La main est un des outils les plus sophistiqués de la Création, autant par sa biomécanique que pour les possibilités qu’elle offre à l’homme. Elle symbolise l’action, le travail, la force, la possession et le pouvoir. Elle construit la culture matérielle et participe aux activités intellectuelles. Elle porte aussi des dimensions symbolique, chorégraphique, linguistique, etc.
Dans son excellent ouvrage, Éloge de la main1, Henri Focillon (1881-1943), célèbre historien français de l’art, écrit : « L’esprit fait la main, la main fait l’esprit. Le geste qui ne crée pas, le geste sans lendemain provoque et définit l’état de conscience. Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure. La main arrache le toucher à sa passivité réceptive, elle l’organise pour l’expérience et pour l’action. Elle apprend à l’homme à posséder l’étendue, le poids, la densité, le nombre. Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Elle se mesure avec la manière qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle transfigure. Éducatrice de l’homme, elle le multiplie dans l’espace et le temps. »
La main – que Maria Montessori nommait « l’organe exécutif de l’intelligence » – fait l’Homme, et l’on peut s’étonner du discrédit porté sur le travail manuel.
Cette déconsidération naît dans la Grèce antique, notamment avec Platon, pour qui le monde des idées devient la première valeur. En France, elle s’accélère au XVIe siècle avec le développement de l’imprimerie, le livre supplantant la parole et le geste, puis dans la seconde moitié du XXe siècle, l’enseignement général s’étendant au détriment des filières techniques. « Les entreprises sont [alors] mises à distance des centres de formation, affirme Laurence Decréau2, le manuel est « distingué » comme celui qui n’est pas apte à suivre la voie générale. Notre pays prône l’excellence académique pour tous : l’idée des « 80 % au bac » en est une résultante. Le principe qui la sous-tend a gagné : l’individu doit être formé à la pensée abstraite, tout le monde peut (et doit) passer par le concept pour accéder à la connaissance. »
La main est pourtant d’une importance capitale pour l’évolution de la pensée et de la culture. Si la fonction manuelle a longtemps eu tendance à s’effacer, surtout dans un monde de digitalisation et de mécanisation à outrance, on note son grand retour depuis 2016 : « Plus que jamais, explique Bernard Stalter3, l’artisanat est un secteur économique à fort potentiel de développement, en résonance avec les aspirations actuelles : créer, innover, exporter, transmettre et produire en France. Et il évolue avec l’arrivée de nouveaux entrants, notamment des quadras en reconversion. »
Le succès de l’Éloge du carburateur4 de Matthew Crawford, atteste de ce mouvement de revalorisation du travail manuel. L’auteur, philosophe et universitaire américain, explique que « le travail dit « intellectuel », valorisé par notre entrée dans l’économie du savoir, est en réalité souvent pauvre et déresponsabilisant pour les individus. Sans repères dans le monde matériel, nous sommes, écrit-il, devenus de plus en plus dépendants de la société de consommation. Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd’hui, ils l’achètent ; et ce qu’ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement ».
Restauration d’une œuvre en bronze d’Henri Bouchard (1875-1960) dans les ateliers de la Socra, près de Périgueux (Dordogne). Cette œuvre représentant Claus Sluter, grand sculpteur du XVe siècle, fait partie des collections du musée des Beaux-Arts de Dijon (Côte-d’Or). © Tristan Deschamps Thomas Rotondo perpétue le métier de lavier transmis par son père. © Odile Boyé-Carré
Trop longtemps déconsidérés, prétendument réservés aux cancres, les métiers manuels reviennent à l’honneur dans un monde hyper-connecté où les « bullshit job » – ou « emplois à la con », c’est-à-dire sans queue ni tête, ni sens – prolifèrent et rendent souvent malheureux. L’artisanat revêt désormais le « goût du travail bien fait dans un monde jetable, la patience dans une société pressée, et où se mêle tradition et innovation ». Il permet de se connecter à la présence du monde, de sortir de soi et d’accéder à une forme de sérénité. De plus, il assure un emploi stable, permet de faire quelque chose qui a du sens, de proposer un service et des produits de qualité, et de contribuer à la relance économique du pays.
Parmi tous les métiers qui ont désormais la cote, l’artisanat d’art5.
D’après le baromètre de mars 2019 de l’Institut supérieur des métiers (ISM), le nombre d’entreprises de ce secteur a progressé de 38 460 en 2005 à 51 240 en 2017, soit environ 35 %. La fabrication de vêtements et d’accessoires a connu une croissance de 209 % et la fabrication d’articles de bijouterie de 611 %. La fabrication d’articles céramiques a progressé de 58 % et celle d’instruments de musique de 74 %. Quant à la fabrication d’articles de maroquinerie, de voyage et de sellerie, elle a fait un bond de 76 %. À l’inverse, la fabrication d’articles en fourrure a chuté de 55 % et celle d’articles métalliques ménagers de 24 %, de même que le tissage.
De nombreux secteurs recrutent : bronzier, canneur-rempailleur, doreur, ébéniste, forgeron, ferronnier, menuisier, miroitier, staffeur ornemaniste, tailleur de pierre, tapissier, verrier, vitrailliste, etc.
« L’homme pense parce qu’il a une main », disait le philosophe présocratique Anaxagore (vers 500/428 av. J.-C.). Les métiers d’art permettent de conjuguer réussite professionnelle et accomplissement personnel.
Une fois de plus, le patrimoine est idéal pour penser l’avenir.
1 Henri Focillon, Éloge de la main, Éditions Marguerite Waknine, 2015.
2 Laurence Decréau, ancienne directrice du département Culture et Communication à l’ENSTA ParisTech, auteure de Tempête sur les représentations du travail, Presses des Mines, 2019.
3 Bernard Stalter est le président de l’Assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat (APCMA).
4 Matthew Crawford, Éloge du carburateur, La Découverte, 2010.
5 Lire par exemple, à ce sujet : « Le renouveau des métiers d’art ».