De nombreuses personnalités poursuivent le combat contre la démolition programmée de la chapelle Saint-Joseph de Lille. Le 2 décembre 2020, 106 universitaires et professionnels du patrimoine ont signé une tribune ayant pour objectif de rappeler la valeur architecturale de l’édifice. « La négation de l’histoire est certainement le mode de pensée le plus archaïque qui soit », souligne Bruno Carpentier, délégué VMF Nord et Hauts-de-France, qui a également souhaité s’exprimer sur le sujet. Tribune.
La querelle des chapelles s’éteindra-t-elle avec la démolition de celle qui a été consacrée à saint Joseph en 1886, au sein du fameux collège jésuite à Lille ? L’agriculture, l’électronique, le numérique et l’industrie vont-elles faire disparaître ce trésor oublié ?
Voici comment les choses se passent.
En ces temps-là, dans les années 1870, au lendemain du désastre de Sedan, la France est envahie. Les Parisiens assiégés dévorent les animaux des parcs zoologiques, la Commune incendie l’Hôtel de ville, les Tuileries, le Conseil d’État, le palais de la Légion d’honneur, le ministère des Finances, la Cour des Comptes. Le 23 mai 1871, Paris est en feu et la colonne Vendôme est abattue. L’Empire est mort, la IIIe République proclamée, et Thiers, Gambetta et Mac Mahon en établissent les fondements. Mais le parlement élu est royaliste. Le retour d’Henri V, l’enfant du miracle, petit-fils de Charles X, est annoncé. Les légitimistes sont en passe de rétablir la monarchie. Survient la querelle du drapeau tricolore. Le dernier des Bourbons ne connaît que le drapeau blanc et renonce au trône. La république est affermie pour 70 ans, la loi abandonne le roi et la foi.
C’est la résurgence d’un débat aussi vieux que l’humanité, la querelle éternelle entre les anciens et les modernes, la tradition et la modernité, l’économie et la rentabilité, la fragilité du passé et la force de l’avenir.
Pendant ce temps, à Lille, l’Université catholique est fondée par la famille Feron-Vrau. On construit les facultés, la cathédrale, le centre spirituel du Hautmont, l’église Saint-Joseph à Roubaix, la chapelle Saint-Joseph de la Catho et la chapelle Saint-Joseph du collège jésuite du même nom. Augustin Mourcou est chargé d’édifier un vaste ensemble architectural aux portes de Lille. Le palais Rameau est construit par la Ville à la suite du legs de 300 000 francs fait par Charles Rameau, alors président de la Société d’horticulture. Il est inauguré le 22 juin 1879. D’inspiration orientaliste, le palais est inscrit en 1984, puis classé au titre des Monuments historiques en 2002. En même temps, Augustin Mourcou édifie le collège Saint-Joseph comprenant de vastes bâtiments scolaires, un petit théâtre et la chapelle. Cette dernière est placée dans la perspective du transept du palais Rameau. L’architecture est éclectique, d’inspirations gothique, romane et byzantine. L’ensemble architectural ainsi créé constitue le marqueur du nouveau quartier de la Catho, en contrepoint des immenses ensembles architecturaux construits par les facultés laïques à l’autre extrémité du nouveau boulevard Solférino à la même époque.
Quelques années après, les congrégations religieuses sont chassées de France. La loi de 1905 consacre la séparation de l’Église et de l’État, et le Concordat voulu par Bonaparte en 1801, qui reconnaissait la religion catholique comme celle de la majorité des Français, est caduc. Pourtant, contre vents et marées, le collège Saint-Joseph se maintient et se développe pendant 92 ans. En 1968, le centre scolaire Saint-Paul est fondé, regroupant Saint-Joseph, Jeanne d’Arc et le Sacré-Cœur. Les Jésuites, arrivés à Lille en 1562, avaient été expulsés de France en 1765. La Compagnie de Jésus a alors été dissoute et il a fallu attendre pendant un siècle leur retour à Lille. Ils y ont laissé une empreinte morale et matérielle considérable, dont l’église Saint-Étienne et la chapelle Saint-Joseph sont deux beaux témoins.
La faculté catholique de Lille s’est développée et s’est spécialisée. La Catho accueille aujourd’hui près de 35 000 étudiants et regroupe cinq facultés, 20 grandes écoles et 17 instituts de recherche. Elle est également partenaire de centaines d’universités dans le monde. Cette réussite, depuis 1874, est due à la volonté des familles catholiques de la région, dont beaucoup d’enfants sont passés par le collège Saint-Joseph.
À date récente, trois de ces grandes écoles ont souhaité regrouper leur implantation au sein du quartier historique de la Catho, sur le secteur du palais Rameau et du collège Saint-Joseph. Le projet est superbe : l’Institut supérieur d’agriculture (ISA) s’installerait au palais Rameau – qui serait entièrement rénové, dans le respect d’un bâtiment classé au titre des Monuments historiques –, l’Institut supérieur de l’électronique et du numérique (ISEN) et l’École des hautes études d’ingénieur (HEI) construiraient des locaux adaptés d’une surface de l’ordre de 18 000 mètres carrés sur les terrains de l’école Saint-Joseph, d’une surface estimée à 9 000 mètres carrés. Le budget de cette formidable entreprise serait de 120 millions d’euros. Cette somme permettrait donc l’installation des trois écoles regroupées au sein d’une structure appelée « Junia », destinée à accueillir 4 000 étudiants. Mais ce projet commande la destruction de la chapelle jésuite du collège Saint-Joseph.
La négation de l’histoire est certainement le mode de pensée le plus archaïque qui soit, de l’ordre de la destruction, de la démolition, de l’incendie, du pillage.
C’est la résurgence d’un débat aussi vieux que l’humanité, la querelle éternelle entre les anciens et les modernes, la tradition et la modernité, l’économie et la rentabilité, la fragilité du passé et la force de l’avenir. C’est aussi une forme de détestation d’une architecture du XIXe siècle que l’on peine à redécouvrir au XXIe siècle, parce qu’elle est passée de mode. Le mot mode s’écrit au féminin et au masculin. Au féminin, la mode est éphémère, mais il faut être à la mode. Au masculin, le mode de pensée, le mode de vie, le mode de construire s’imposent plus ou moins consciemment.
Trois exemples. Eugène Viollet-Le-Duc est un architecte majeur du XIXe siècle. Il a longtemps été honni au XXe siècle et il aurait été volontiers brûlé avec tout son œuvre. Survient l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris et l’architecte, qui avait sauvé au XIXe siècle l’édifice de sa ruine, devient un héros national. Plus près de nous, André Diligent a proposé l’idée de transformer des bains municipaux en musée. On entend encore les cris et les critiques. Puis, devant le succès du musée, on n’entend plus que des acclamations… Et la fameuse villa Cavrois, abandonnée, pillée, squattée, incendiée, que l’on appelait le « péril jaune », est devenue l’un des fleurons de notre région !
Si la Catho détruit ses chapelles, beaucoup risquent de lui emboîter le pas.
L’exemple et l’exemplarité demandent de se méfier des modes. Oserait-on imaginer la démolition des chapelles d’Oxford, de Cambridge ou d’Harvard ? Historiquement, tous les pays européens ont associé l’université à l’église. Les témoins jalonnent l’Europe, les États-Unis et les pays du monde entier. La négation de l’histoire est certainement le mode de pensée le plus archaïque qui soit, de l’ordre de la destruction, de la démolition, de l’incendie, du pillage. Détruire l’œuvre d’un homme ou d’une civilisation disparus, c’est les faire disparaître une deuxième fois. Comme le disait Victor Hugo, c’est tuer les morts. La Catho se doit d’être exemplaire.
Il existe en France environ 80 000 édifices religieux de tous les ordres, dont environ 14 000 sont protégés. La tentation est forte pour les collectivités locales de raser ces bâtiments qui coûtent cher, et qui, il faut tristement le reconnaître, ne servent parfois plus à grand-chose. L’affectation de cet extraordinaire patrimoine est malaisée : une église paroissiale peut difficilement être requalifiée en hôtel-restaurant, la clientèle est rare et, en général, n’apprécie pas beaucoup ces nouvelles affectations. Alors évidemment, si la Catho détruit ses chapelles, beaucoup risquent de lui emboîter le pas.
La tentation est forte pour les collectivités locales de raser ces bâtiments qui coûtent cher.
L’immense défi consiste à tirer parti de cette structure désacralisée depuis 20 ans. Première considération : la destination universitaire permet d’imaginer des structures prestigieuses – accueil, salles de conférences, bibliothèques, salle de travail, etc. –, utilisées par 4 000 étudiants. Deuxième observation : les réussites architecturales actuelles et les matériaux nouveaux permettent d’utiliser ce bâtiment en conservant son caractère. Troisième considération (pour les marchands du temple !) : il est certain que la restauration et la redistribution des surfaces et des volumes du bâtiment coûtent plus cher, pour un résultat peut-être moins satisfaisant en termes de surfaces utilisables. Mais l’emprise au sol du bâtiment et sa réaffectation ne sont pas telles que l’on ne puisse imaginer une extension des projets actuels et qui, sauf erreur, ne font à ce jour l’objet d’aucun permis de construire. Il devrait ainsi être possible de retrouver dans les futurs bâtiments neufs la surface perdue par l’utilisation universitaire de la chapelle. Dernier constat : les surcoûts existants, convenablement étudiés, sont susceptibles d’être pris en charge par l’État, au titre de la réglementation protectrice des Monuments historiques.
Les procédures d’inscription et de classement, un moment entreprises et curieusement interrompues, peuvent être réexaminées à la demande du maître d’ouvrage lui-même. Il serait à l’honneur de ce dernier de rappeler au ministère de la Culture que cet ensemble architectural unique, comprenant le palais Rameau et le collège Saint-Joseph, a été construit dans les mêmes conditions de temps, d’action et de lieu et qu’il serait désolant qu’une partie de l’œuvre d’Auguste Mourcou soit protégée, alors que l’autre serait démolie.
Les procédures d’inscription et de classement peuvent être réexaminées à la demande du maître d’ouvrage lui-même.
On rappellera ici qu’il existe deux autres lieux de cultes, construits à la même époque et consacrés à saint Joseph. Le premier est également une chapelle, située dans l’enceinte de la faculté elle-même, boulevard Vauban. Sa restauration vient de s’achever et le résultat est splendide. Cette chapelle restera vouée au culte. Le second est constitué par l’église Saint-Joseph de Roubaix, bâtie par le baron Béthune à proximité de l’actuelle zone de l’Union, dans un ancien quartier ouvrier. Sa restauration s’achève également de façon exemplaire et cette église est le seul édifice de Roubaix classé au titre des Monuments historiques. Comment imaginer que l’on puisse démolir dans ce contexte une partie de l’œuvre de l’architecte Mourcou ?
Oui, saint Joseph, priez pour vous ! Priez la Catho de ne pas détruire votre chapelle en cette année 2021 que le pape François vous consacre. Priez pour rester au service des futurs ingénieurs de l’agriculture, de l’électronique, du numérique et de l’industrie.
Bruno Carpentier, délégué de l’association VMF Nord et Hauts-de-France