Publiés entre 1867 et 1873 sous la direction d’Adolphe Alphand (1817-1891), les deux volumes des Promenades de Paris occupent une place singulière dans la bibliographie de l’art des jardins. Ses dimensions exceptionnelles et la qualité de ses illustrations hissent ce livre parmi les plus précieux du siècle ; la technicité du propos n’en fait pas moins le bréviaire de l’espace public. En somme, le rapport d’activité administratif confine ici à la bible enluminée.
Ces Promenades sont en effet un bilan. Celui des travaux de la Direction des promenades et des jardins, au cœur même du grand atelier haussmannien. Par la diversité de ses missions et l’omniprésence de ses créations, cette direction centrale de la préfecture de la Seine, confiée dès 1854 à Alphand, a beaucoup contribué à la transfiguration de la ville sous le Second Empire. Si, pour le commun de mortels, Haussmann est l’inventeur du Paris moderne, Alphand, lui, passe pour le grand jardiner du règne. C’était bien l’objectif de cette publication sans égal.
Chanté plus tard par Louis Aragon dans Le Paysan de Paris, le parc des Buttes-Chaumont fut inauguré à l’occasion de l’ouverture de l’Exposition universelle de 1867. Pour l’aménagement de ses 25 hectares de terrain accidenté, Alphand fut secondé de près par Eugène Belgrand, père du réseau d’égout de la ville, et ici concepteur de tout un jeu de lac, de cascades et de sources gargouillantes…
Avec Haussmann
Rien, pourtant, ne prédisposait Alphand à pareille postérité. Ingénieur des ponts et chaussées, il inspectait les ports de Gironde depuis 1844 lorsqu’il fit la connaissance d’Haussmann, alors préfet du département. Les deux hommes avaient certes adhéré à la toute jeune Société d’horticulture de Bordeaux ; Alphand avait, à l’occasion, secondé Haussmann dans l’organisation de la visite triomphale de Louis-Napoléon Bonaparte dans cette même ville… Mais quoi ? Un ingénieur des ponts n’accouche pas nécessairement d’un Le Nôtre !
Gabriel Davioud (1823-1881) conçut tout une gamme de clôtures, aussi bien pour les squares de quartier (ici squares Montholon et de la Trinité) que pour les parcs et certains espaces des bois de Boulogne et de Vincennes. Leur complexité varie selon la taille et, surtout, la situation de ces équipements. Haut lieu de la ville haussmannienne, le parc Monceau bénéficie de grilles somptueuses (ici la section longeant le boulevard de Courcelles), inspirées du chef-d’œuvre de Lamour, place Stanislas, à Nancy.
Ce ne fut pas le moindre mérite d’Haussmann, parvenu à la préfecture de la Seine, que de s’entourer de talents jusque-là insoupçonnés. Qu’avait-il pressenti chez Alphand ? Un ambitieux, certainement. Comme lui. Mais un ambitieux souple de l’échine bien qu’incollable sur les aspects les plus techniques de sa mission, un homme doué d’un goût sûr mais capable de « mettre de côté ses propres conceptions lorsqu’elles ne cadraient pas avec les vues de l’administration qu’il servait ». Un double, en quelque sorte, mais démocratique – le mot eût secoué de frissons le baron Haussmann.
Adolphe Alphand portraituré par Alfred Roll, en 1888, vers la fin de sa vie, alors qu’il occupe toujours, depuis 1871, la direction des travaux de la Ville de Paris. © Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris Les deux tomes des Promenades de Paris, sous leur percaline d’origine.
Alphand fut appelé sans tarder à relever l’architecte Hittorff et le paysagiste Varé, tous deux enlisés au propre comme au figuré dans le chantier du bois de Boulogne. Le nouveau venu fit des merveilles. Il libéra les flots d’une rivière artificielle, jusque-là contrariés faute d’une juste appréciation topographique. Cette rivière impossible, calquée sur celle qui serpente dans Hyde Park, Napoléon III y tenait tout autant qu’à l’amitié de la reine Victoria. La prouesse ne passa pas inaperçue.
Maison de gardes du parc des Buttes-Chaumont. L’architecte Davioud déclina à l’infini, pour chaque parc, le module simple d’une maison d’ouvrier souvent agrémentée d’oriels, de balcons ou de lambrequins.
Fort de ce succès, il s’adjoignit le concours d’hommes de valeur, parfaitement dévoués, et dont, le moment venu, il saurait occulter les mérites pour se les approprier. Qui se souvient de Jean-Pierre Barillet-Deschamps, horticulteur de grand mérite et, pour cela, paysagiste novateur ? La mémoire collective en retient à peine plus de Gabriel Davioud, architecte de la Ville, auteur notamment de la fontaine Saint-Michel, qui inlassablement piqua les parcs de toute une panoplie de kiosques, à jouets, à friandises, à musique, à gardiens, et meubla de bancs et de candélabres les trottoirs, alors deux fois plus larges et conçus comme de véritables promenoirs.
Rabotages et créations
Ce que démontrent avec éclat Les Promenades de Paris, c’est que les services placés sous la direction d’Alphand ne se contentèrent pas d’aménager des jardins. Ils requalifièrent, littéralement, l’espace public, verdure ou pas. Du strict point de vue des « espaces verdoyants » – c’est ainsi qu’Haussmann les identifie –, les travaux amorcés sous Napoléon III se sont montrés beaucoup moins prodigues qu’on persiste à le croire. Certes, le parc Montsouris – inauguré en 1878 – et celui des Buttes Chaumont peuvent légitimement forcer l’admiration des Parisiens. De ces paradis artificiels, l’un surgit d’un terrain vague, trop meuble pour qu’on y édifiât quoi que ce fût de durable, l’autre délogea toute une peuplade de ribaudes et de surineurs dont les galeries d’anciennes carrières de gypse abritaient le noir trafic. À ces bénéfices objectifs s’ajoutent 24 squares créés de toutes pièces. Pour le reste, ce ne furent que rabotage et ablations.
Coupes et plan du parc Monceau n’omettent pas de figurer clairement, les ablations subies par l’ancienne folie de Chartres qui lui préexistait. La Naumachie ou la pyramide égyptienne en sont les reliques. Quant à la rotonde de l’entrée principale, c’est l’une des rares barrières d’octroi subsistant de l’enceinte des Fermiers généraux.
Ainsi le parc Monceau n’est-il que l’ombre étique de la folie de Chartres qui lui préexistait. Ce vaste jardin de fabriques tout droit hérité des Lumières aurait fait un ample poumon aux citadins dorés sur tranche du Roule ou des Ternes. Haussmann et les Pereire le trouèrent d’avenues aussi courtes que larges, ourlées, il est vrai, de ce que l’époque a pu produire de plus exubérant (l’hôtel Menier, avenue Van Dyck, par exemple). Déchue, la folie de Chartes y perdit les deux tiers de sa substance – les talents d’aménageurs d’Alphand et Barillet-Deschamps nous en consolent à peine. Quant au jardin du Luxembourg, héritage italianisant de Marie de Médicis, il fut amputé de son tiers méridional au profit de la mélancolique avenue de l’Observatoire. Et il échappa au pire : l’insatiable préfet l’aurait volontiers balafré du prolongement de la rue Férou, si l’empereur en personne n’avait réfréné son élan. D’une manière plus générale, la minéralisation – effective – de la ville se fit aux dépens d’une multitude de jardins particuliers, voire d’enclaves conventuelles à brader.
Hiérarchie et équité
Assez paradoxalement, c’est en dehors des grands parcs qu’il faut aller évaluer l’intelligence conceptuelle d’Alphand – et de Haussmann ! L’espace urbain qu’ils ont légué obéit à une organisation délibérément hiérarchisée et par ailleurs équitable. Au même titre que les places, les avenues et leurs branchements secondaires, au même titre que la modénature des façades d’alignement, les promenades et les réserves de verdures se rangent selon leur fonction plus ou moins cruciale et le prestige de leur situation. Tout comme leur mobilier d’accompagnement. Rien à voir entre les grilles qui ceignent le très chic parc Monceau et celles qui corsètent un square de quartier ! Rien à voir entre les candélabres de l’avenue de l’Opéra et les réverbères d’applique d’une desserte intermédiaire ! Le mobilier urbain dit au promeneur où il se trouve.
Nombre de fabriques du parc Monceau proviennent de l’ancienne folie de Chartres, dont l’actuel jardin n’est que le souvenir. En 1860, Davioud leur adjoignit quelques éléments nouveaux dont le pont, directement inspiré de ceux qui, à Venise, enjambent les canaux secondaires.
Cependant, ce mobilier doit unifier l’espace parisien. Le style, la facture y contribuent, certes, mais aussi une panoplie d’humbles accessoires, bornes-fontaines ou, surtout, bancs publics, identiques de Belleville à Passy, ceux-là mêmes que l’actuelle municipalité s’obstine à déraciner au profit de madriers bruts ou de ferrailles aussi lyriques qu’un rebut de chantier. C’est pourquoi le second volume des Promenades de Paris, uniquement composé d’illustrations gravées ou chromolithographiées, insiste tant sur la typologie des éclairages, des clôtures, des kiosques et autres guérites fabriqués en série.
La rotonde des Buttes-Chaumont, dite aussi « temple de la Sibylle », fut édifiée au sommet de l’île du parc par Davioud en 1869. L’architecte s’est inspiré du temple de Vesta, à Tivoli. Théâtre des pompes impériales, la nouvelle place de la Madeleine tempère sa minéralité solennelle par un jeu de mails et d’alignements qu’animent deux fontaines-candélabres qui firent sensation.
Cette hiérarchie qui distingue et uniformise tout à la fois n’exclut pas une stricte équité dans la distribution. Les bois font des poumons parfaitement symétriques aux bordures, Vincennes à celles du levant, industrieuses, Boulogne à celles du couchant, pailletées d’or ; les parcs scrupuleusement répartis prodiguent des havres de repos à la population du cœur ; quant aux 24 squares de quartier, ils sont dispersés de sorte qu’aucun d’entre eux ne se trouve à plus d’un quart d’heure de marche du domicile de chaque Parisien. Et c’est bien pour souligner cette « justice distributive » que Les Promenades de Paris n’omettent la description d’aucun de ces « jardins en crinoline », selon le mot de George Sand, se limiteraient-ils à une pelouse et deux jardinières ceinturées de près.
La ville comme système
En dépit de ce que nous donne à contempler ce somptueux ouvrage, il ne s’agit plus ici d’ « embellissements », terme sous lequel venait jusqu’alors se ranger pêle-mêle toute espèce d’améliorations urbaines. Haussmann, et c’est révélateur, préférait parler de « régularisation ». Il résonne comme une obscénité, ce mot, mais il dit juste. La réforme d’une métropole ne peut faire l’économie d’une appréciation combinée du fonds et du tréfonds, de la circulation simultanée des flux, de tous les flux, celui de l’air, de l’eau, des biens et des personnes, enfin de tous les aspects les plus techniques de ce qu’on nommera l’urbanisme, ici confronté au rêve plus proprement scénographique d’une capitale impériale. Voilà pourquoi Les Promenades de Paris n’épargne pas à ses lecteurs les détails parfois triviaux du bilan, les modes de transplantation des arbres d’alignement comme l’élévation et le plan de divers urinoirs…
Appelé à exceller dans la conception d’édicules pittoresques, Gabriel Davioud s’inspira de belvédères du Bosphore pour le kiosque de l’Empereur, l’une de ses premières réalisations de ce type, installée dès 1856 sur l’île du lac Inférieur du bois de Boulogne. Toujours en place, il mériterait une restauration urgente.
L’approche véritablement globale qui sourd de ces pages définit une organisation de la ville rigoureuse comme jamais, un système, oui, un système de ville articulé avec une telle précision, un tel art, qu’il est hasardeux d’y porter atteinte. C’est à quoi s’obstine, pourtant, l’actuelle maire de Paris, à force de coups de canif portés au nom de la « résilience » ou tout autre fadaise dont se gargarisent les élus en dédouanement de leur ignorance. Le « système » ne peut être remplacé que par un autre. Le faut-il, du reste ? L’avènement de la ville haussmannienne souleva mille protestations. À mesure que le chantier progressait, le peuple de Paris éprouvait sa cruauté sociale, son indigence formelle (ah ?), et plus confusément, son caractère « totalitaire ». L’art d’Alphand pouvait apporter quelque compensation, comme l’exubérance végétale de Barillet-Deschamps ou le bric-à-brac bourré de fantaisie déballé par Davioud.
Les Promenades de Paris n’omettent pas de détailler la flore des parcs urbains, une vingtaine de chromolithographies égayant le second tome exclusivement composé de gravures. Ici, un Pelargonium zonale inquinans. Planche représentant un Begonia Ricinifolia.
La publication du premier tome des Promenades tombait à pic. 1867, c’était l’année de l’Exposition universelle ; c’était aussi le faîte de la polémique autour du prolongement de la rue Férou et de ses dommages. Cette livraison s’inscrivait dans une politique de justification par voie d’édition. Aux « antiquaires » qui reprochaient au chantier de gommer la mémoire de la ville, Haussmann répliqua par une ambitieuse Histoire générale de Paris ; à ceux qui regrettaient les taudis du roncier ancestral, le préfet voulait opposer, par un effet d’avant-après, les vues des venelles appelées à disparaître commandées au photographe Marville et celles des voies nouvelles qui les avaient balayées.
Plan des squares Saint-Jacques et Louis XVI.
Les dernières livraisons du tome 2, en 1873, survenaient dans un contexte tout autre. Apparemment. Apparemment, seulement. L’Empire était aboli, certes, et Haussmann mis au ban de l’Histoire, mais quoi ? La République ayant promu Alphand en personne directeur des travaux de la Ville, celui-ci poursuivait scrupuleusement la lancée de son premier maître, avec à ses côtés ceux-là mêmes que le « préfet éventreur » avait distingués : Davioud à la sous-direction de l’architecture, Belgrand toujours à celle des égouts de Paris… Seul manquait à l’appel Barillet-Deschamps, las de n’être pas reconnu pour ce qu’il fut, le véritable jardinier de Paris, l’authentique concepteur de ces Suisses en vase clos et de ces bosquets exotiques dont Les Promenades font entre autres l’éloge… sous la signature d’Alphand.
Les documents, reproduits avec l’aimable autorisation de Catherine Cormery/Connaissance et mémoires, sont extraits des Promenades de Paris par Adolphe Alphand.