait partie intégrante du dispositif Vauban » précise également Jean-Yves Méreau, président de la l’association Renaissance du Lille ancien, en revenant sur l’histoire de sa ville. « Quand Louis XIV annexe Lille à la France, les Lillois ne veulent pas de cette annexion, c’est pour cela que Vauban construit la citadelle à l’extérieur de la ville et le fort à l’intérieur, car il doit pouvoir se défendre contre les invasions mais aussi contre la ville elle-même ! » L’extension de la zone plus à l’est de la ville permet, quant à elle, d’englober les portes de Gand et de Roubaix, toutes deux renforcées par des ouvrages de fortification conçus par Vauban. Tandis que les rives de la Deûle, englobées elles-aussi dans la zone-tampon, doivent leur classement au rôle que jouait la rivière dans le système défensif de la citadelle : ses eaux permettaient d’alimenter les fossés inondables protégeant les bastions.
Du fort du Réduit (appelé à l’origine fort Saint-Sauveur), construit à la même époque que la citadelle pour en être le pendant, il ne reste que la chapelle et sa façade Louis XIV. © Histoire du Nord Plan du fort Saint-Sauveur, situé dans le quartier du même nom à Lille. Il devait servir à déployer des forces rapidement dans ce quartier populaire où Vauban craignait des soulèvements. © Bibliothèque municipale de Lille
Or, toute cette zone, si stratégique pour Vauban au XVIIe siècle, se trouve l’être tout autant pour Martine Aubry en 2020… « Cette zone-tampon est un enjeu urbain capital pour la Ville, parce qu’elle est la couture entre Lille et les villes limitrophes de Lambesart, Saint-André et La Madeleine » explique Etienne Poncelet. En insistant notamment sur ce nouveau quartier administratif, situé à la limite de La Madeleine, que la mairie est en train de faire sortir de terre et qui doit notamment accueillir le nouveau palais de Justice en 2023. « La Ville a peur que ses projets soient bloqués par le classement Unesco… »
« Unesco ou pas, dans un site classé, l’important c’est de faire les choses correctement »
Des projets, la mairie en a dans ses tiroirs. Dans la lettre qu’elle a adressé au Réseau Vauban pour justifier son désengagement, Martine Aubry évoque notamment le projet d’une ligne de tramway dévolue à desservir le nouveau palais de Justice et les différents quartiers de La Madeleine. Mais aussi les aménagements nécessaires à la mise en place du futur canal Seine-Nord, grand réseau européen de transport fluvial qui permettrait de relier les Hauts-de-France aux grands ports du nord de l’Europe. Projets situés tous deux à l’intérieur de la fameuse zone-tampon, auxquels le classement Unesco pourrait, selon la Maire, porter préjudice.
« Cela nous parait être des faux problèmes, car ce sont les protections déjà existantes qui vont agir face aux projets de la mairie, pas l’Unesco » indique Jean-Yves Méreau. « D’ailleurs, le principe de l’Unesco c’est d’exiger que, sur le bien présenté, il y ait déjà les plus hautes protections possibles dans la législation du pays. » À Lille, c’est largement le cas : la citadelle, la porte de Gand, la porte de Roubaix, la porte de Paris, la chapelle du Réduit et bien d’autres monuments du périmètre Unesco sont tous classés au titre des Monuments historiques. Tandis que, sur une grande partie du Vieux Lille et du centre-ville, s’applique déjà un classement « Site patrimonial remarquable », très protecteur.
La porte de Roubaix. Vestige de l’enceinte espagnole de 1621, elle fut doublée d’un ouvrage à corne (fortification avancée) par Vauban, qui l’intégra ainsi dans son dispositif de défense. © Lille Tourisme La porte de Gand. Vestige de l’enceinte espagnole de 1621, elle fut doublée d’un ouvrage à corne (fortification avancée) par Vauban, qui l’intégra ainsi dans son dispositif de défense. © Lille Tourisme La porte de Paris. Construite en l’honneur de Louis XIV, entre 1685 et 1692, par Simon Vollant, ingénieur ayant travaillé sur la citadelle. Elle est le seul exemple d’une porte de ville faisant office d’arc de triomphe. © Lille Tourisme
« Juridiquement, le label Unesco n’apporte aucune réglementation supplémentaire » poursuit Jean-Yves Méreau. Il en veut pour preuve l’inscription en 2012 du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais sur la prestigieuse liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. « Le bassin minier continue à se développer, à se moderniser, on y démolit et on y construit, l’Unesco ne gêne en rien ! » Quant à l’argument du tramway, le président de l’association Renaissance du Lille ancien cite l’exemple du centre-ville de Bordeaux, dont le classement Unesco n’a pas empêché la circulation. « Unesco ou pas, dans un site classé, l’important c’est de faire les choses correctement ! »
« Il s’agit d’un label moral, en aucun cas réglementaire ou légal, et c’est là où la ville se trompe » appuie Etienne Poncelet, pour qui la réalisation de ces projets n’est en rien incompatible avec le classement. « On peut concevoir des projets intelligents qui respectent la zone-tampon et l’œuvre de Vauban. Il suffit de mettre autour de la table les différents acteurs pour en parler, et non pas tout bloquer et laisser passer cette chance pour les Lillois de voir leur citadelle, la première et la plus belle que Vauban ait jamais conçue, reconnue mondialement ! »
« C’est pas nous, c’est l’armée ! »
Toujours dans la lettre signifiant son renoncement, la municipalité pointait également la problématique de l’ouverture aux visiteurs d’un lieu occupé par des militaires rattachés à l’Otan. En effet, depuis 2007, la citadelle abrite le quartier général du corps de réaction rapide-France (CRR-Fr), certifié par l’Otan. C’était leur présence qui avait mené, en 2008, à l’abandon de la première candidature de la citadelle au Patrimoine mondial. « En 2008, la force de l’Otan était en train de s’installer dans la citadelle et ne voulait pas qu’on s’occupe de ses affaires. C’est ce qui avait justifié le renoncement à cette première candidature. Mais aujourd’hui, les militaires sont tout à fait prêts et, selon nos sources, ils ne comprennent absolument pas la décision de la mairie » explique Jean-Yves Méreau.
La place d’Armes, au cœur de la citadelle, accueille les cérémonies qui rassemblent les militaires du QG de la force de réaction rapide-France (certifiée par l’Otan). On aperçoit, au second plan, la chapelle Saint-Martin, encadrée par les bâtiments de l’ancien hôtel du Gouverneur. © Capture d’écran/Visite virtuelle de la citadelle sur citadellelille.fr
Pour Etienne Poncelet, qui est aussi colonel de la réserve citoyenne, cet argument de la mairie ne tient pas non plus : « On ne peut pas nier que la présence de l’État-major de l’Otan soit un enjeu, mais – je le tiens du Général en personne – les militaires sont tout à fait favorables à la protection au titre de l’Unesco ». Les deux défenseurs du patrimoine lillois sont formels, il s’agirait, là encore, d’un faux argument : « La mairie essaie de mettre en avant la présence de l’Otan pour dire : “C’est pas nous c’est l’armée !” » grince Etienne Poncelet, en expliquant que les militaires organisent régulièrement des visites guidées de la citadelle.
« Le label Unesco n’exige pas qu’on y entre comme dans un moulin » tient à préciser Jean-Yves Méreau, en rappelant que la citadelle reste une base militaire en activité, avec le niveau de sécurité qui va avec. « De toute façon, l’intérêt principal de la citadelle, ce sont ses défenses extérieures, qui illustrent tout le génie militaire de Vauban. Or, ces défenses extérieures se visitent tout le temps, puisqu’il s’agit d’un parc ! »
« La ville fortifiée, c’est la ville durable »
Enfin, quant à l’argument du développement durable invoqué par la mairie, nos spécialistes sont les premiers à s’en étonner : « Le développement durable est un argument “tarte à la crème” auquel je ne comprends rien, grommelle Jean-Yves Méreau, mais on aimerait bien comprendre, donc on va demander à avoir accès au dossier ».
Ouvrant vers l’ouest et autrefois dotée d’un pont-levis, la porte Dauphine est décorée de guirlandes de feuillages et de trophées militaires. Sur le fronton est représenté le symbole du Roi Soleil. © Bruno Parmentier Bastion et fossé de la citadelle de Lille, envahis par la végétation. © Hans Porochelt
« En fait, c’est un argument en notre faveur, parce que précisément la ville durable c’est celle qui tient compte de l’existant » ironise Etienne Poncelet, en jouant sur les mots. « Ce qui est durable c’est le monument, c’est la mise en valeur des éléments que l’Histoire nous lègue : la ville fortifiée, c’est la ville durable ! » Sans oublier le poumon vert que représente, pour la capitale des Flandres, le gigantesque parc de 110 hectares entourant la citadelle. « Le patrimoine fortifié de Vauban, c’est 10 % de construction et 90 % d’éléments paysagers, alors, pour moi, la protection de ce patrimoine par le label Unesco rentre tout à fait dans une gestion écologique et durable de la ville ! »