Visites d’usines désaffectées, de manoirs à l’abandon ou d’églises en ruines, la pratique de l’urbex bouscule les conceptions traditionnelles de la protection du patrimoine. Musées sans public, les lieux sont prisés pour leur altération.
Les explorateurs du monde perdu ont troqué le calme des vestiges hellénistiques pour « le charme étrange1 » des nouvelles ruines. Leurs déambulations se déroulent désormais en secret, foulant le sol jonché de débris des bâtisses abandonnées.
Popularisée dans les années 1980-90, aux États-Unis, l’urbex – contraction d’urban exploration – est née des régions industrielles en crise. Les villes de Détroit et Berlin-Ouest, peuplées de paysages fantomatiques, en sont devenues les spots mythiques. Au plus près de l’aspérité d’un ordre économique chancelant, les « urbexeurs » plongent dans une dystopie urbaine. Lieux proches ou lointains, interdits ou autorisés, faciles d’accès ou isolés, ils font revivre leur mémoire.
Pratique clandestine, l’exploration urbaine n’est pas exempte de normes. Deux règles d’or s’observent : laisser les lieux tels qu’ils ont été trouvés et ne rien emporter. Les espaces visités ne font ainsi l’objet d’aucune appropriation.
« Le charme d’un lieu dépend de son état de conservation. Quand un lieu n’a pas été saccagé, il est vraiment figé dans le temps. S’il a été abandonné depuis vingt ans, c’est depuis vingt ans que le temps s’est arrêté » explique Antonin, co-fondateur du compte L’Urbex Normande. Cet étudiant de 20 ans a débuté l’urbex avec son ami Arthur. « Nous avons commencé l’urbex en même temps. Nous cherchions comment nous occuper et il y avait cette crèmerie abandonnée… Nous y sommes beaucoup allés et puis, nous nous sommes dit : pourquoi ne pas en trouver d’autres ? Et c’est parti comme ça. »
À la recherche des ruines contemporaines
Pour débusquer ces lieux, il faut savoir chercher : archives, Google Earth, documents divers et témoignages sont passés au crible. Pour les non-initiés, l’exploration se fait souvent avec plus de difficulté. La pratique conduit ses amateurs à s’engager dans des pérégrinations de plusieurs heures avant de trouver un accès. Le temps des visites, lui, dépend de la temporalité imposée par les lieux. « On s’est vu y passer des journées et parfois même, la journée ne suffit pas » raconte Arthur, du compte L’Urbex Normande.
Cet intérêt grandissant pour les ruines signe un changement dans l’appréhension du patrimoine bâti. Daniel Fabre, ethnologue et anthropologue, évoquait un tournant patrimonial, « mettant au premier plan, non un rapport historique, non un rapport mémoriel à l’antériorité, mais un rapport expérientiel au passé2 ». Arthur le confirme, « c’est cette adrénaline, qu’on ne retrouve pas dans des visites plus classiques, qui nous plaît ».
« J’ai l’impression de mettre une pause à la vie, coincé entre le passé et le présent » explique Nicolas. Féru de musique, de photographie et de cinéma, ce jeune homme aux grands yeux clairs explore les sites abandonnés depuis près de sept ans. Au début, il flânait dans le dédale des constructions inachevées, jusqu’à pénétrer dans une maison inhabitée. Il se souvient d’une maison de retraite où « des fauteuils roulant, des livres, et même des dossiers de patients étaient restés là ».
Engagement critique de l’espace
Mais quelle étrange leçon de géographie je reçus là !
Terre des Hommes, Antoine de Saint-Exupéry
Lors de leurs déambulations, les urbexeurs explorent les fractures de l’architecture urbaine. Critique des usages attribués à l’espace urbain et subversion des dispositifs de régulation, l’urbex fait de la ville son terrain de jeu. Revendiquant un autre droit à la ville, l’exploration urbaine s’oppose à l’accroissement du contrôle de la ville moderne. Elle commande une libre circulation dans l’espace urbain et met au ban ses restrictions d’accès. Le géographe américain Bradley Garrett résume ainsi : « l’exploration urbaine est souvent politique par l’action, non par l’affirmation3. »
À rebours de la mémoire officielle et enseignée des lieux, c’est une mémoire involontaire que viennent chercher ces passionnés. Une mémoire instantanée surgit de la simple observation de son environnement. Pourquoi les lieux ont-ils été abandonnés ? Quand ? Était-ce une affaire de succession ? Quelle était la fonction de ce bâtiment ? Nicolas Robic multiplie les hypothèses.
Un tourisme de l’abandon : de Benjamin Stora à Walt Disney
Des lieux de mémoires au ruin porn, il n’y a qu’un pas. Surfant sur l’imaginaire apocalyptique lié aux ruines post-industrielles, Mamytwink, une chaîne Youtube dédiée à l’histoire et à l’exploration urbaine recueille 1,86 millions d’abonnés. Fortement médiatisée, ce n’est autre que Stéphane Bern qui s’est prêté au jeu, reconstituant une exploration du château de Maintenon en Eure-et-Loir. La vidéo de 30 minutes a été visionnée près de 1 400 000 fois.
La pratique, clandestine et libertaire, a vu naître un « tourisme des ruines », non sans risque de banalisation. L’École supérieur du tourisme, basée à Troie, Paris et Metz consacre à l’urbex un long article, voyant en elle « de quoi donner des idées innovantes à de futurs professionnels du tourisme sur un marché de niche ». L’université de Bordeaux ou l’École d’urbanisme de Paris (EUP) ont, quant à elles, intégré ces « micro-aventures » dans leurs cursus.
Ce marché de l’exploration se développe en ligne : nombre de sites internet proposent l’achat de matériel ou de t-shirts imprimés. Sur l’un d’eux, on peut lire : « Urban exploration, Reality in de-cay ». Comprenez : la réalité en décadence.
Fétichisme de la rouille et du gravât : un monde de l’image
Les ruines modernes sont peu à peu devenues le terrain d’un nouvel esthétisme. « Trouver du beau dans la désolation. » Pour Nicolas, voilà l’une des raisons de faire de l’urbex. La déshérence attire. Ce regain d’intérêt passe notamment par la multiplication de recueils photographiques, de monographies ou d’expositions dévoilant des photos ultra-esthétisées de bâtis décrépits.
Marchandisation des ruines ou patrimonialisation de l’abandon ? La frontière est poreuse : au grand dam des urbexeurs, certains bâtiments à l’abandon et friches industrielles sont transformés en musée ou en tiers lieux. Symboles d’une culture underground, ces lieux jouissant d’une rentabilité économique nouvelle deviennent alors impropres aux activités de certains urbains. C’est le cas des graffeurs qui, perdant ces espaces d’expression, se tournent vers des endroits plus reculés.
Patrimonialisation informelle et archéologie spontanée
Pourtant, dans ces espaces aux traces labiles, la diffusion des photographies des urbexeurs participent en retour à une mise en valeur des lieux. Elles permettent une reconnaissance patrimoniale des bâtiments, ce que suggère l’ingénieure et chargée de recherche à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) Séverine Hurard. À l’occasion d’une table-ronde tenue en 2018 à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, elle indiquait une filiation entre urbexeurs et archéologues :
« Pour l’archéologue qui s’interroge sur les frontières méthodologiques, réglementaires et intellectuelles entre les deux démarches, l’urbex apparaît comme une tentative de mise en œuvre d’une histoire que l’on pourrait qualifiée de « préventive », où il s’agirait de collecter les données encore disponibles avant qu’elles ne disparaissent, faute d’intégration à un processus de sauvegarde. »
Bien que transitoire et informelle, l’exploration urbaine peut être vue comme une tentative de sauvegarder le patrimoine bâti. Par l’enregistrement photographique et la collecte de données, ses amateurs forgent une mémoire collective des lieux, à l’abri des regards.
1 Rose Macaulay, « A note on new ruins », dans Documents of Contemporary Art, Londres, éd. Brian Dillon, Cambridge, Whitechapel Gallery, Massachusetts, The MIT Press, 2011, p. 27.
2 Daniel Fabre, « L’ordinaire, le familier, l’intime… loin du monument » dans Claudie Voisenat et Christian Hottin, Le tournant patrimonial. Mutations contemporaines des métiers du patrimoine, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France », 2016, p. 43-58.
3 Bradley L. Garrett, « Undertaking recreational trespass : urban exploration and infiltration », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 39, n° 1, 2014, p. 1-13.
4 https://ecolesuperieuretourisme.fr/blog/lurbex-un-tourisme-pas-comme-les-autres/