Que reste-t-il de nos usines ?

Par Margaux Delanys

Date de publication : 18/05/2021

Temps de lecture : 5 minute(s)

Ce nouvel hors-série de la revue 303, arts, recherches, créations ouvre une discussion sur la reconnaissance de la culture industrielle. Au travers des paroles d’architectes, de libraires, de journalistes ou d’ouvriers, les traces matérielles et immatérielles du passé industriel français ressurgissent. Quatre chapitres collectent ainsi récits collectifs de luttes, expériences individuelles laborieuses et relectures patrimoniales de ces lieux de production.

L’industrie : un patrimoine récent

Si la reconnaissance du patrimoine industriel trouve ses premiers jalons en 1950 par le biais de la notion d’« archéologie industrielle », ce n’est que très récemment que les signes d’activités de production deviennent un héritage à protéger. Désormais, le patrimoine industriel est « apprécié au regard des valeurs originales dont il est porteur (travail, technique, organisation des productions, circulation des biens matériels dans une société assujettie à la modernisation économique accélérée depuis trois siècles), et non pas à partir de simples critères esthétiques » note Jean-Yves Andrieux, professeur émérite d’histoire de l’art contemporain.

Une patrimonialisation de l’industrie qui doit beaucoup aux municipalités et acteurs de terrain, organisés en syndicats ou associations pour assurer la sauvegarde de la filature Prouvost-Masurel à Fourmies, la corderie normande Vallois ou encore la fosse Delloye de Lewarde.

Reconversions, vestiges et traces

La mémoire industrielle est d’abord celle du travail, et l’œuvre de la photojournaliste Hélène Cayeux en est une parfaite émanation. Ce hors-série nous offre un florilège de ses photographies, saisissant tour à tour le visage des grévistes contre les licenciements à la CERP-Ouest, une travailleuse de l’usine Waterman à Saint-Herblain, ou la pose de rivets par un ouvrier de l’usine aérospatiale de Saint-Nazaire. « Au-delà de l’entreprise, écrit Xavier Nerrière, c’est le travail qu’elle érige en patrimoine. »

Si le bruit des machines couvre la voix des hommes, le cinéma n’est pas en reste et documente les gestes du métier, les luttes, les paroles et les émotions. Le programmateur Arnaud Hée se fait alors l’analyste du discours des images et nous invite à saisir leur force mémorielle.

En filigrane de ces productions, les évolutions et bouleversements économiques des activités de production prennent forme. Les ateliers de confection de fleurs artificielles en cire de Saint-Jochim ferment ainsi leurs portes en 1958. En cause : les transformations de la mode mais aussi l’augmentation des coûts de production à l’échelle nationale. La crise de l’industrie des années 1980 frappe tous azimuts et les chantiers navals de Saint-Nazaire et de Nantes, présentés dans l’ouvrage, ne s’y soustraient guère.

Lorsque l’activité disparaît, « au fond, sur quoi s’accrocher ? » interroge la paysagiste Jaqueline Osty.

Mémoires vivantes

Jean-Pierre Bady, directeur de l’École nationale du patrimoine, affirmait que : « la civilisation industrielle est une civilisation de l’éphémère, de l’obsolescence rapide des produis : ses traces sont particulièrement fragiles. » La ville de Cholet en est un autre exemple, les traces de son glorieux passé textile s’étant dissipées. C’est alors le rôle de la mémoire que de dénicher des archives, matérielles et immatérielles, pour rebâtir l’héritage des filatures.

La mémoire est aussi affaire de transmission : Stéphane Couturier a déposé son regard graphique sur les manufactures angevines de Trélazé ou les pressoirs de Bucher-Vaslin et Armelle Maugin réalise actuellement une série de portraits des habitants des anciennes cités minières du Segréen.

L’héritage industriel, aujourd’hui et demain

Du patrimoine industriel, l’art contemporain célèbre aujourd’hui une certaine esthétique. Le couple de photographes Bernd et Hilla Becher a ainsi fait surgir la beauté, naissant de la rudesse des paysages laborieux. À son tour, le tourisme industriel se développe et, si cette pratique est loin d’être nouvelle, les régions s’emparent de la demande d’une « authenticité » dans la découverte des modes de vie d’un territoire.

La littérature lui refuse cet esthétisme du rude. Célia Levi, en écrivant La Tannerie, retrace le quotidien d’un lieu culturel bâti sur les vestiges d’une ancienne usine et questionne cet usage du patrimoine, soulignant ses attraits mais aussi les impostures…

L’ouvrage de la revue 303, art, recherches, créations nous plonge dans l’histoire industrielle de la région des Pays de la Loire. Une culture laborieuse polymorphe, incarnée par les rencontres, les œuvres d’art et les politiques patrimoniales qui posent la question, toujours ouverte, de sa reconnaissance.

Mémoires industrielles, collectif, 303 arts, recherches, créations, hors-série n° 165, 256 pages, 28 €

Partager sur :