Edmond Coignet, ingénieur de talent et entrepreneur astucieux, a passé sa vie à réaliser l’intuition de son père François, et à défendre ses valeurs. Son travail acharné a paré le béton, matériau dont il revendiquait l’utilité sociale, des couleurs de la grande architecture.
François Coignet, père fondateur
Dans la grande famille des Coignet, Edmond naît en 1856 d’une branche audacieuse. Si tous ont la fibre commerciale, comme le prouve le développement frénétique de l’entreprise de colle fondée en 1818, son père François fixe sa pensée sur un projet visionnaire. Il s’attelle à la mise au point du béton dit aggloméré, un mélange de chaux, de cendre et d’eau. Le principe du béton est jusqu’alors empirique : il y a autant de recettes que de constructeurs, et chacun croise les doigts pour que son bâtiment survive durant un délai raisonnable.
François Coignet expérimente sans relâche toutes les combinaisons de mélanges possibles pour stabiliser au mieux la matière. Lorsqu’il parvient à des premiers résultats satisfaisants, il utilise ce béton, en 1851, comme matière principale de son usine à Saint-Denis, et plus tard d’un immeuble d’habitation. Son travail est couronné de succès : pendant que ses frères Louis et Stéphane gèrent depuis Lyon l’industrie de produits chimiques, il crée et dirige avec talent la filiale de béton de l’entreprise familiale à Saint-Denis.
François prend sa retraite en 1875, à l’âge de 61 ans, dépose le bilan de l’entreprise – malgré la bonne santé de cette dernière – et démissionne de sa présidence. Il écrit, l’année précédente : « Ce qui est certain, c’est que j’y ai cru plus que tout autre, j’y ai cru avec enthousiasme, je m’y suis complètement dévoué, je leur ai donné tout mon temps, toute mon intelligence, je leur ai sacrifié une grande partie de ma fortune, j’y ai entrainé mes parents, mes amis (…). Les bétons me coûtent non seulement une forte part de ma fortune, mais ils ont fait de ma vie un supplice permanent. » En effet, lorsqu’il meurt en 1888, il emporte surtout un goût d’inachevé. Il laisse néanmoins à ses héritiers un extraordinaire exemple d’innovation et d’esprit d’entreprise ; libre à eux de poursuivre ses travaux.
Patience et longueur de temps
Edmond est le deuxième et dernier fils de François, auquel il est très fidèle. Il fait ses armes à l’École centrale des Arts et Manufactures, et puisqu’Alphonse, le fils aîné, a créé sa propre entreprise, Edmond a les mains libres pour succéder à son père.
Dévoué à la mémoire de ce dernier, il continue et étend son entreprise de rationalisation. Il s’inspire de sa ténacité dans l’expérimentation, et la similarité de leurs approches montre le respect et la compréhension qu’Edmond a de l’œuvre de son père. Il travaille, comme lui, à offrir au béton la possibilité de s’extraire de l’aléatoire pour entrer dans l’industrialisation, mais lui ajoute l’armature en fer, pour le rendre plus solide. Il s’allie à l’ingénieur Napoléon de Tédesco. Ensemble, ils présentent leurs résultats de recherche en 1894, devant l’Académie des Sciences et la Société des Ingénieurs civils. Le duo se montre convaincant : leur communication est reprise en partie par la Commission du ciment armé en 1906, qui vise à poser des normes sur la conception du matériau qui l’occupe.
Edmond est le premier, à la suite des éclaircissements de son père, à rédiger une théorie physique fiable du béton armé. Et il transforme l’essai en enchaînant les réalisations d’ampleur, publiques et privées : les constructions réussies de l’aqueduc d’Achères, du casino de Biarritz ou du dôme de la gare d’Anvers scellent la crédibilité du « système Coignet ». Le sérieux de son travail, inspiré par l’expérience de François, lui permet de se maintenir face à la concurrence, rude en cette fin de siècle.
Les capitaines d’industrie de la construction se déchirent, et l’exposition universelle de 1900 est le théâtre de ces rivalités. Edmond Coignet y sort le grand jeu : il présente un château d’eau de style baroque en béton armé dont l’architecture colorée et extravagante, mais solide, impressionne par sa virtuosité et démontre la force de ses théories. D’autres compétiteurs, moins rigoureux, s’éliminent d’eux-mêmes : durant ce même événement par exemple, la passerelle liée à l’attraction du « Globe Céleste » et qui surplombait l’avenue de Suffren s’effondre. Cet accident cause la mort de neuf personnes et entraîne dans sa chute la crédibilité du système Matrai, grâce auquel la passerelle avait été construite.
Soufflons nous-mêmes notre forge
Les préceptes de François ont fini, à titre posthume, par accéder au succès commercial qu’ils méritaient. Mais le père, et le fils après lui, n’ont pas la fortune personnelle pour unique objectif. François Coignet savait qu’un béton rationalisé est un béton dont la formule peut être donnée à l’industrie, et donc exploitée largement pour construire des logements à faible coût, ce qui permettraient aux travailleurs et à la classe populaire d’être logés dans de bonnes conditions. Il était un ardent partisan du mouvement fouriériste, associé aujourd’hui au « socialisme utopique », et son intérêt pour le matériau était profondément mutualiste. Il était convaincu de l’importance de la transmission, d’un point de vue éducatif et politique ; Edmond en fut le premier bénéficiaire. Ce dernier a hérité de ces convictions, comme le prouvent certains de ses travaux : en 1890, il remporte l’appel d’offres pour la construction de « La Ruche », premier habitat bon marché de France, équivalent de nos HLM contemporains. Le bâtiment est en béton de mâchefer Coignet, et offre tout le confort moderne.
François Coignet savait qu’un béton rationalisé est un béton dont la formule peut être donnée à l’industrie, et donc exploitée largement pour construire des logements à faible coût. Son fils, Edmond, a poursuivi la même idée. En 1890, Edmond Coignet remporte l’appel d’offres pour la construction de « La Ruche », premier habitat bon marché de France.
Lorsqu’Edmond se présente en tant que candidat radical-socialiste aux élections législatives de mai 1898, à Saint-Denis, les tracts proclament que « l’éducation qu’il a reçue comme tout ce qu’il a fait lui-même (…) de même que son attitude dans toutes les luttes politiques auxquelles il a pris part (…) sont les meilleurs répondants de ce que serait sa conduite à la Chambre des Députés ».
Nous avons tous des contradictions : Edmond Coignet est, d’une certaine manière, le prototype de l’héritier, qui s’enrichit grâce aux possessions familiales. Il a cependant su les développer bien au-delà de ses acquis et mettre ce privilège au service de ses convictions socialistes, elles-mêmes héritées de son père… Fils aimant et admiratif, il n’aura eu de cesse d’honorer par son travail minutieux la clairvoyance de son père, en prouvant la justesse de ses intuitions et de ses méthodes.
Aujourd’hui, une association présidée par Emmanuel Sala, descendant de la famille, lutte pour la réhabilitation de la maison Coignet, domicile de François. Il souhaiterait réactualiser l’esprit Coignet vers les préoccupations contemporaines, en la transformant par exemple en pôle de travail pour la transition écologique dans le bâtiment.