Dans les années 1950, l’Amérique possède de nombreux terrains bon marché en dehors des villes, ainsi que le plus grand approvisionnement en carburant au monde. Sa capacité pour produire en masse est exceptionnelle. Elle lance un projet de développement immobilier en périphérie, repris dans le monde entier : la banlieue.
Comme le montre James Howard Kunstler1, ce qui paraissait une excellente idée a produit, aux États-Unis, de nombreux effets secondaires désastreux. L’étalement urbain a détruit la conception traditionnelle de la ville et de la campagne. Le rêve américain étant plus proche des images de la télévision que de la vraie vie, la réalité est devenue une caricature. Les banlieues ont vite connu les inconvénients de la campagne comme ceux de la ville, sans en avoir les avantages. Bien que la densité de population y soit inférieure à celle des villes, elles ont supprimé les caractéristiques du monde rural, et sont devenues aussi encombrées que les villes, sans pour autant présenter les avantages d’une interaction sociale intense (puisque les habitants oscillaient entre leur maison et leur automobile, où ils restaient coincés et isolés).
La banlieue a échoué en tant que milieu social, en particulier pour les enfants. Dans les banlieues américaines, les jeunes sont devenus totalement dépendants du chauffeur familial – généralement la mère, qui passe des heures dans sa grosse voiture à faire la navette entre des activités sportives et culturelles hautement organisées, les courses, etc. Dans ce monde unidimensionnel d’une incessante circulation automobile, les enfants ne développent pas le sens de l’indépendance personnelle, les connaissances et les aptitudes nécessaires pour se prendre en charge, gérer leur temps et leurs mouvements dans la vie de tous les jours ; ils n’ont pas le plaisir d’explorer le monde ou de s’aventurer au hasard des circonstances ; il n’y a pas de bois et de prairies où vagabonder, de petits animaux à observer, seulement une succession sans fin de parkings, de chaînes de fast-food et de maisons qui se ressemblent toutes sur des kilomètres2.
Évidemment, la France – où ce modèle s’est aussi exporté – n’est pas les États-Unis – souvent en proie à la démesure et à l’excès. Nous sommes dans une meilleure situation qu’outre-Atlantique, tout au moins en apparence, mais peut-être est-ce un résultat d’échelle. L’Hexagone est globalement resté attaché aux rapports sociaux traditionnels. Nous préservons un réseau de chemin de fer (bien que la baisse du nombre de lignes entre 1945 et aujourd’hui soit considérable) et encourageons le développement du tramway et des bus (contrairement aux États-Unis qui s’en sont débarrassés pour développer au maximum l’usage de la voiture).
Mais le zonage ne nous épargne pas, les travers de la banlieue non plus, et nos paysages sont aussi coupés par des routes sans fin, la laideur de centres commerciaux gigantesques et l’immense monoculture de lotissements.
En France comme ailleurs, l’avenir de la banlieue interroge, ne serait-ce parce qu’elle a été conçue dans l’espoir d’un pétrole bon marché qui coulerait sans fin. Ce qui ne sera pas le cas.
« La banlieue n’a pas d’avenir, nous dit Kunstler, sauf peut-être de trois sortes : sous forme de taudis, de lieu de récupération des matériaux et de ruines. »
Si cette affirmation peut sans doute être nuancée, le problème des banlieues tentaculaires et du mode de vie insoutenable qu’elles imposent, notamment la dépendance à l’automobile, reste un désastre sur le plan écologique et humain : dilapidation des énergies et des ressources, destruction des paysages, des campagnes, artificialisation des sols (et toutes ses conséquences), atomisation sociale, etc.
Le bourg de Quintin, dans les Côtes-d’Armor, a conservé de nombreux commerces en son centre. © Bernard Galéron Pérouges, dans l’Ain, est un petit bijou. Ses maisons ont été remarquablement bien restaurées et préservées. On peut cependant regretter sa muséification et le fait que les seuls commerces encore présents soient ceux qui accueillent les touristes à la belle saison. © Tristan Deschamps
Parallèlement au développement des banlieues, les centres des villages, des bourgs, des petites villes et même de villes moyennes se dévitalisent, en particulier dans les territoires ruraux et péri-urbains – bien que les proportions diffèrent nettement en fonction des situations géographiques, du contexte industriel, de l’éloignement des aires métropolitaines et de leur spécificité régionale. « Ces centres doivent souvent faire face à une augmentation de la vacance des logements et des commerces, à une dégradation des espaces publics, à un recul des commerces et des services en zone périphérique, à une dégradation de leur patrimoine bâti et à une paupérisation de la population qui rejoint les périphéries, participant ainsi à l’étalement urbain et à la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers. »3
Depuis quelques années, la reconquête de ces centres est d’ailleurs devenue une des priorités des politiques publiques. Les études et actions des Architectes-conseils, des « opérations de revitalisation des territoires » de la loi Élan, des dispositifs d’accompagnement des élus, du programme de revitalisation des centres-bourgs (2014), du programme « Action cœur de ville » (2017), ou du projet « Zéro artificialisation nette » (2018), tentent d’apporter des solutions.
Encore faut-il identifier les causes du phénomène, qui ne sont pas toutes la conséquence des politiques d’extension urbaine. « La baisse de la démographie des régions rurales, de leurs villages, bourgs et villes au profit de la concentration métropolitaine devance nettement la question de l’étalement urbain. Si l’analyse des soldes naturels et migratoires montre que la couronne urbaine a compensé une part de la baisse des centres, dans bien des cas c’est malheureusement toute l’agglomération (centre et couronne périurbaine) qui a perdu de la population. En fait, sous l’action majeure de la mobilité́ facilitée, les deux phénomènes sont concomitants : perte globale de population et étalement. Viennent ensuite d’autres facteurs : modes de consommation, zoning, etc. La diffusion de l’habitat dans le périurbain, le rejet des activités hors des centres, l’offre commerciale concentrée en périphérie sont des processus aujourd’hui bien installés, mais sans doute pas définitifs. »4
« …Pas définitifs… » à condition, évidemment, de ne pas penser demain comme hier.
L’évolution des familles par exemple (décohabitations de juniors et seniors, parents séparés, familles recomposées…), rappelle les Architectes-conseils de l’État, « appelle une offre souple de logements spécifiques pour alimenter un retour au centre dans le cadre d’un parcours résidentiel ». Il faut s’adapter aux nouvelles contraintes économiques, climatiques ou aux changements sociétaux, comme l’évolution du rapport à la propriété des jeunes générations, etc.
Depuis la crise de la Covid, un nouveau phénomène s’observe : le déménagement des « élites » des centres des grandes villes, non pas vers la banlieue (car les classes aisées fuient la conurbation), mais vers d’autres villégiatures à la campagne, où il y a plus d’espace, où il est possible d’accueillir sa famille, de se confiner sans s’entasser, d’avoir une meilleure qualité de vie, tout en maintenant son activité grâce au télétravail (épiphénomène ou le signal faible d’un changement plus profond?).
C’est bien la capacité humaine à réinvestir le patrimoine, à le renouveler, à le préparer à de nouveaux usages, qui permet à ce dernier de survivre5, non sa muséification.
Ainsi, les châteaux deviennent-ils des musées, des centres de séminaires, de loisirs ou de détente, les entrepôts se transforment en lieux d’échanges culturels, les belles demeures en mairies, les gares en offices de tourisme, les abattoirs en centres d’art, etc.
Le patrimoine (les monuments historiques mais aussi plus largement ces enveloppes bâties qui traversent les siècles) n’est pas uniquement un fantastique levier de développement du territoire. S’il « permet de lier, d’un côté, la transmission, l’animation et le partage d’une culture commune, et de l’autre, la définition d’un projet de développement de territoire qui allie revitalisation économique, construction d’une ville durable, et développement d’un tourisme soutenable »6, sa (re)valorisation, (ré)inventée dans des contraintes environnementale, architecturale, paysagère, patrimoniale et de nouveau usages, est aussi une réponse aux nombreux défis (climatiques, post-pétrole, du développement durable, sociaux, etc.) qui se dressent désormais devant nous.
Les bourgs portent une promesse. Encore faut-il y rétablir, aussi, une perspective économique. Dans le cas contraire, les villes seraient-elles destinées à ne devenir que des ghettos ?
1 James Howard KUNSTLER, Too much magic : l’Amérique désenchantée, trad. de l’américain par J.-F. Goulon, Le retour aux sources, 2014.
2 Tiré d’une interview donnée par J.H. Kunstler au journal La Décroissance, (n° 156, février 2019).
3 Collectif, Du centre-bourg à la ville, réinvestir les territoires. Constats et propositions des Architectes-conseils de l’État, 2019 (1e éd. 2014).
4 Ibid.
5 « Le patrimoine bâti survit [toujours] au programme qui l’a fondé́ » lit-on très justement dans le collectif, Du centre-bourg à la ville, réinvestir les territoires. Constats et propositions des Architectes-conseils de l’État, 2019.
6 Laurent MAZURIER (directeur de Petites Cités de Caractère), « Le patrimoine comme fil rouge des projets municipaux ? », Patrimoine Environnement, n° 199, 2020.