D’un confinement à l’autre, l’année 2020 n’aura pas été simple pour ceux qui œuvrent à la restauration du patrimoine. Mais petits ou grands, publics ou privés, les chantiers qui le peuvent se démènent pour avancer, notamment grâce à la mobilisation des acteurs de la filière. Témoignages.
Continuer coûte que coûte
« L’eau faisait s’effriter la pierre des ogives, qui risquaient de céder si l’on n’intervenait pas. » Au château de Goudourville, dans le Tarn-et-Garonne, la mise hors d’eau des voûtes couvrant l’escalier principal était engagée quand a surgi le premier confinement. « Des travaux urgents, programmés depuis longtemps avec deux ans de diagnostics et de travail en amont » explique la propriétaire, Geneviève Carayon, dont le chantier s’est immobilisé du jour au lendemain alors qu’il venait tout juste de commencer. Rapidement, l’une des entreprises manifeste son souhait de reprendre les travaux. « Ils étaient prêts à continuer mais n’avaient pas la certitude que les textes de loi l’autorisent. » L’autorisation se confirme et une partie des travaux reprend après deux semaines d’interruption. Facteur déterminant : le chantier se déroule uniquement en extérieur.
Se met alors en place une nouvelle organisation de travail : chaque ouvrier vient avec sa propre voiture, une salle et des toilettes séparées sont mises à leur disposition, et on joue le jeu de la distanciation. « C’était un peu étrange au début, mais tout s’est fait dans la bonne humeur et, malgré la distance, on a même créé un vrai lien avec les ouvriers » raconte cette mère de famille qui s’est confinée sur place avec ses enfants. La liaison avec l’architecte des Monuments historiques supervisant le chantier s’est révélée plus problématique, au point d’imaginer des revues de chantier en visioconférence sur Zoom. La situation s’est finalement débloquée avec le retour de l’architecte sur le terrain, permettant au chantier de ne totaliser qu’un mois de retard. « Nous sommes un des rares chantiers à avoir fonctionné durant le premier confinement et, en cela, nous avons eu beaucoup de chance » estime la propriétaire en saluant le « courage » de tous ceux qui ont rendu l’exploit possible.
À Agde, le confinement a fait irruption alors que la villa Laurens entrait dans la dernière ligne droite de sa restauration. Un chantier titanesque, initié en 2015 par la Communauté d’agglomération Hérault Méditerranée, pour rendre toute sa beauté à cette exceptionnelle demeure Art nouveau, en vue d’une ouverture au public. « Le premier confinement a complètement interrompu le gros-œuvre en cours sur le chantier » raconte le chef du service patrimoine de l’agglomération, Laurent Félix. Mais le travail de restauration sur les peintures murales a, lui, pu se poursuivre : « C’est l’entreprise Arcanes en charge des peintures qui a elle-même décidé de continuer et je pense que, pour eux, ça a presque été bénéfique qu’il n’y ait plus personne sur le chantier, car ils ont pu avancer plus rapidement et mener des investigations plus abouties sur les peintures et leurs procédés de restauration ».
Nouveaux défis
« La mise en place des protocoles sanitaires a pris un certain temps, mais tous les chantiers que je supervise ont pu reprendre dès le mois de juillet et ça se passe plutôt bien » raconte François Jeanneau, architecte en chef des Monuments historiques en charge, notamment, des chantiers de restauration de l’abbaye du Mont-Saint-Michel et des hôtels de Soubise et de Rohan (Archives nationales) à Paris. Il souligne cependant d’autres problématiques qui ne dépendent pas que du chantier lui-même, parmi lesquelles : l’approvisionnement en matériaux. « Les carrières de pierre et d’ardoise ont dû faire face à une demande forte et soudaine quand tous les chantiers ont redémarré en même temps » explique François Jeanneau, qui reste malgré tout optimiste sur la poursuite des travaux. « Le retard qu’on accuse est dû à l’interruption du premier confinement, mais il ne se creuse pas avec le second. »
En cours depuis 2019, le chantier du Quadrilatère des Archives nationales (qui comprend les hôtels de Soubise et de Rohan) doit permettre l’accueil de services de l’administration du ministère de la Culture, ainsi que la création de nouveaux espaces muséographiques. © Nicolas Krief Les travaux en cours sur la toiture d’une des tours du château de Villegongis sont évalués à 1,5 million d’euros. © Bernard Galéron
« Pendant le premier confinement, il n’a rien pu se passer. Pour le second, tout le monde était organisé et on savait de quoi on parlait. » C’est ainsi qu’Igor Marié de Lisle résume la situation, quand on l’interroge sur le grand chantier de restauration qui se déroule actuellement sur l’une des tours du château de Villegongis. Des difficultés se sont tout de même présentées, notamment au moment de la mise en route : « Nous les monuments classés, on est extrêmement dépendant du bon fonctionnement des services de l’État » explique le propriétaire en détaillant le labyrinthe administratif indissociable des travaux sur site classé. « Les autorisations de travaux passent par le canal de l’architecte des Bâtiments de France, remontent par la Drac, puis redescendent aux responsables techniques… Avec une grande partie du personnel en télétravail, les réorganisations ont pris du temps. » Mais une fois la machine bien huilée, les choses ont tout de même pu avancer.
Les travaux sur les toitures du couvent des Annonciades célestes à Joinville (Haute-Marne), qui devaient démarrer fin octobre, ont été repoussés en raison de cas de Covid-19 parmi les artisans. © Mar.One.paris Grâce à un partenariat entre le couvent des Annonciades célestes de Joinville et la pâtisserie-chocolaterie Colas, sur l’achat de ces tuiles, 1 euro est reversé pour financer la restauration.
Au couvent de Annonciades célestes de Joinville, que viennent de racheter deux passionnés de patrimoine, les travaux de réparation sur les toitures de l’aumônerie et de l’oratoire, programmés en octobre, ont dû être repoussés, en raison de cas de Covid parmi les artisans. Pas de quoi démoraliser Anthony Koening et Noomane Fakhar : « On a maintenu les réunions de chantier et on a fait avancer nous-mêmes des petits travaux plus modestes » racontent ces jeunes propriétaires. Ils ont financé les travaux grâce à un appel aux dons via la Fondation du patrimoine, et même imaginé un astucieux partenariat avec un commerçant local. De leur côté, pas de problème de coordination avec les agents de la Drac : « L’ABF de la Haute-Marne répond très rapidement aux courriels et a assuré les rendez-vous avec les différents porteurs de projets. On a plus envie de les soutenir eux que l’inverse ! » sourit Anthony Koening.
Et après ?
Sur les 2 milliards d’euros du plan de relance consacrés à la culture, 280 millions sont destinés aux monuments historiques, dont 80 millions directement à leur restauration. 40 millions sont alloués aux chantiers des quatorze sites gérés par le Centre des monuments nationaux (CMN) et 40 autres sont octroyés aux monuments détenus par les collectivités territoriales ou les propriétaires privés. « Ces aides exceptionnelles vont multiplier les chantiers pour les deux ans à venir, mais aussi permettre de sauvegarder les métiers très spécialisés et les savoir-faire du secteur » analyse François Jeanneau, dont l’un des chantiers est concerné. La restauration des façades et toitures de la Merveille de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, qui a débuté à l’automne, se voit dotée de 1 million d’euros supplémentaires. Tandis que les fonds commencent aussi à arriver pour les chantiers des collectivités : « On vient d’apprendre qu’une enveloppe de 825 000 euros allait être fléchée sur le monument » révèle Bertrand Vouaux, directeur des services techniques de la ville d’Évian, en charge du chantier de la buvette Cachat.
La buvette Cachat à Evian. Ce pavillon thermal de style Art nouveau, construit en 1905 et classé au titre des Monuments historiques, doit être reconverti en espace polyvalent pour accueillir expositions et évènements. © Ville d’Evian Financé par la Ville, avec le concours de la Fondation du patrimoine, le chantier de restauration de la buvette Cachat sera soutenu par l’argent du plan de relance. © Ville d’Evian
Mais si les aides de l’État permettent d’assurer la continuité de nombre de chantiers nationaux, les propriétaires privés restent inquiets… Au château de Goudourville, les travaux sur les voûtes, désormais terminés, n’étaient qu’une première étape et la suite s’avère autrement plus incertaine pour ce château du Tarn-et-Garonne qui vit des réservations de ses chambres d’hôtes et des locations pour mariages ou séminaires. « J’ai fait une demande de prêt garanti par l’État » annonce Geneviève Carayon, qui confesse se sentir « piégée » dans cette situation « économiquement désastreuse ». À Villegongis les préoccupations ne sont pas très différentes. « Suite à nos pertes de revenus, on a pleuré auprès de la Drac pour essayer de faire augmenter la part de subventions dans le financement des travaux à 45 ou 47 %, mais on nous a répondu : c’est 40, point à la ligne » raconte le propriétaire de ce château, dont les travaux sur la toiture d’une des tours sont évalués à 1,5 million d’euros. « Si rien n’est fait, la motivation des propriétaires à restaurer va vite tomber » alerte Igor Marié de Lisle.
« La crise nous pousse à précipiter les choses. Or, quand on précipite, parfois on prend encore moins le temps de regarder. » Pour Anthony Koening, qui est également urbaniste dans sa commune de Joinville, l’euphorie de la relance peut aussi conduire à multiplier les incohérences. Il cite notamment des dispositions contradictoires « trop fréquentes » dans les politiques d’aménagement : « À quoi bon faire une belle église bien restaurée si autour tout est défiguré ? » déplore Anthony Koening, en citant l’exemple de la loi Élan. Sur la place du patrimoine dans le monde d’après, il se revendique néanmoins d’un « optimisme conscient », saluant la mission Bern, qui a permis de mettre le sujet sur la table et d’apporter « un discours et une écoute ». « J’ai l’impression que les dispositifs d’accompagnement sont plutôt intégrants pour le patrimoine et qu’ils pourraient même l’obliger à se structurer pour répondre à des attentes plus globales de la société » prophétise le propriétaire du couvent des Annonciades célestes de Joinville, qui prévoit, au terme des restaurations, de reconvertir ce monument en lieu de réflexion et d’évènements autour des nouveaux enjeux du patrimoine.
Propos recueillis par Agathe Archambault et Victoire Becker