Il y a de la magie à découvrir les ruines d’un château, solides entre les ronces, encore debout, en tous cas en partie, résistantes au temps qui passe. Témoins de notre histoire, elles nous rappellent nos racines, tout en conservant cette part de mystère que même l’imagination la plus féconde ne peut qu’approcher : ces murs invisibles qui ne sont plus, ces pavés disparus autrefois pleins des pas, des voix, des odeurs, des gestes, des combats (souvent), de toutes ces vies qui, à cet endroit même, grandirent avant de disparaitre.
A contrario, il y a de la tristesse – de la détresse même – à contempler les cendres ou les gravats. Qui plus est lorsqu’il s’agit d’une église ou d’une chapelle. Car ce n’est pas uniquement l’histoire qui disparait – quelque chose de peut-être un peu flou – mais aussi ce passé récent qui nous a construit, une partie de notre chair ; quelque part aussi, l’empreinte douloureuse de ces deux guerres mondiales qui ont si profondément marquées notre temps.
Ainsi en est-il de la destruction de la chapelle Saint-Joseph de Lille du XIXe siècle, désormais décombres. Toute l’énergie d’Alexandra Sobczak-Romanski, présidente d’Urgences patrimoine, et de l’ensemble des associations de défense du patrimoine qui l’ont rejointe dans son combat, n’aura pas suffi.
Ce gâchis – un vrai non-sens par rapport à l’histoire – pose la question de la destruction du patrimoine religieux, notamment chrétien. Comment est-ce possible ? Comment peut-on en arriver là ? Qui décide de la destruction d’une église ? Sont-elles nombreuses à être menacées ? Est-il possible de les sauver ?
En Europe, huit pays appliquent le principe de séparation de l’Église et de l’État : Hongrie, Lettonie, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède et France. Le régime de religion d’État prévaut dans six : Danemark, Finlande, Norvège, Grèce (orthodoxie), Grande-Bretagne (anglicanisme en Angleterre, presbytérianisme en Écosse) et Malte (catholicisme). Enfin, certains connaissent un régime concordataire : Allemagne, Autriche, Espagne, Italie, Portugal, Luxembourg, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie, Slovénie et France – en Alsace-Moselle1.
La France est la seule – sur les huit – à avoir inscrit le principe de laïcité dans sa Constitution.
La loi de 1905, dite « de séparation de l’Église et de l’État », adoptée le 9 décembre 1905 à l’initiative du député républicain-socialiste Aristide Briand (modifiée et complétée par les lois du 2 janvier 1907 et du 13 avril 1908), est un des actes fondateurs de la sécularisation de l’État et du principe de laïcité. Elle met fin au Concordat de 1801 et à l’affrontement violent entre deux conceptions opposées sur la place de l’Église dans la société française : ceux qui prônent une séparation radicale, par laquelle le gouvernement ignore les affaires intérieures de l’Église ; et ceux, « inspirées par un « gallicanisme concordataire » héritier de l’Ancien Régime et de la Révolution française », qui veulent abroger le Concordat tout en continuant d’intervenir administrativement dans la discipline de l’Église2.
Par cette loi, l’État confirme sa mainmise sur les biens du Clergé séculier (qui n’est plus nommé ni payé par l’État), ajoutant à ceux du Concordat séminaires, évêchés, bibliothèques et écoles3.
Elle opère par-là même une différenciation du régime de propriétés des édifices selon leur date de construction :
- Les édifices religieux (cathédrales, églises, chapelles, temples, synagogues, évêchés…) construits avant 1905, appartiennent à l’État, aux départements, aux communes et aux EPCI (article 12 de la loi de 1905).
- Les édifices du culte acquis ou construits après 1905, sont la propriété des seules personnes privées (associations culturelles ou associations de 1901) qui les ont acquis ou construits4.
Aujourd’hui, l’État est ainsi propriétaire de 87 cathédrales concordataires (sur 154 en métropole), à savoir celles qui, construites sous l’Ancien Régime, ont conservé leur statut de siège épiscopal après la Révolution.
En ce qui concerne les 67 autres, que les départements ont refusé d’assumer :
- La majorité est propriété d’une commune : c’est le cas des églises construites avant 1905 et érigées en cathédrales lors de la création de nouveaux diocèses, telles les cathédrales de Pontoise (1965) ou du Havre (1974). De même, la propriété des cathédrales construites sous l’Ancien Régime et ayant perdu leur statut de siège épiscopal après la Révolution – telles celles de Saint-Malo, Tréguier, Noyon, Arles, Lescar, etc. – a été transférée aux communes.
- L’une, la cathédrale d’Ajaccio, appartient à la région Corse (cas unique).
- Quant à la cathédrale d’Évry construite après 1905, elle est propriété d’une association diocésaine.
Les quelques 40 300 églises et chapelles paroissiales de France appartiennent donc aux communes. De même que les églises détruites lors des deux guerres mondiales et qui ont fait l’objet de reconstruction, ainsi que le mobilier (calices inclus). Les églises et cathédrales édifiées après 1905 appartiennent aux diocèses, et les patrimoines qui s’élèvent sur des propriétés privées appartiennent à leur propriétaire5.
La commune n’est pas tenue d’entretenir les édifices du culte. Cependant, la sécurité étant de sa responsabilité, elle doit faire exécuter les travaux nécessaires à la bonne conservation des édifices. En tant que propriétaire, elle assure donc l’entretien du clos et du couvert.
Les travaux de mise en valeur ou de décoration intérieure, dans la mesure où ceux-ci ont une incidence sur le culte, nécessitent (évidemment) l’accord de l’affectataire. Ainsi le maire ne peut-il décider du thème d’un vitrail, du nombre ou de la place des statues, etc.
La commune peut néanmoins demander la désaffectation d’une église (mesure administrative prise par le préfet ou par une loi) si aucune célébration du culte n’y a été faite pendant six mois consécutifs, hormis un cas de force majeure. Mais seule l’autorité diocésaine est habilitée à donner un tel accord6.
Lorsque le patrimoine religieux est privé, désacralisé, et qu’il n’est pas inscrit ni classé au titre des Monuments historiques, le propriétaire peut en faire ce qu’il veut – et donc le détruire, ce qui fut le cas de la chapelle Saint-Joseph.
Pour le reste, en tant que propriétaire, l’État ou les communes sont donc tenus d’effectuer les très onéreuses réfections et autres travaux nécessaires.
Le problème est que cet entretien peut vite devenir un gouffre pour les finances des petites communes. « En Bretagne, par exemple, 300 monuments – pour moitié religieux – sont classés ou inscrits au patrimoine historique. Ceux-là peuvent bénéficier d’une aide du ministère de la Culture pour leur entretien ou leur restauration. Mais il faut aussi compter les milliers d’autres édifices, qui n’ont rien d’assez remarquable pour en faire partie. » Que faire lorsque la réfection d’une église dépasse le tiers (ou plus) du budget d’une commune ?
Le portail méridional de l’église Saint-Jean-le-Vieux, à Perpignan, est attribué à Raymond de Bianya et son atelier, vers 1219 (Pyrénées-Orientales). Deux statues de saints, très abimées malheureusement, encadrent le portail méridional en marbre de Céret de l’église Saint-Jean-le-Vieux, à Perpignan (Pyrénées-Orientales).
Certes, le nombre de paroisses ne cesse de diminuer depuis la Seconde Guerre mondiale, et celles qui conservent au moins une messe dominicale ont parfois du mal à trouver un curé. Mais les églises restent « un élément identifiant et structurant d’un village. Une large majorité de l’opinion est d’ailleurs favorable à leur maintien ».
La seule réponse à la préservation des églises est donc de se battre pour chacun d’elle.
Car ce sont bien la motivation et l’énergie des citoyens qui vont désormais emporter la décision d’un patrimoine en sursis. Comme le résume très justement Bertrand de Feydeau, président de la Fondation des Bernardins, 1er vice-président des VMF et vice-président de la Fondation du patrimoine : « la sauvegarde du patrimoine ne doit pas être l’affaire des autres ».
Le formidable élan de générosité suscité par l’incendie de Notre-Dame (824,756 millions d’euros au 31 décembre 2019) confirme l’attachement des français à leur patrimoine religieux.
Au-delà de ce cas très particulier – et même hors norme – le travail des communes avec la multitude d’associations locales créées pour préserver, restaurer, entretenir, ici le grand orgue du XVIIe siècle de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes, là, l’église Beaumanoir Saint-Jean-Baptiste de Lezardieux, ou les quinze ans d’investissement du conseil départemental de l’Orne pour son patrimoine religieux, prouvent non seulement que les initiatives se multiplient, mais que l’engagement citoyen est indispensable.
L’État seul, et les communes, ne peuvent pas (ou plus) faire face à l’ampleur du travail.
« Il faut combattre l’idée que ce patrimoine est à l’abandon, ajoute Bertrand de Feydeau. Et rendre justice au travail considérable fait par des communes et des associations de bénévoles. » Sans pourtant être à l’abandon, le patrimoine religieux nécessite une attention de chaque instant, dans chaque région, dans les plus grandes villes comme les plus petits villages de l’Hexagone. Les églises de Paris sont dans un état inquiétant7 et un article du Figaro – peut-être exagéré – titrait récemment sur les « 5000 églises menacées de délabrement ». Aujourd’hui, la chapelle Saint-Pierre à Cancale, nouveau combat d’Urgences patrimoine, est menacée de destruction, l’église Saint-Barthélemy de Tersac a urgemment besoin de dons, tout comme l’église Saint-Gilles d’Ouville-la-Rivière (76), l’église Saint-Jean-le-Vieux à Perpignan (63), l’église de Saint-James (50), l’abbaye Saint-Sernin du Monastère (12), l’église Saint-Martin d’Huchenneville (80), la basilique Notre-Dame de La Guerche-de-Bretagne (35), la chapelle et l’ancien collège catholique de Combrée (49), etc. Les causes de manquent pas. Il suffit de consulter l’Observatoire du patrimoine religieux, la Fondation du patrimoine, les associations de protection du patrimoine, ou (malheureusement) de regarder autour de soi.
À tous ceux qui se désespèrent de voir une chapelle rasée par les bulldozers, une seule solution : se mobiliser, se battre… et ne rien lâcher.
Le devenir de nos églises ? Il est entre nos mains.
1 Lire à ce sujet : « État et religion : l’Europe divisée ».
2 À ce sujet, lire l’excellent article de Mathilde Guilbaud, « La loi de séparation de 1905 ou l’impossible rupture ».
3 Lire à ce sujet : « Grandeur et misère du patrimoine religieux en France ».
4 Lire à ce sujet : « Propriété des édifices religieux, état des lieux » et « Que dit la loi sur l’entretien et la conservation des édifices religieux par la commune ? ».
5 La France d’Outre-mer, l’Alsace et le département de la Moselle sont des cas particuliers.
6 Lire à ce sujet : le « Guide à l’usage des maires et des affectataires pour les édifices cultuels ».
7 Lire à ce sujet : « La grande pitié des églises de Paris », « La Mairie est responsable de l’abandon des églises parisiennes ! » et « Accusée de négliger ses églises, la Mairie de Paris fait un geste ».