L’excellent Le Paysage, les ploucs et moi1, de notre confrère Nicolas Chaudun, nous rappelle à nos devoirs et à nos manques. À la fois drôle, incisif et percutant, le pamphlet de cet historien de l’art, auteur de nombreux ouvrages historiques, dénonce le massacre des paysages par « ces ronds-points pustuleux, des hangars en tôle bringuebalant sous le vent, des pavillons en désordres ceints de clôtures indigentes, des parpaings à nu, des haies comme des peignes édentés, et au-dessus de tout ce bric-à-brac obscène, un ciel zébré de câbles aériens qu’on nous promettait d’enfouir. » « C’est, nous dit-il, le règne de la négligence, de l’impunité, de l’hypocrisie. Le regard, la beauté sont bafoués par l’incurie des élus, l’arrogance des agriculteurs, la passivité de l’État. »
Écrit en 2002, ce livre n’a malheureusement pas pris une ride.
Dans le seul domaine de « la publicité », plus d’un million de panneaux d’affichages sont plantés le long de nos routes, dont la moitié sont illégaux. Un constat affligeant que dénoncent les Prix de la France moche de l’association Paysages de France, qui épinglent, chaque année, les paysages hexagonaux saccagés par les dispositifs publicitaires.
En 2020, ils sont quatre à se distinguer : Alès (Gard), prix du fleurissement publicitaire (« qui a su exploiter une belle perspective qui laissait un peu trop de place aux espaces verts ! ») ; Aubenas (Ardèche), prix de la « mise en valeur » du patrimoine (pour ses « nombreux dispositifs colorés disposés au gré des rues » qui permettent de gâcher la vision du château du XIIe siècle, classé au titre des Monuments historiques depuis 1943) ; Saint-Germain-du-Puy (Cher), prix spécial pour l’ensemble de son « œuvre » (dont « l’accumulation de panneaux publicitaires, enseignes, poteaux et autres lampadaires » noient les panneaux de signalisation) ; et Saint-Jean-de-la-Ruelle (Loiret), prix de la [triste] banalité (dont l’entrée de ville est d’une banalité « extrême »).
Loin d’être anodin, le panneau publicitaire n’est pas qu’une image défigurant le paysage. Comme le rappelle le collectif Paysages de l’après-pétrole, il « vise l’efficacité instantanée de slogans simples, voire simplistes, messages du besoin immédiat qui nous transformeront en acheteurs potentiels. En un clin d’œil, il capte l’attention et marque les mémoires, réduisant notre capacité de concentration devenue de plus en plus courte, notamment chez les enfants. (…) Il vampirise l’attention (…). » On ne peut y échapper. Il repose sur la « répétition de séquences, déjà vues, reconnues et mémorisées ». Il « occulte la réalité du présent en nous projetant dans un avenir rêvé fait d’un « toujours plus » d’objets, sécrétant l’insatisfaction permanente de manquer ce paradis commercial (…) ». Plus sournoisement, « le panneau publicitaire fait partie d’un arsenal plus global. Il promeut un projet de société fondé sur les forces du marché, la privatisation et la consommation (…). Il surimpose (au paysage) une pseudo urgence asservie à la consommation ».
La publicité impose une « séduction miroitante dans un monde imprégné d’anxiété, menacée par la peur et le repli sur soi. En enfermant dans le « toujours plus » et le chacun pour soi, elle participe à la destruction des liens sociaux ». Elle nous arrache à la dimension désintéressée du paysage, elle altère la « contemplation gratuite, ouverte au territoire et à ceux qui l’habitent ». A contrario du panneau publicitaire, le paysage est « complexe et multiple ». Il est « l’occasion de se rencontrer. Il est gratuit et ouvre un sentiment de liberté. Il se vit ici et maintenant, dans une perception immédiate des sens et des rencontres qui s’établissent. Nous avons besoin de ces instants pour nous reconnecter au monde et à nous-même. »
Nous aurions tort d’accepter ces panneaux publicitaires comme un mal nécessaire. La beauté s’éduque et la laideur n’est pas une fatalité – tout comme ces panneaux. « Le Français, écrit Nicolas Chaudun, se fiche royalement de « ce qui parait », de ce qui s’offre au premier coup d’œil, de ce qui, en sa demeure, est tourné vers la collectivité (…). Aujourd’hui, il n’est plus une ville digne de ce nom que l’on puisse embrasser du regard. Elles ne s’offrent plus de profil. Ce sont des flaques. On n’y pénètre plus, on y patauge, charrié dans une débâcle d’entrepôts et de centres commerciaux. C’est drôle, rarement l’Occident n’a traversé crise plus cruelle, et jamais son mercantilisme endémique ne s’est étalé avec autant d’impudeur. Et cela sans la moindre conscience de son empreinte, de la trace qui laissera à la postérité. Tout se joue comme s’il ne devait pas y avoir de lendemain. »
Lutter contre les panneaux publicitaires, n’est donc pas uniquement se battre contre leur laideur ; il s’agit de s’opposer à ceux qui réduisent l’humain à sa capacité de production ou de consommation, à défendre un projet de société dont l’humain – dans ce qu’il est de plus vaste – est le cœur, à redonner de l’importance à l’attention, la découverte, la poésie, le paraitre et la beauté, à « mettre des noms sur les choses, les êtres vivants, reconnaitre nos émotions, en sentir la subtilité et la fragilité, en comprendre l’histoire et la subjectivité partagées qui nous font appartenir à une culture esthétique commune. » Par là-même, responsabiliser, puisqu’il est difficile de préserver ou de faire évoluer sans considérer que « nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants2 (Antoine de Saint-Exupéry) ». C’est aussi préparer un monde où la sobriété des besoins devra inévitablement remplacer la gabegie des ressources.
Lutter contre les panneaux publicitaires, c’est finalement se donner une chance de (re)trouver une partie de son humanité. Rien que ça.
1 Nicolas Chaudun, Le Paysage, les ploucs et moi, Éditions du Rocher, 2002.
2 Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes, Gallimard, 1939.