Grâce à leur puissante sensibilité esthétique et à une clientèle acquise à leur cause, les architectes-paysagistes Henri et Achille Duchêne ont remis au goût du jour les jardins du Grand Siècle jusqu’à les faire entrer, paradoxalement, dans la modernité.
Profitables rencontres
Henri Duchêne, fils d’un notable aisé de Lyon, naît en 1841. Il rejoint la capitale pour faire ses études au Conservatoire des arts et métiers, où il obtient un triple diplôme d’architecte, d’ingénieur et de paysagiste. Il entre en 1862 au très actif « service des promenades » de la Ville de Paris, où il officie sous la responsabilité d’Adolphe Alphand. Cet homme et son département sont de ceux qui mènent la grande restructuration de Paris voulue par Napoléon III et conduite par le baron Haussmann, dont tous connaissent les avenues, mais qui s’est aussi beaucoup préoccupé des squares et des jardins. Pour ceux-ci, la mode est au style dit « paysager », c’est-à-dire à la végétation fournie, aux contours peu définis et aux nombreuses fabriques, dont l’un des exemples révélateurs est le parc des Buttes-Chaumont, réalisé entre 1864 et 1867.
Henri Duchêne, diligent employé, participe donc à la réalisation de projets similaires, et excelle. Son talent est remarqué par son ami Ernest Sanson, architecte de son état, qui œuvre principalement à la construction de grands hôtels d’inspiration classique pour une clientèle fortunée. Cette rencontre marque un tournant : les commanditaires de Sanson sont des aristocrates rêvant de retrouver l’esthétique qui était celle de leurs familles sous l’Ancien Régime, ou bien de grands bourgeois commerçants souhaitant se parer des plumes de la noblesse. À leurs belles demeures, tous adjoindraient volontiers un jardin adéquat.
Style français, style anglais : in medio stat virtus
Cela tombe bien : Henri Duchêne est disposé à le leur fournir, et fonde dans ce but son agence. Il estime que le style paysager ou « mou », comme il l’appelle, est « allé aussi loin qu’on pouvait aller : vallonnements exagérés, fausses rivières à fond de ciment, grotte en simili rocher, kiosques en série (Henri Duchêne, Correspondance, 1882) ». Lui est un homme moderne, bien que ce soit dans l’ancien qu’il l’exprime ; grand admirateur de Le Nôtre, il reprend ses principes de régularité et de symétrie. Cela fonctionne, et toutes les riches familles, anciennes ou nouvelles, se pressent à sa porte. Le prince de Broglie lui fait confiance pour transformer les jardins de Chaumont-sur-Loire, où il crée un jeu savant de promenades et de points de vue, en intégrant subtilement le paysage alentour. Il dessine le parc du château de Vaux-le-Pénil pour Michel Ephrussi, banquier d’origine russe.
Le château de Joyeux (Ain) est l’unique création architecturale d’Henri Duchêne. Il en a également conçu le parc, qui ménage quatre grandes percées vers le paysage de la Dombes et de ses étangs. © Tristan Deschamps Vue aérienne du château et des jardins de Joyeux (Ain). Deux des quatre parterres (nord et sud) s’étendant en contrebas de la demeure ont été réalisés par Achille Duchêne, fils d’Henri. © Collection particulière
Loin de contrefaire, il adapte. Les demeures ont changé, ses jardins suivent le mouvement. En tant qu’architecte-paysagiste, Henri Duchêne sait que les espaces de vie, depuis le XVIIe siècle, se sont déplacés du premier étage au rez-de-chaussée : plus de ciel, moins de hauteur de vue, il repense toute la perspective. Mais les années passées aux côtés d’Alphand ne peuvent totalement s’effacer. Ainsi, petites fleurs et corbeilles en relief témoignent de la persistance du « style mou » dans son esprit. Il faut attendre 1895 et la restauration du parc de Champs-sur-Marne, menée avec son fils Achille, pour qu’il rompe enfin complètement avec ses anciennes pratiques. Entièrement dévoué à sa clientèle, il se surmène et meurt en 1902, trois ans après avoir été frappé d’une hémiplégie, malgré laquelle il travailla jusqu’à son dernier souffle.
Achille Duchêne : de la fleur de lys à la rose socialiste
Achille naît en 1866 et rejoint l’agence de son père dès l’âge de 12 ans. Il fait preuve d’une exceptionnelle capacité d’innovation, et dépasse bientôt le maître. Il assume et réussit pleinement la synthèse des styles français et paysager : les massifs boisés à l’anglaise côtoient les buis taillés et les axes droits. Ses formes sont fines, épurées. « De l’ordre dans les jardins des Duchêne ? Partout. Du désordre ? Tout autant. Jeu subtil de deux raisons. (Jean-Louis Dumas, préface de l’ouvrage Le Style Duchêne, Paris, Spiralinthe, 1998) » Le château de Voisins en est une parfaite illustration : le convive assis à table, dans la salle à manger centrale, ne voit que le chaotique bout de l’île, vallonné et rocheux ; mais s’il se lève, il domine de magnifiques parterres de broderies.
Nombreux sont ses tours de force, parmi lesquels la réinvention des jardins de Vaux-le-Vicomte. Les plans originels de Le Nôtre ayant disparu, Achille imagine ce qu’aurait fait le maître, sans pour autant l’imiter : le résultat est sidérant de justesse. Les appels de l’étranger se multiplient, et mêmes les Anglais, éternels rivaux, capitulent devant son talent. Il est chargé de convertir en style français les jardins du palais de Blenheim, propriété des Malborough, érigé pour le premier duc de la famille comme récompense pour ses victoires militaires sur Louis XIV !
Achille Duchêne va cependant se détourner de ce fructueux marché et mettre son génie conceptuel au service de ses convictions socialistes. Ces dernières sont renforcées par son mariage avec Gabrielle Laforcade, militante féministe, pacifiste et antifasciste, elle-même fille du jardinier en chef de la Ville de Paris. Son intérêt se porte ainsi vers le « jardin social », de taille plus réduite et facile d’entretien. Il explore un large champ des possibles dans son livre publié en 1935, Les Jardins de l’avenir. Hier, aujourd’hui, demain (éditions Freal), qui présente aussi bien des jardins réalistes « d’aujourd’hui » – pour cinémas en plein air, pour maisons d’artistes, pour famille sportive – que de fantastiques jardins « de demain » – pelouses de tennis révolutionnaires, serres islandaises arrosées de geysers…
Toute sa carrière il fut un précurseur, un avant-gardiste insatiable, servi par une puissante imagination. À ceux qui qualifient les Duchêne de simples restaurateurs du XVIIe siècle, ou plagiaires de Le Nôtre, Érik Orsenna rappelle qu’il y a une « formidable erreur : comment imaginer une seconde qu’il y ait eu Le Nôtre sans ceux qui le précèdent. Il y a une prétention à croire qu’on invente complètement (…) la création est faite de ces deux mouvements perpétuels : l’humilité de dire que rien n’est nouveau sous le soleil et l’orgueil de dire que rien n’est définitif (conférence du 15 mai 2002 au Trianon de Bagatelle) ».
Henri et Achille Duchêne, « princes des jardins, jardiniers des princes » selon la plaque commémorative devant leur domicile du 10 avenue de New-York, dans le XVIe arrondissement de Paris, ne sont pas des passéistes. Ils ont œuvré pour des jardins d’une formidable inventivité, conscients des enjeux de l’architecture et du monde moderne, tout en employant (et pourquoi s’en priver ?) les plus beaux principes du classicisme.
Merci à Michel Duchêne, président de l’association Henri & Achille Duchêne, pour son aide précieuse à la rédaction de cet article.
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