C’est au duc Léopold que Nancy doit les principes urbanistiques et architecturaux essentiels que Stanislas magnifia par la réalisation d’un ensemble de trois places dont celle qui, à la jonction de la Ville Vieille d’origine médiévale et de la Ville Neuve de Charles III, porte aujourd’hui le nom de son génial concepteur. Outre cet ensemble unique, le centre de la ville tout entier témoigne du grand élan de création qui se poursuivit tout au long du XVIIIe siècle.
Après le traité de Ryswick (1697) qui permet au duc Léopold Ier (1679-1729) de rentrer dans ses États, occupés par les armées de Louis XIV depuis près de 30 ans, commence pour Nancy une ère de prospérité propice aux spéculations immobilières. De nouvelles prescriptions urbanistiques et architecturales prônent une densification urbaine et un alignement des façades qui contribuent à façonner la ville. Pour son propre palais, Léopold, époux d’une princesse française, fait tout d’abord appel à Jules Hardouin-Mansart (1646-1708), puis à l’architecte parisien Germain Boffrand (1667-1754), nommé en 1711 premier architecte du duc pour lequel il travaille, depuis deux ans déjà, aux plans du nouveau château de Lunéville.
À l’hôtel de Craon, un style nouveau, inspiré des modes parisiennes
Boffrand signe la construction, à l’extrémité de la place de la Carrière, d’un seul hôtel, celui de Craon, qu’il publiera dans son Livre d’architecture paru en 1745. Pour la première fois à Nancy est utilisé le vocabulaire architectural mis à l’honneur à Paris par Jules Hardouin-Mansart pour la place des Victoires (1685) et pour la place Vendôme (1687).
Le rez-de-chaussée en pierre de taille percé d’arcades en bossage à refend constitue un puissant soubassement pour les deux étages carrés rythmés par l’ordre colossal des pilastres corinthiens. Un garde-corps de balustres amortis à l’aplomb des pilastres par des pots à feu cachait à l’origine un toit à faible pente et donnait l’illusion d’une terrasse à l’italienne, surprenante compte tenu des rigueurs hivernales du climat lorrain. Le choix de cette majestueuse ordonnance aura une influence essentielle sur l’histoire architecturale de Nancy.
Pour la demeure des Ferraris, rigoureuse symétrie et décor à l’italienne
À proximité immédiate du palais ducal, le quartier du Bourget offrait des parcelles libres, propices à l’éclosion de nombreux chantiers pour abriter les membres de la cour ducale, leurs proches et plus généralement les familles de la noblesse lorraine. Boffrand fut ainsi sollicité, vers 1720, pour construire les hôtels Ferraris et Fontenoy. Le premier doit son nom à son commanditaire, Louis de Ferraris, grand chambellan de l’empereur d’Autriche, époux d’Anne-Thérèse de Fontette, demoiselle d’honneur de la duchesse Élisabeth-Charlotte. On retrouve leur monogramme dans la cage d’escalier. L’imposant corps sur rue s’ouvre sur une cour bordée de deux ailes et fermée par un corps faisant illusion car il ne contient qu’un couloir, reliant les ailes latérales, dont la partie inférieure est occupée par une large fontaine ornée d’une statue de Neptune.
Dans l’escalier de l’hôtel Ferraris, conçu par Boffrand. Traité en grisaille, le décor en trompe-l’œil de la galerie simule des caissons à décor de feuilles stylisées et de coquilles. Travail attribué au peintre italien Giacomo Barilli. L’hôtel abrite depuis 1976 le service régional de l’Inventaire. © Inv. Patrimoine Lorraine
Un autre élément remarquable de cet hôtel est l’escalier à l’italienne qui présente un exceptionnel décor en trompe-l’œil peint en grisaille par Giacomo Barilli (1685-1723). Construit avec une symétrie parfaite en harmonie avec le parti architectural de Boffrand, l’ensemble se compose de caissons portant trophée d’armes ou de musique, feuillages et coquilles à l’exubérance sagement encadrée. La découpe du jour faite de courbes et de contre-courbes s’ouvre sur la perspective du plafond peint d’une nuée peuplée d’oiseaux des îles et de têtes de putti.
À l’hôtel de Fontenoy, Boffrand adapte le modèle entre cour et jardin
Construit pour Pierre Georges Le Prudhomme, comte de Vitrimont, l’hôtel de Fontenoy, aujourd’hui cour administrative d’appel, porte le nom de son second propriétaire, Guy André Louis Le Prudhomme, comte de Fontenoy. Disposant d’une vaste parcelle, l’architecte a choisi un parti semblable à celui de l’hôtel Ferraris avec un corps principal en front de rue s’ouvrant sur une cour bordée de deux ailes et s’achevant par un corps de bâtiment qui abrite des communs de part et d’autre d’une niche à coquille hébergeant une élégante fontaine.
Fontaine située dans la cour de l’hôtel de Fontenoy (Boffrand). © Inv. Patrimoine Lorraine Fils d’un sculpteur et architecte nantais, Germain Boffrand vient à Paris en 1681 et fait son apprentissage chez le sculpteur Girardon. Collaborateur de Jules Hardouin-Mansart, il a beaucoup travaillé à Paris et en Lorraine. Gravure de J.-C. François d’après L.-S. Adam, XVIIIe siècle. © Musée lorrain, Nancy
La place disponible permit la réalisation d’un choix assez inhabituel puisqu’un jardin installé dans la partie est de la parcelle s’achevait sur une arcature aveugle amortie par des pots couverts et abritant probablement la fontaine qui se trouve actuellement en fond de cour. Ainsi, l’aile droite profitait de la disposition enviée mais assez rare en Lorraine des hôtels parisiens entre cour et jardin. L’ancien jardin fut transformé en square en 1934 lors du percement de la rue des Frères-Henry qui a séparé le décor du mur du fond du reste de l’édifice. Sous le Second Empire, le comte Charles Louis Albert de Frégeville y fit réaliser d’importants travaux : reconstruction en fond de cour du corps contenant les communs sur lequel il fit sculpter ses armoiries, aggiornamento des décors de l’escalier, du porche et des salons du premier étage.
Boffrand signe également l’hôtel de Custine, à l’architecture sobre et puissante
Aujourd’hui admise par les historiens de l’architecture, l’attribution à Boffrand de l’hôtel de Custine offre un autre témoignage de l’art du maître. Connu également sous l’appellation d’hôtel de Ludres, du nom de son second propriétaire, l’hôtel s’élève sur la place du Colonel-Fabien à laquelle il impose sa monumentale façade. Il fut construit entre 1713 et 1715 pour le marquis Christophe de Custine, colonel du régiment des gardes du duc Léopold, conseiller d’État des ducs Léopold et François III, puis gouverneur et bailli de la ville.
Son architecture sobre et puissante se caractérise par une composition organisée de façon symétrique de part et d’autre du portail qui donne accès à une cour fermée par un corps de remise au plan curviligne. En façade, le décor se limite à la travée centrale soulignée par l’emploi de pilastres corinthiens aux socles dissimulés par des pots couverts.
Après une période d’inactivité contrainte, le début d’un nouvel âge d’or
À la mort de Léopold, le duché dispose d’architectes, d’entrepreneurs et d’artistes dûment formés auprès des maîtres étrangers venus résider à Nancy. Cependant, la régence d’Élisabeth-Charlotte et le règne de François III (1729-1737) ne constituent pas une période marquante pour l’urbanisme nancéien, si l’on excepte l’achèvement par Jean-Nicolas Jennesson de l’église Saint- Sébastien (1732) et la continuation des travaux de la nouvelle primatiale. Paradoxalement, c’est à un étranger, l’ancien roi de Pologne Stanislas Leszczinski qui, en 1737, reçoit à titre viager les duchés de Lorraine et de Bar, dans le cadre d’arrangements diplomatiques conclus par son beau-père, le roi de France Louis XV, que l’on doit la poursuite des grands travaux. En moins de 20 ans, ils métamorphoseront la ville en profondeur, dans la continuité de ce qu’avait esquissé le duc Léopold.
Depuis la place Stanislas, on aperçoit, à travers l’arc de triomphe d’Héré, le palais de l’Intendance situé au bout de la place de la Carrière. Au-dessus des arches, les bas-reliefs évoquent la guerre et la paix par le truchement de figures mythologiques. Des grilles rehaussées d’or encadrent le terre-plein central de la place de la Carrière. Réalisées par Jean Lamour, elles sont en fait des réemplois des fermetures de la rue des Petites-Écuries. Au XIXe siècle, des tilleuls ont remplacé les orangers qui ponctuaient l’espace.
Rien, pourtant, n’annonce cette métamorphose. Accueilli par les Lorrains en usurpateur, Stanislas, placé sous une tutelle qui réduit pratiquement à néant ses pouvoirs, l’administration du duché et la gestion de ses finances, dont il n’a que l’usufruit, étant exercée par des représentants du roi de France, choisit en outre d’installer sa cour à Lunéville, au détriment de l’ancienne capitale ducale. Mais ce souverain, ami des philosophes, passionné par les sciences et les arts, est déterminé, malgré l’étroitesse de ses marges de manœuvre, à faire de la ville l’une des plus belles d’Europe comme nous l’indique le compte général de la dépense des édifices et bâtiments que le roi de Pologne a fait connaître pour l’embellissement de Nancy depuis 1751 jusqu’en 1759.
Une scénographie urbaine qui a aussi une signification politique
Fruit d’une étroite collaboration avec ses architectes, au premier rang desquels Emmanuel Héré (1705-1763), le projet mis en oeuvre par Stanislas est d’utiliser les espaces encore libres entre la Ville Vieille et la Ville Neuve pour établir une scénographie urbaine qui dessine aussi une topologie politique, le duché étant destiné, après sa disparition, à rejoindre la France. Bordée par l’hôtel de ville, la Comédie et le collège de médecine, la place Royale (1750), écrin de la statue de Louis XV, gendre du duc, décline l’élévation « à la française » du modèle de l’hôtel de Craon. La transformation de la porte royale, naguère militaire, en un arc de triomphe, donne de la profondeur à la perspective conduisant du nouvel hôtel de ville à l’Intendance, siège du pouvoir français, et à son hémicycle orné de statues à l’antique. Un peu en retrait, la discrète place d’Alliance développe un programme immobilier dont les façades sévères et ordonnancées cachent de majestueux escaliers. Au centre du carré de tilleul, la fontaine d’Alliance évoque celle de la place Navone à Rome et son nom, la réconciliation, au moins espérée, entre les maisons de France et de Habsbourg.
Emmanuel Héré (1705-1763) est natif de Nancy. Il découvre l’architecture avec son père, contrôleur des travaux au service du duc Léopold, puis devient l’élève de Germain Boffrand. C’est à Héré que Stanislas confiera ses projets d’aménagement pour Nancy. Huile sur toile attribuée à Jean Girardet. © Musée lorrain, Nancy Somptueuse envolée rocaille dans un immeuble élevé en 1756, non loin de la place Stanislas. La très belle rampe en fer forgé est signée du ferronnier Jean Lamour (1698-1771), auteur des grilles de la place Stanislas, en collaboration avec Héré.
Assurant la jonction vers la Ville Vieille, la Carrière voit ses façades redessinées (1752-1755) afin d’offrir un ordonnancement sobre mais rythmé par la nouvelle Bourse, édifiée en miroir de l’hôtel de Craon. Participant à l’extraordinaire perspective entre l’hôtel de ville et le palais de l’intendance, deux bâtiments jumeaux, connus sous l’appellation de pavillons Héré – que l’architecte se réserve pour son usage – et de Morvilliers (aujourd’hui hôtel Guerrier de Dumast) ferment de chaque côté l’ensemble de la Carrière. Leur haute toiture en pavillon coiffée d’un belvédère et couverte d’ardoise ponctue le volume de la place. Leur imposante élévation est scandée, sur deux niveaux, par des colonnes ioniques et des pilastres corinthiens. Le portique du rez-de-chaussée et sa balustrade sommée de groupes d’enfants sculptés constituent un prolongement visuel de la colonnade en hémicycle qui assure la liaison entre le palais du gouvernement et les maisons de la place. À sa mort, en 1766, Stanislas laisse une ville transformée, grâce aux mesures préparatoires de Léopold sans qui rien n’aurait été possible. Son legs, celui d’un modèle urbain harmonieux et cohérent, est l’un de ceux qui inscrivent la période des Lumières dans l’histoire urbaine. En 1983, le classement par l’Unesco de l’ensemble formé par les trois places (Stanislas, de la Carrière et d’Alliance) au patrimoine mondial de l’humanité est venu apporter une éclatante reconnaissance à cette oeuvre qui a traversé les siècles.
Héré et le ferronnier Jean Lamour ont doté la place Stanislas de deux grands portiques, dont l’arcade principale enserre une fontaine. L’une est dédiée à Neptune, l’autre à Amphitrite (photo). Les arcades latérales sont également pourvues de fontaines plus petites. La place d’Alliance célèbre la signature du traité signé à Jouy en 1756 par Louis XV et Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de François III de Lorraine. Au centre, une fontaine de Paul-Louis Cyfflé, surmontée d’un obélisque, représente trois vieillards symbolisant les fleuves Escaut, Meuse et Rhin.
Stanislas, un souverain adepte du progrès
Né en en Pologne dont il fut le souverain de 1704 à 1709 puis quelques semaines en 1733, Stanislas Leszczinski (1677-1766) devint duc de Lorraine en 1737 dans le cadre d’un accord diplomatique complexe dont le résultat final conduisit au départ de François de Lorraine, fils de Léopold, pour la Toscane puis pour l’Empire. Dès son avènement, le nouveau duc, qui garda le titre de roi de Pologne, fit reconstruire le château de La Malgrange, où il séjournait lorsqu’il venait à Nancy, et agrémenta les résidences de Lunéville et Commercy de fabriques somptueuses. Il jalonna le faubourg Saint-Nicolas, qu’il empruntait pour se rendre à Lunéville, de pieux édifices, la nouvelle chapelle de Notre-Dame de Bonsecours (1741) et l’hôtel des Missions royales (1742) qui vinrent orner un alignement d’immeubles aux façades ordonnancées mais plus basses qu’en ville.
En 30 ans à peine, Stanislas multiplia les réalisations qui témoignent de ses préoccupations sociales, scientifiques, artistiques et intellectuelles : création d’une bourse destinée à faire face aux événements imprévus (maladie, infirmité, accident), d’un enseignement primaire gratuit, confié à une congrégation de frères, fondation d’une bibliothèque publique (1750), de la Société royale des sciences et belles lettres (1751), qui compta Montesquieu parmi ses premiers membres, et d’un collège de médecine (1752). Ce mécénat éclairé se traduisit également par l’aménagement de la Pépinière royale (1765), complétant l’ensemble urbanistique des trois places.
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