À l’heure de la publication de ces lignes, la chapelle Saint-Joseph de Lille, bâtie en 1886-1887, tombe sous les coups des pelleteuses. Quelles que soient les décisions des derniers recours (à venir cette semaine), elle n’est déjà plus que ruine et aura bientôt disparu. Un projet de campus s’élèvera à sa place, moderne, sans doute plus adapté à l’école d’ingénieurs la Junia, commanditaire de la démolition.
Cette chapelle va donc rejoindre la longue liste des centaines de milliers de monuments détruits au cours du temps, les promoteurs s’attaqueront à d’autres édifices, que les défenseurs du patrimoine – dont il faut rappeler qu’il s’agit presque toujours de citoyens engagés, désintéressés et bénévoles – tenteront de sauver.
Les partisans de la conservation et ceux de la destruction se sont toujours affrontés en des combats passionnés, souvent incertains. Si la victoire des premiers est toujours salutaire, celle des seconds peut aussi apparaître, a posteriori, comme positive.
Parmi les nombreux exemples, citons celui de Notre-Dame de Paris. Au XIXe siècle, cet édifice, sur lequel travaillera Viollet-le-Duc à partir de 1843, est en très mauvais état. Malmené par les intempéries et la Révolution, il est sale, les murs sont noirs, il menace de s’effondrer à chaque instant. Une possible destruction suscite un vif débat. Le fer de lance de la contestation est Victor Hugo. Il écrit son célèbre roman Notre-Dame de Paris en 1831, qui magnifie l’édifice, et publie un article retentissant en 1832, « Guerre aux démolisseurs ! » : « Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s’en va avec la pierre sur laquelle il était écrit. (…) Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du Moyen Âge, où s’est imprimée la vieille gloire nationale […]. Tandis que l’on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards […], d’autres édifices admirables et originaux tombent sans qu’on daigne s’en informer. » Et de conclure : « Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. »
Son appel est entendu, les opposants l’emportent et poussent l’État à effectuer des travaux de restauration dont chacun mesure aujourd’hui « l’évidence » : Notre-Dame est un des plus grands joyaux architecturaux français.
À l’inverse, entre 1852 et 1870, le baron Haussmann1 perce de gigantesques artères à Paris et, pour cela, détruit nombre de bâtiments historiques. À cette époque, la ville est un ensemble de rues enchevêtrées, de maisons exiguës, souvent insalubres, il est difficile d’y circuler. « Haussmann a fait sien le credo des hygiénistes des années 1840, à travers une volonté de faire circuler dans la ville l’air et l’eau. Les percements de nouveaux axes permettent de faire disparaître les poches d’air corrompu et stagnant. Notons que la ligne droite réconcilie alors le point de vue de l’embellissement, celui de l’hygiène et celui des militaires. Pour l’eau, il préconise la généralisation des canalisations, l’amélioration de l’adduction (on va passer de 7 litres par personne et par jour en 1840 à 114 litres en 1873) et l’allongement des égouts (mais pas de tout-à-l’égout avant 1880). »
Ces travaux et les destructions inhérentes ne font pas l’unanimité. Dans La Gazette de France, en 1866, Victor Fournel traite Haussmann d’« Attila de la ligne droite, qui est passé sur Paris comme une trombe ». Dans Le journal, en 1867, Frédéric Lock s’insurge : « Nous ne pouvons, sans un serrement de cœur, voir tomber sous la pioche, comme sous le canon, des quartiers entiers disparaissant en quelques jours. Oui, sans doute, certaines rues que vous effacez de la carte de Paris étaient mal tracées ; mais vous en supprimez aussi auxquelles il n’y avait rien à reprocher ; oui, vous débarrassez la ville de maisons vieilles et laides, mais vous n’épargnez pas les plus belles, et vous ne vous arrêtez pas devant celles que consacrent de glorieux souvenirs (…). Et si les cochers aiment vos larges avenues, droites ou diagonales, qu’y a-t-il là pour le regard du curieux, pour l’étude de l’artiste, pour la pensée de l’historien ? Pas plus de passé que de style. »
Au-delà de chaque cas particulier – et souvent des enjeux économiques, stratégiques ou politiques liés – la question de la destruction ou de la conservation est délicate. Le moderne remplace l’ancien. Et puis, ne vit-on pas mieux aujourd’hui dans une maison de Le Corbusier plutôt qu’hier dans un habitat médiéval ? De plus, l’abondance de biens soulève une évidence : il est difficile de tout garder. Que peut-on alors accepter de détruire ? Que faut-il conserver ? Que faut-il restaurer ?
Un choix semble indispensable entre ce que l’on souhaite sauver et ce dont on est prêt à se séparer, qui doit être fait en connaissance de cause.
Classé au titre des Monuments historiques, le Grand Hôtel-Dieu de Lyon (Rhône) abrite désormais boutiques, restaurants, bureaux, un hôtel de luxe et la Cité internationale de la gastronomie. Cet énorme chantier de réhabilitation a duré plusieurs années et représente un investissement de plus de 250 millions d’euros. © DR
Mais qu’est-ce que le patrimoine ? Du latin patrimonium, « l’héritage du père », le patrimoine désigne « les biens hérités des ascendants qui sont réunis et conservés pour être transmis aux futures générations ». L’Unesco distingue le patrimoine culturel immatériel (traditions orales, arts du spectacle, rituels) et le patrimoine culturel matériel mobilier (peintures, sculptures, monnaies, instruments de musique, armes, manuscrits), immobilier (monuments, sites archéologiques) et subaquatique (épaves de navire, ruines et cités enfouies sous les mers). Voici pour la définition officielle. Car le « patrimoine » est aussi une composante de nos racines, de notre histoire, de notre identité. Plus flou, il est donc ce qui fait « sens » pour chacun de nous, il est ce qui fait sens pour notre culture et notre société. Partageons-nous tous les mêmes valeurs ?
La conscience de ce qui fait « patrimoine » s’exprime clairement durant la période révolutionnaire lorsque « les élus du peuple appellent tour à tour à faire table rase de l’Ancien Régime et à conserver des traces matérielles de celui-ci, considérées comme partie intégrante de l’identité nationale. Avec la nationalisation des biens du clergé, des nobles émigrés et de la Couronne, l’État se dote d’une nouvelle mission : sélectionner, parmi ces biens, ceux qui méritent d’être conservés ». Une « Commission des monuments » est créée par l’Assemblée constituante en 1790, afin d’élaborer les premières instructions relatives à l’inventaire et à la conservation des œuvres d’art. Elle est remplacée en 1794 par la « Commission temporaire des arts ». Entre 1830 et 1930, sous la pression de la société civile et des sociétés savantes qui poussent l’État à prendre ses responsabilités en matière de conservation, une véritable politique du patrimoine se met en place, qui se développera à partir de 1930. Aujourd’hui, les monuments historiques protégés (un peu plus de 45 000, dont 44 % appartiennent à des propriétaires privés, 41 % à des communes et 4 % à l’État2) répondent à un cahier des charges précis, et le Ministère reçoit énormément de dossiers.
Si, schématiquement, autrefois, l’État décidait ce qui devait être conservé (ce que certains nomment une approche descendante), aujourd’hui, c’est de plus en plus la population qui se mobilise pour « son » patrimoine (approche montante). Cet élan citoyen est fondamental mais ne peut être opposé à l’action de la puissance publique, ni occulter le rôle de cette dernière : dans son travail de protection, mais aussi d’inventaire, de réglementation et de formation d’experts.
L’émoi populaire peut difficilement être le seul critère de conservation d’un édifice. Pas plus que les décisions au coup par coup. Il est, au contraire, indispensable de disposer d’éléments objectifs, d’études, d’inventaires, susceptibles d’éclairer les décisions à prendre. La protection et la conservation du patrimoine supposent sa connaissance, sa compréhension et la sensibilisation du plus grand nombre à ce qu’il représente. En outre, le meilleur moyen de garantir la pérennité d’un édifice est d’en adapter l’usage aux besoins de la société contemporaine. C’est, au-delà de toute mesure de protection, la meilleure garantie de sa transmission aux générations futures. Comme cela a déjà été signalé dans PAJ, la reconversion, quand elle est possible, est une solution idéale pour sauver le bâti ancien tout en l’adaptant aux enjeux actuels – notamment écologiques (et en ce sens, la chapelle Saint-Joseph aurait pu être préservée).
La métropole de Lille-Roubaix-Tourcoing a su tirer partie des nombreuses friches industrielles présente sur son territoire en trouvant à ces sites de nouvelles fonctions : pépinières d’entreprises, logements, lieux culturels… Ici, une ancienne filature du quartier populaire de Wazemmes, à Lille, devenue « Maison Folie Wazemmes ». Réhabilités par l’architecte Lars Spuybroek, ses 5 000 mètres carrés abritent aujourd’hui des expositions et toutes sortes de spectacles. © Maxime Dufour/OT de Lille
À l’heure de la révolution numérique – troisième grande révolution de l’histoire de l’homme3 – les historiens et les prospectivistes prédisent des changements, dans la première moitié de ce siècle, plus importants que ceux que connut l’Europe au cours du siècle et demi que dura la Renaissance – donc dans un laps de temps trois fois moindre. Demain ne ressemblera en rien à hier, ni même à aujourd’hui. Plus que jamais, décider de ce que l’on veut conserver et de ce que l’on accepte de voir disparaître est dans notre pays un sujet de société, et même un choix de civilisation.
Comme le rappelle Stéphane Bern au Figaro : à son ministre de la Guerre, qui lui demandait « Pourquoi nous battons-nous ? », Winston Churchill avait répondu « Pour le monde d’après ». Protéger le patrimoine, c’est respecter son histoire, et donc se garantir un avenir.
Pour l’ensemble du patrimoine bâti – en particulier celui qui est en sursis – les associations de défense sont indispensables, ne serait-ce que pour faire obstacle au vandalisme et à la spéculation. Mais ce sont bien la connaissance, la concertation et les mobilisations de tous – associations, citoyens, collectivités, etc. – qui permettront de définir et de sauver « ce qui fait sens » et de l’inscrire dans le futur. Les enjeux écologiques, climatiques, économiques, sanitaires, démographiques, agricoles, etc. ne permettent plus à quelques-uns de prendre seuls des décisions irréversibles (parfois irresponsables).
Nous ne sauvons pas le patrimoine pour nous, mais pour nos enfants.
1 Lire l’excellent livre de Nicolas Chaudun, Haussmann, Georges-Eugène, préfet-baron de la Seine, Actes Sud, 2009.
2 Chiffres 2017 du ministère de la Culture.
3 D’après Michel Serres, Petite Poucette, Éditions le Pommier, 2012. La première grande révolution est celle de l’écriture, aux environs de -4000, la seconde l’imprimerie, au XVe siècle environ, la troisième est celle du numérique, au début de notre siècle. Chacune a profondément transformé la société.