Espace, rythme, intimité… Le confinement a changé notre perception de l’espace domestique et révélé nombre d’absurdités et d’inégalités. Mènera-t-il pour autant à construire plus intelligemment ? PAJ a interrogé plusieurs spécialistes.
Une enquête menée par Ipsos et l’association Qualitel, publiée en juin 2020, dévoile le profil type d’une personne ayant mal vécu le confinement : il s’agit d’un jeune locataire avec de faibles revenus, vivant en appartement dans une grande ville. L’immense majorité des personnes n’ayant pas bien supporté le confinement, qu’elles soient seules, en couple ou en famille, vivent en appartement. Selon cette même enquête, 38 % des habitants d’appartement affirment que cette période leur a donné envie de déménager, soit trois fois plus que les habitants de maison. En cause : des logements souvent bien trop petits pour leurs besoins, car conçus pour être rentables avant d’être décents.
Selon Michel Dupuy de Cazères, architecte en région bordelaise, la situation critique pourrait laisser espérer quelques changements. Au pied du mur, les architectes et surtout les promoteurs n’auront plus d’autre choix que d’affronter ce qu’ils savaient déjà depuis longtemps : « Il faut arrêter de considérer le logement comme un produit du libéralisme débridé. La Société française des architectes a lancé une pétition disant qu’il ne fallait plus de T3 en dessous de 60 mètres carrés, et ça c’est un effet de la crise sanitaire. »
Repenser l’espace
L’espace serait-il le premier ingrédient d’un logement décent ? Cette affirmation est toute relative. Pour Olivier Gahinet, architecte et président de la Société française des architectes, la maison doit surtout permettre à chacun de ses habitants de pouvoir y vivre selon son propre rythme. « Un logement décent en période de confinement est un endroit où les chambres sont très grandes. Mais cela implique que le séjour soit plus réduit. La question du foyer disparaît pendant cette période pour laisser place au rythme de chacun. » Un lien entre architecture et rythme qu’analyse également le sociologue Jean-Louis Violeau, qui a beaucoup travaillé sur la question de l’habitat. « Les rythmes sont sources de pouvoir et ont une fonction politique. Comment, dans le logement, préserver dès lors l’idiorythmie de chacun ? Vivre ensemble, mais chacun à son propre rythme, ensemble mais séparés, toujours un peu. La passion du commun nous anime tous – mais à différentes heures de la journée ! »
Mais alors, qu’est-ce qui rendrait une habitation plus ou moins vivable en temps de crise ? Michel Dupuy de Cazères invoque le concept de pièce en plus. Pour l’architecte bordelais et son associée, il faut imaginer des pièces qui n’ont pas de vocation immédiate, sans attribution première. « C’est la future chambre d’amis, le futur atelier… On se dit qu’il faut faire des logements où tout n’est pas donné dès le début. L’espace doit être polyvalent pour être viable. » Polyvalence mais aussi mutualisation, propose l’architecte en citant l’exemple de cette salle commune fréquemment aménagée dans les logements collectifs danois. L’idée : partager l’espace. Cependant, tous les architectes n’y croient pas forcément : « Il y a toujours un problème d’argent ou de gestion, et ces locaux sont souvent abandonnés » dénote Olivier Gahinet.
Si l’espace n’est pas toujours élastique, c’est alors au logement de s’adapter. Comme le rappelle la journaliste Mona Chollet dans son ouvrage Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, le manque d’espace a créé un marché. Ikea en a d’ailleurs fait son business : « Une maison n’a pas besoin d’être grande, seulement d’être intelligente », clame le géant suédois. Pour Baudouin Segré, architecte en région parisienne, la solution pour palier à l’étroitesse des logements pourrait se trouver dans des espaces plus facilement modulables. « Il y a un côté évolutif du logement sur lequel on devra sûrement travailler, avec des logements évolutifs, des pièces qui peuvent changer de fonction plus facilement dans la journée. Travailler, dîner, se détendre au même endroit est difficile. »
Besoin d’air !
À défaut d’un jardin, la présence d’un espace extérieur dans un appartement, comme une terrasse ou un balcon, pourrait devenir un critère essentiel lors d’un achat immobilier. Olivier Gahinet regrette que ces espaces soient trop rares : « C’est un art à part entière de faire un balcon qui soit une projection extérieure et qui protège en même temps. Les appartements qui offrent ces aménagements sont peu nombreux. Je pense aux terrasses d’Édith Girard, rue de la Réunion à Paris, qui, sans être gigantesques, sont à la fois des espaces plantés, entretenus par les gens, où l’on peut participer à une vie collective sans pour autant avoir l’impression que tout le monde nous regarde. On doit se concentrer là-dessus dans l’architecture actuelle. » Déjà dans les années 1970, les architectes Renée Gailhoustet et Jean Renaudie imaginent des immeubles où les espaces verts côtoient les salons, comme l’ensemble Marat à Ivry-sur-Seine.
Un point de vue partagé par Baudouin Segré, qui imaginerait bien quelques solutions pour donner un espace extérieur aux logements parisiens qui n’en n’ont pas. Dans cette ville, même les balcons haussmanniens sont considérés comme impraticables. « Le grand manque d’une ville comme Paris, c’est au niveau des espaces verts, notamment lorsqu’ils étaient fermés comme pendant le premier confinement. La ville et ses habitants ont besoin de respirer. Il y a quelque chose à faire au niveau urbain et politique de la ville. Et les architectes doivent être là pour aiguiller les gens. »
Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), immeubles en étoile conçus par l’architecte Jean Renaudie dans les années 1970. Des logements privilégiant jardins et terrasses. © architecturedecollection.fr Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), appartement appartenant au célèbre ensemble d’immeubles en étoile conçu par l’architecture Jean Renaudie dans les années 1970. © architecturedecollection.fr
« Tous à la campagne ? »
Grandes surfaces, pièces en plus, balcons et terrasses réellement praticables : voilà à quoi ressemblerait le nouvel habitat idéal. À Paris et dans les grandes villes, rares sont les logements qui proposent ces singularités. « Alors tous à la campagne, ou ce qu’il en reste ? », questionne Jean-Louis Violeau. Peut-être. Nous en parlions sur PAJ il y a quelques temps : à l’heure où les bourgs se vident de leurs habitants, incitant maires et préfectures à la reconquête, les zones rurales connaissent un regain d’attractivité.
Selon l’enquête Ipsos évoquée plus haut, 65 % des personnes sondées vivant en zone rurale jugent que leur logement est tout à fait adapté au confinement, contre 47 % pour les personnes vivant dans une grande métropole (seulement 35 % pour l’Ile-de-France). Sur le marché immobilier les demandes de maison principale et les projets de résidence secondaires sont en hausse.
Faut-il vivre ailleurs pour vivre mieux ? Tout quitter pour aller vivre de l’élevage de chèvres dans le Larzac ? Pas forcément. Mais quitter une métropole pour une ville de taille moyenne, peut-être. Notre architecte bordelais perçoit cet engouement comme un indice positif : « C’est une nouvelle chance pour les petites villes. Cela amènera peut-être une gentrification de ces espaces périphériques. (…) L’on a aussi plus d’imagination quant au patrimoine. C’est une manière de dire que l’on peut vivre ailleurs que dans les grandes villes, que l’on peut donner une nouvelle chance à des villes souvent reléguées au second plan, un peu désuètes ou désaffectées. De plus en plus, les politiques et les maires essaient de redynamiser leurs communes. »
Et après ?
Le confinement aura vraisemblablement des répercussions sur l’architecture : il faudra faire plus grand, mieux agencé, avec des extérieurs plus facilement exploitables. Les appartements d’Édith Girard en sont un bel exemple, avec de grandes pièces et une terrasse réellement praticable.
Mais la véritable force de cette crise réside peut-être dans un changement beaucoup plus profond. L’épidémie mondiale de Covid-19, tout comme le confinement, a fait réfléchir la population. Si en mars, on croyait encore que l’établissement du « monde d’après » serait une évidence dans un monde post-pandémique, on tend progressivement à retrouver une vie normale, semblable à celle qu’elle était avant la crise. Une question s’est cependant posée pendant cette période critique, et semble demeurer aujourd’hui : « Où est-ce que je veux vivre ? »
Cette question fondamentale, qui touche à l’architecture et à l’espace domestique tout en visant beaucoup plus haut, subsiste dans les esprits. La crise sans précédent que nous traversons en ce moment nous rappelle inévitablement à une certaine temporalité, questionnant nos réelles envies, nos réels besoins. Jean-Louis Violeau, en sa qualité de sociologue, le souligne très justement : « Nous sommes faits pour vivre ensemble, mais encore une fois à des heures différentes. C’est donc la question des rythmes, des temporalités qu’il nous faudra désormais travailler autant que celle des spatialités. »