Quel est le rapport entre Goering et le Gers ? Arrachées à leur quiétude gasconne, les pierres de l’ancienne abbaye de Berdoues se sont retrouvées en possession du bras droit d’Hitler, pilleur d’art invétéré. Ce n’est qu’en 2003 que le cloître, longtemps porté disparu, fut restitué par l’Allemagne. Berdoues est un exemple éloquent du trafic de cloîtres et autres vestiges médiévaux, prospère au siècle dernier grâce à l’habileté d’antiquaires faussaires…
L’abbaye de Berdoues est fondée en 1134 sur les rives de la Baïse, au cœur de l’Astarac. C’est une fille de l’abbaye de Morimond (Haute-Marne), elle-même fille de Cîteaux. Le cartulaire de Berdoues, publié par l’abbé Cazauran en 1905, témoigne de l’âge d’or qu’elle connut du XIIe au XIVe siècle : les moines possèdent 800 hectares de terres, exploitées grâce à leur réseau de granges monastiques. Berdoues compte aussi plusieurs abbayes-filles, dont Flaran et Planselve dans le Gers. Elle essaime même jusqu’en Espagne. Autre signe de son importance, la fondation en 1281 de la bastide de Pavie et de sa jumelle Mirande, par un acte de paréage de l’abbé de Berdoues et du sénéchal de Toulouse Eustache de Beaumarchés.
Comme le reste de l’ordre cistercien, l’abbaye connaît ensuite une longue décadence jusqu’à ne plus compter que sept moines à la veille de la Révolution. Anne-Pierre de Montesquiou, dont l’ancêtre avait fait une importante donation aux moines de Berdoues, rachète l’abbaye, bien national, en 1791. Mais lorsqu’il émigre, l’abbaye lui est confisquée et est revendue à nouveau en 1793.
Berdoues subit alors le vandalisme que dénonce vivement Victor Hugo en 1825 dans son pamphlet Guerre aux démolisseurs : la transformation en carrière de pierres. Et tout au long du XIXe siècle, plusieurs propriétaires privés et publics autour de Mirande récupèrent des fragments du cloître des XIIe et XIIIe siècles pour orner leur « cabinet de verdure ».
Goering, le nazi qui aimait les vieilles pierres
On sait que la Seconde Guerre mondiale a engendré un trafic d’œuvres d’art d’une ampleur inédite, dont les Juifs ont été les premières victimes. Comme le met en évidence Hector Feliciano dans son ouvrage Le musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis (Gallimard), publié pour la première fois en 1995, nombre de marchands d’art ont aussi réalisé de belles affaires, de manière plus ou moins honnête, avec la clientèle allemande friande d’art français.
C’est dans ce contexte que l’antiquaire parisien Paul Gouvert (1880-1959) vend en 1941 à Hermann Goering une grande partie du cloître de Berdoues, qu’il avait acquise dans l’entre-deux guerres. Les pierres gersoises devaient être exposées à Carinhall, la propriété du Reichsmarschall au nord-est de Berlin, nommée en mémoire de sa première femme, la baronne suédoise Carin von Kantzow.
C’est aussi à Carinhall qu’était installée l’abondante collection d’art de Goering, fruit de ses pillages. Le numéro deux du régime nazi avait le privilège de se servir parmi les œuvres confisquées aux Juifs par l’ERR (Détachement spécial du Reichsleiter Rosenberg pour les territoires occupés) et entreposées au musée du Jeu de Paume à Paris. Leur transport pouvait être assuré par les trains et camions de la Luftwaffe dont il était le commandant en chef. Goering a également acheté par l’entremise de Paul Gouvert un petit temple circulaire à six colonnes du XVIIIe siècle.
À l’arrivée des troupes soviétiques en avril 1945, la résidence du dignitaire sera entièrement détruite, sur ordre de Goering lui-même. L’ex-Reichsmarschall réussit à se suicider dans sa cellule le 15 octobre 1946, échappant à sa condamnation à mort par pendaison. Quant aux pierres de Berdoues, elles sont déposées au musée de Nuremberg, où elles tomberont dans l’oubli pendant 60 ans.
Cloîtres en exil
Les monuments n’ont pas attendu le second conflit mondial pour être victimes de l’elginisme – l’arrachement des pièces architecturales de leur site pour les exposer dans un autre contexte. Ce vandalisme, sur lequel les autorités ont longtemps fermé les yeux, doit son nom à lord Elgin, l’ambassadeur britannique à Constantinople qui expédia à Londres les frises du Parthénon, aujourd’hui encore réclamées par la Grèce.
En France, les cloîtres des abbayes devenues bien nationaux se prêtaient particulièrement bien au dépeçage, d’autant qu’il était de bon goût de présenter dans son parc des ruines archéologiques. Aux États-Unis, les collectionneurs raffolent aussi des vestiges gothiques, très à la mode au début du XXe siècle. Le sculpteur américain George Grey Barnard a ainsi acheté des chapiteaux de Saint-Michel de Cuxa (Pyrénées-Orientales) pour le Cloisters Museum, qu’il crée à New York en 1914, aujourd’hui département du Metropolitan Museum of Art (Met). Les chapiteaux de Cuxa y voisinent avec des parties de cloîtres de Saint-Guilhem-le-Désert, Bonnefont-en-Comminges ou encore Trie-sur-Baïse.
Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault) au Cloisters Museum de New York. © Metropolitan Museum, New York Les jardins d’inspiration monastique font ressortir la beauté des chapiteaux du cloître de l’abbaye Saint-Michel de Cuxa (Pyrénées-Orientales) mis en scène au Cloisters Museum. © Metropolitan Museum, New York Éléments du cloître de Bonnefont-en-Comminges (Haute-Garonne) au Cloisters Museum de New York. © Metropolitan Museum, New York
L’authenticité et l’intégrité des vestiges médiévaux sont parfois secondaires pour les marchands d’art, comme en témoigne la métamorphose du cloître de Saint-Génis-des-Fontaines (Pyrénées-Orientales), acheté par Paul Gouvert en 1924. Pour satisfaire ses deux clients, un banquier propriétaire du domaine des Mesnuls dans les Yvelines et le Philadelphia Museum of Art, Paul Gouvert sculpte lui-même 23 chapiteaux supplémentaires en reprenant le même matériau que les originaux, du marbre rose de Villefranche-de-Conflent. Ce qui lui permet de vendre, au lieu d’un cloître complet, deux reconstruits…
Gouvert et son confrère, le marchand Georges-Joseph Demotte, n’hésitèrent pas à falsifier le nom des ensembles médiévaux qu’ils vendaient, à l’instar du cloître dit de Saramon. À l’époque, peu de monuments bénéficiaient d’une réelle protection, ce qui rendait possible et lucratif le commerce de la « vieille et vénérable pierre de France », titre du catalogue de Paul Gouvert. La mobilisation de la Société archéologique du Gers a cependant empêché en 1913 l’immigration en Amérique du cloître de Flaran. Et la vache d’Alan (Haute-Garonne) fut sauvée à deux reprises, en 1912 et 1920, de l’exportation par ses habitants.
La mobilisation de la Société archéologique du Gers a évité, en 1913, le départ pour l’Amérique du cloître de Flaran. © Séverine Ochovo/Flickr Dans la salle à manger du Hearst Castle (USA, Californie), où l’historienne Céline Brugeat a pu identifier les éléments de la galerie du cloître des Augustins, à Marciac (Gers). © Globe Blog
Depuis plusieurs décennies, Jacques Lapart, président de la Société archéologique du Gers, remonte la trace des œuvres disparues dans le Midi. Il a découvert en 2012 que les 14 vitraux de la chapelle des Ursulines à Auch, détruite en 1976, ornent le chœur de l’église de Doha, seul lieu de culte catholique autorisé au Qatar. Quant à la galerie du cloître des Augustins à Marciac, l’historienne de l’art Céline Brugeat l’a identifiée dans la salle à manger du Hearst Castle, la somptueuse demeure californienne du magnat de la presse William Randolph Hearst qui a inspiré le film Citizen Kane. Le transfert de ces vrais faux cloîtres outre-Atlantique aura au moins eu le mérite de les sauver et de les faire admirer.
Retour au pays et incertitudes
Le musée de Nuremberg a cédé en septembre 2003, au titre des restitutions de guerre, les 30 tonnes de pierres attribuées à Berdoues qui dormaient dans ses réserves. Louis Allemant, le conservateur régional des Monuments historiques, avait prévenu lors du rapatriement du cloître en pièces détachées : « Ne rêvez pas ! C’est aujourd’hui que tout commence ! ».
En effet, la vérification de l’authenticité des pierres a exigé un véritable travail de détective. Loupe binoculaire, dosage des isotopes du carbone et de l’oxygène, mesures de cathodoluminescence optique… les techniques les plus pointues ont été utilisées pour examiner minutieusement les 500 fragments de marbre blanc. Selon l’étude menée par Christophe Balagna et le bureau d’investigations archéologiques Hadès, les pièces sont toutes anciennes mais si les bases, les chapiteaux et les tailloirs sont très certainement issus du cloître de Berdoues, les voussoirs et peut-être aussi les colonnettes ne proviennent pas de l’abbaye cistercienne. Le puzzle s’emboîte mal, la longueur des arcatures ne correspondant pas aux piles… Les trous de goujon circulaires de certains chapiteaux trahissent en outre une intervention de Paul Gouvert : s’ils étaient antérieurs au XIXe siècle, les trous seraient de forme carrée. Quelle est la part de création de l’antiquaire ? D’où viennent les autres fragments ?
Une difficulté de taille empêche la reconstitution du cloître, son statut juridique. C’est un bien public, propriété de l’État, mais son remontage n’aurait de sens que sur le site de l’abbaye de Berdoues, terrain privé. Or, la famille propriétaire s’y oppose. 17 ans après leur retour, les pierres sont donc toujours en attente dans la grange de l’abbaye.
Le projet d’aménagement de l’abbaye de Berdoues proposé par un architecte en chef des Monuments historiques à la demande de la mairie de Berdoues. © Stéphane Thouin Architecture Proposition de remontage du cloître de Berdoues. Les pierres restituées par l’Allemagne ne permettraient de reconstituer que deux tiers du cloître original. © Stéphane Thouin Architecture
Un remontage in situ n’est pourtant pas impossible techniquement. Saint-Génis-des-Fontaines en est un exemple réussi. Grâce à la restitution des fragments installés dans le domaine des Mesnuls et des deux arcades que Paul Gouvert avait offertes au Louvre, le cloître a été restauré sur son emplacement d’origine de 1983 à 1994, avec une grande rigueur archéologique. Certaines piles ont été recomposées, en veillant à ce qu’elles ne se confondent pas avec les éléments originaux.
Autre exemple inspirant, l’abbaye de Bonnefont-en-Comminges. Bien que très démembrée et dépouillée de son cloître, dont une partie se trouve dans le square de Saint-Gaudens (Haute-Garonne) et l’autre au Cloisters Museum, elle est mise en valeur grâce à un centre d’interprétation, un hortus conclusus et des ateliers.
En attendant, l’Association pour le rayonnement de l’abbaye cistercienne de Berdoues en Astarac, fondée en 1995, propose des visites guidées sur demande et lors des Journées du Patrimoine. Son président, Jean-François Doz, estime que la remise en place du cloître coûterait au moins 300 000 euros, deux fois le budget annuel d’investissement de la commune de 400 habitants. Mais à la mairie, le plan est prêt, et les Gascons ne désespèrent pas de revoir debout le cloître voyageur.