DÉCOUVERTE – À une vingtaine de kilomètres au sud-est de Nemours, au cœur du hameau du Coudray, sur la commune d’Égreville, de vieux murs ceinturent une vaste propriété. À l’intérieur, près de 60 épreuves en bronze originales d’œuvres du sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929) sont mises en scène en plein air, dans un étonnant jardin-musée.
En 1966, Michel Dufet (1888-1985) et son épouse Rhodia (1911-2002), fille du grand sculpteur, choisirent ce site du hameau du Coudray, un lieu où ils n’avaient pourtant ni attaches familiales ni attaches personnelles, pour mener à bien leur projet de créer un musée de sculptures en plein air, comme un contrepoint au musée Bourdelle de Paris. Ici, dans le bocage gâtinais, ils trouvèrent un large espace paisible, de surcroît facilement accessible puisque situé à proximité d’une sortie de l’autoroute du Sud qui n’allait alors que jusqu’à Nemours.
Dans le jardin de devant. Au premier plan, Faunes et chèvres ou L’Art pastoral (1907), sculpture réalisée pour un projet de monument à Claude Debussy. Derrière, faisant face à l’entrée, le célèbre Héraklès archer (1909). Cette sculpture en bronze, pour laquelle le commandant André Doyen-Parigot, sportif accompli, servit de modèle, fut commandée à Bourdelle par le financier et mécène Gabriel Thomas, l’un des promoteurs du Théâtre des Champs-Élysées, à Paris.
Décorateur d’intérieur, créateur de mobilier, directeur de revues d’art, Michel Dufet avait joué un rôle important, au côté de son épouse et de la veuve du sculpteur, Cléopâtre Bourdelle-Sevastos (1882-1972), dans la transformation en musée de l’atelier parisien du sculpteur, situé dans le quartier Montparnasse. En 1961, c’est lui qui en avait conçu le grand hall, espace d’exposition pour quelques œuvres monumentales. Il pratiquait également la peinture, comme son épouse.
La métamorphose d’une ancienne ferme
C’est donc un couple passionné qui acquit cette petite ferme composée de trois bâtiments, à laquelle ils parvinrent à joindre quelques 7 000 mètres carrés de terrain. Passé le porche, apparaît « le jardin de devant », à l’atmosphère intime, aménagé dans l’espace de ce qui fut la cour de ferme. L’ancienne bergerie, utilisée comme bâtiment d’accueil, présente en façade un bandeau en colombages et des ouvertures, porte et fenêtres à accolades, en pierres rapportées. Fermant la première perspective, le bâtiment principal de 350 mètres carrés, aux proportions d’une longère, était l’habitation des fermiers. Il fut transformé en confortable maison de campagne par les Dufet, qui installèrent une cheminée de château dans chaque pièce et une piscine sur la terrasse.
La restauration des toitures en tuiles anciennes conduite par le département, devenu propriétaire des lieux, a laissé en place les lucarnes à ailerons et les œils-de-bœuf créés par Michel Dufet et Rhodia Dufet-Bourdelle avec un goût très sûr. Sur la façade du bâtiment a également été conservé un curieux ensemble de colonnes rondes en pierre, d’inspiration Art déco, reproduisant la devanture de la galerie d’art que Michel Dufet avait créée à Paris pour y exposer ses meubles. Des arbustes, tels des colonnes végétales, prolongent cet alignement. En face, l’Héraklès archer, qui semble viser pour l’éternité les oiseaux du lac Stymphale, remplit de sa force athlétique ce premier jardin.
L’Art déco comme guide
Si la soixantaine d’œuvres, toutes des bronzes originaux, permet d’aborder l’évolution du style de Bourdelle, leur installation dans le jardin ne répond pas à une volonté de présentation didactique. C’est bien l’effet décoratif qui a été privilégié. Un effet que la paysagiste Françoise Phiquepal s’est attachée à respecter lors de la restauration du lieu. Fort heureusement, les croquis du jardin et des bâtiments étaient inclus, avec une importante série de courriers, peintures, photographies, aussi bien du couple que d’Antoine Bourdelle, dans le legs fait par Rhodia Dufet-Bourdelle au département de Seine-et-Marne en 2002.
Le cadre est celui que l’on retrouve dans les jardins, assez peu nombreux, pouvant se réclamer du style Art déco : la géométrie et les effets de symétrie des jardins à la française appliqués à des surfaces plus modeste que celles des jardins de châteaux, avec une végétation entièrement maîtrisée. C’est ainsi que le fameux Héraklès est posé dans une composition de broderie de buis qui évoque les spirales des frises des vases grecs. À côté, c’est un motif en forme de bouclier grec qui rappelle aussi tout l’intérêt qu’Antoine Bourdelle portait à l’art archaïque hellénique. Soulignée par la présence de conifères et de buis taillés, la géométrie de l’ensemble n’apparaît sans doute pas au premier coup d’œil. Elle se fait plus discrète que dans un vrai jardin à la française, car la symétrie passe ici davantage par l’ordonnancement des massifs que par le tracé des allées.
Parcours à travers une œuvre
Une fois contourné le bâtiment principal, les perspectives qui se dévoilent suggèrent plus un parc qu’un jardin. Une impression qui tient à l’organisation de l’espace, avec un ample alignement de bustes et de statues en pied (Beethoven, Auguste Quercy, Mécislas Golberg, Jeanne d’Arc…), à l’étendue des massifs relevés par les coloris des fleurs et des feuillages renouvelés au fil des saisons, aux effets de transparence que ménagent les rideaux de grands arbres qui marquent la frontière de la propriété avec la campagne environnante. Et enfin surtout par la statuaire monumentale, La France ou le fameux monument équestre du général de Alvear commandé par l’Argentine et entouré de ses allégories La Liberté, La Force, La Victoire et L’Éloquence. L’écrin de verdure et l’espace de recul permettent sans doute de mieux apprécier ici qu’au musée de Paris ces œuvres monumentales.
Commandée en 1913 à Bourdelle, cette statue équestre du général de Alvear, l’un des pères de l’indépendance de l’Argentine, ne fut terminée que dix ans plus tard, après la parenthèse de la Grande Guerre. Par son placement en bout de perspective, cette composition monumentale joue un rôle central dans la scénographie du jardin d’Égreville.
Chaque alignement fait porter le regard vers une nouvelle statue, création complète ou partie d’essai d’une fresque plus imposante. Après avoir exploré le petit potager de décoration, le visiteur n’est pas au bout de ses surprises. Une originalité de ce jardin-musée est de présenter, fixées aux murs des bâtiments, d’imposantes compositions en bas-relief comme L’Âme passionnée et L’Âme héroïque, que l’on retrouve à Paris sur la façade du Théâtre des Champs-Élysées. Au mur aussi, Le Crépuscule et L’Aurore, les deux grâces réalisées en 1895 pour la veuve de Jules Michelet, rappellent qu’Antoine Bourdelle fut sensible à ses débuts aux courbes de l’Art nouveau, tandis que deux bustes de Beethoven, exposés dans le passage entre la longère et la maison d’amis, témoignent de l’influence qu’exerça un temps sur lui le romantisme expressionniste de son maître Rodin.
Pièce maîtresse, par ses dimensions, sa monumentalité, son placement dans l’axe de la longère, au cœur d’un demi-cercle qui vient fermer la perspective du jardin de derrière, le monument au général de Alvear manifeste la maîtrise d’un artiste qui, par un détour fécond par l’Antiquité, affirme un art profondément personnel, aux formes puissantes et épurées.
Le jardin d’Égreville offre une belle illustration de la manière dont la nature peut mettre en valeur et sublimer l’art.
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