Dans la ville de Croix, proche de Roubaix, se dresse la villa Cavrois, un chef-d’œuvre architectural signé Robert Mallet-Stevens. Construit pour l’industriel Paul Cavrois, cette villa est un parfait mélange de tradition et de modernité architecturale. Cependant, son caractère unique n’a pas été reconnu de tout temps.
Au début du XXe siècle, le Nord est l’une des régions les plus industrialisées de France. Les grands industriels se font construire des maisons dans la banlieue de Roubaix, un peu à l’écart de leurs usines, mais assez proches pour s’y rendre au quotidien. Paul Cavrois dirige la société Cavrois-Mahieu, qui fabrique des tissus haut de gamme pour les grandes maisons parisiennes. Il décide dans les années 1920 d’acheter un terrain à Croix, afin d’y faire construire une maison pour lui, sa femme et ses sept enfants. Il fait d’abord appel à Jacques Gréber, qui lui propose une construction néo-régionaliste. Le projet n’aboutit pas, et Cavrois se tourne alors vers Robert Mallet-Stevens, qu’il a rencontré quelques années auparavant.
Mallet-Stevens a une vision très moderne et rationnelle de l’architecture : il refuse l’ornement, perçoit le décor intérieur comme un décor de film et utilise la lumière comme un matériau à part entière. Il est l’un des fondateurs de l’Union des artistes modernes en 1929, aux côtés de Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Les Cavrois, séduits par la perspective du cadre de vie sain, confortable et moderne que leur promet Mallet-Stevens, lui donnent carte blanche. L’architecte dessine les premiers plans en 1929, et la maison est inaugurée trois ans plus tard, en 1932, pour le mariage de leur fille Geneviève.
Avec 2 400 mètres carrés habitables et 1 000 mètres carrés de terrasses, la villa Cavrois est l’exemple le plus abouti de la pensée architecturale de Mallet-Stevens. À première vue, c’est une maison très moderne dans ses formes et dans son rapport à la lumière. La façade, longue de 60 mètres, se dresse devant nous comme le pont d’un paquebot. Elle est en brique jaune, matériau très utilisé en Europe du Nord. L’architecte l’utilise de façon très originale : il fait tailler les briques dans un format unique, qui servira de repère à partir duquel toutes les dimensions seront établies.
C’est une construction pour l’homme moderne, qui accorde de l’importance à sa santé physique aussi bien qu’à son esprit (« un esprit sain dans un corps sain »). Mallet-Stevens crée la villa selon un programme précis : « air, lumière, travail, sports, hygiène, confort et économie ». Elle comprend des grandes baies au midi pouvant s’ouvrir largement, un éclairage indirect imitant la lumière naturelle pour la nuit, un bureau et des salles d’étude pour cultiver son esprit, une salle de jeux et une piscine pour faire de l’exercice, des salles de bains et surfaces lavables ainsi que de nombreux objets à la pointe de la modernité permettant une vie confortable : téléphone, TSF, chauffage central avec thermostat, ascenseur.
Malgré son air résolument moderne, la maison reprend quelques canons de l’architecture et du décor français des siècles précédents. Les pièces sont dessinées autour d’un axe constitué par le vestibule et le salon. De part et d’autre s’étendent deux ailes symétriques, l’une dédiée aux parents et aux aînés, l’autre aux jeunes enfants et aux domestiques. Les salles de réception, au rez-de-chaussée, sont facilement accessibles. Les appartements particuliers, situés au premier étage pour la plupart, sont réservés aux résidents.
L’axe formé par le vestibule et le salon est prolongé par un grand miroir d’eau de 72 mètres de long, entouré de plantes taillées en boule. Dans la partie est du jardin se trouvent des espaces utilisés pour les besoins de la villa. Le tracé précis ne va pas sans rappeler les jardins à la française composés plusieurs siècles auparavant. Seul élément moderne du jardin : l’allée circulaire aménagée au nord, permettant aux automobiles de circuler facilement et aux visiteurs d’arriver directement à l’entrée principale.
La villa Cavrois est un « chef-d’œuvre total » de Mallet-Stevens. L’architecte ne se cantonne pas uniquement à la construction de la maison. Il souhaite mettre en scène la vie d’une famille bourgeoise et dessine donc le décor et le mobilier. Il conçoit des intérieurs sobres, dépouillés, sans ornements, accompagné d’une polychromie et d’un luxe discret. Au sol, il choisit du parquet en mortier magnésien, réputé pour sa grande solidité. Il mélange les matériaux, marie le progrès technique et l’élégance. Pour cela, il fait appel, entre autres, à Jean Prouvé qui lui dessine un ascenseur et à André Salomon pour l’éclairage.
Pour les salles d’apparat, Mallet-Stevens choisit des matériaux très nobles. Le visiteur accède à la maison par un grand vestibule, au sol de marbre et au décor cinématographique. Entre deux boîtes à lumière, une double porte en bois sombre s’ouvre sur un immense salon. Celui-ci possède une large baie vitrée donnant sur le jardin, des meubles en noyer garnis de tissu et un coin cheminée en marbre jaune de Sienne. À gauche du salon se trouve le fumoir, conçu comme un coffret précieux en acajou et cuir vermillon. À droite, une porte mène vers la salle à manger, dont les murs sont recouverts de marbre vert de Suède. La salle à manger des enfants, contiguë à la précédente, abrite une fresque et un mobilier en bois de zingana. Un haut-relief de Jan et Joël Martel, disparu aujourd’hui, représentait les jeux et activités de loisir. L’escalier principal, qui mène aux terrasses supérieures est en marbre blanc et noir et offre une vue prenante sur le jardin.
Mallet-Stevens n’oublie cependant pas d’ajouter, dans chaque pièce, des éléments modernes. Dans le salon, un hublot d’éclairage indirect apporte une source de lumière le soir, quant aux radiateurs, ils sont parés de bandes d’aluminium. Des enceintes placées dans les murs permettent la diffusion de la radio dans toute la pièce. Dans la salle à manger d’apparat, l’architecte fait dessiner un système d’éclairage en trois parties avec intensité modulable.
La cuisine est conçue comme un lieu très moderne alliant hygiène et praticité. Les surfaces et murs sont blancs, facilement lavables, les meubles sont en métal. Le sol est en grès cérame blanc et noir. La pièce contient des éléments à la pointe de la technologie : une glacière, un fourneau à gaz, un monte-plats électrique et trois arrivées d’eau.
Les pièces privées de la famille Cavrois sont plus simples quoique tout aussi modernes. Dans la chambre des parents, Mallet-Stevens a réalisé des meubles en palmier et des placards taillés sur mesure pour les vêtements de Paul Cavrois. Attenant à cette pièce, le boudoir de madame Cavrois comprend une coiffeuse, une chauffeuse, un fauteuil, une table travailleuse, une pendule, des bougeoirs, un divan et des rangements intégrés dans les murs. Le bureau de Paul Cavrois ressemble à la cabine d’un capitaine d’industrie. La salle de bain des époux, grande de 50 mètres carrés, est un hommage au sport et à l’hygiène. Plaquée de marbre de Carrare, elle comprend un chauffe-peignoir, un pèse-personne imbriqué dans le mur, une baignoire et une douche ronde à jet. Dans la même aile, se trouvent les chambres des deux aînés, avec leur salle de bain adjacente. La première, polychrome, est inspirée du mouvement d’avant-garde De Stijl. La seconde est noire, blanche et jaune.
De l’autre côté, les enfants se partagent deux chambres, deux salles de bains et deux salles d’étude. Leur salle de jeux, pensée pour qu’ils puissent jouer sans rien détruire, se trouve au dernier étage, près de la pergola. Elle offre une vue magnifique sur le parc et sert aujourd’hui de salle d’exposition.
Les domestiques ont leurs appartements dans l’aile des enfants. Seule la gouvernante possède une chambre adjacente à celles des jeunes enfants. Le gardien est, quant à lui, logé à l’entrée du domaine, dans une reproduction à petite échelle de la maison principale.
Le fait que la villa ait survécu plus de 90 ans tient du miracle. Les Cavrois occupent le lieu jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands s’en emparent en 1940 et la transforment en caserne. Ils dégradent l’intérieur et changent l’aspect du jardin en supprimant le miroir d’eau, jugé trop visible depuis le ciel. En 1947, la famille Cavrois réinvestit le lieu et y fait quelques restaurations. La distribution intérieure de la villa est modifiée par l’architecte Pierre Barbe, qui crée des appartements séparés.
La famille habite le lieu jusqu’à la mort de madame Cavrois en 1985. En 1986, le mobilier est dispersé : une partie est conservée par les descendants de la famille, une autre est vendue aux enchères en 1987. La maison est rachetée par un promoteur immobilier qui souhaite la transformer en lotissement. Afin de la sauver d’une démolition imminente, elle est classée au titre des Monuments historiques en 1990. Ne pouvant la supprimer, son propriétaire la laisse donc tomber en décrépitude. L’eau s’infiltre, squatteurs et vandales s’y succèdent. Lorsque l’État parvient à racheter la villa, des arbres poussent à l’intérieur.
Dès 1996, un groupe d’architectes demande sa restauration. En 2001, l’État rachète la maison et la partie centrale du parc. Des recherches historiques et archéologiques pointues démarrent afin de lancer une campagne de restauration visant à redonner à la villa son aspect de 1932. Les travaux durent 13 ans, menés par l’architecte en chef des Monuments historiques Michel Goutal et un grand nombre d’architectes qualifiés, et coûtent 23 millions d’euros. La Drac des Hauts-de-France entoure la maison de tôles, ce qui lui permet d’assainir le lieu, et de restaurer le clos et le couvert. Le CMN reprend la suite des opérations entre 2012 et 2015, avec une restauration du parc entre 2012 et 2013 et des intérieurs entre 2012 et 2015. Une campagne de restitution des meubles est lancée en 2009.
La maison rouvre en 2015. Certaines pièces deviennent des salles d’exposition. Seule une pièce est laissée en l’état, pour montrer l’étendue des dégâts avant la restauration. La villa accueille aujourd’hui 100 000 visiteurs par an.
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