Loin d’être anecdotique, le patrimoine funéraire recèle bien des trésors. Parfaits miroirs de la société, les cimetières révèlent les personnalités, l’origine sociale et les mœurs de ses hôtes. Espaces minéraux et végétaux devenus publics, ils sont aussi des lieux de promenades romantiques. Doté d’une dimension sociale, religieuse et artistique, il est à regretter que ce riche patrimoine soit aujourd’hui en danger.
De l’Ancien Régime au cimetière moderne
Sous l’Ancien Régime, chaque paroisse avait son cimetière qui ressemblait davantage à une fosse commune ou à un « enclos des morts » attenant à l’église, qu’au paysage organisé que nous connaissons aujourd’hui. Les morts et les vivants se côtoyaient donc au quotidien, non sans risque sanitaire. Dès la fin du XVIIIe siècle, à la faveur de l’idéal hygiéniste des Lumières, une législation s’impose : l’épisode de l’écrasement d’une cave attenante, sous le poids des ossements d’un charnier du cimetière des Innocents à Paris, avait créé un scandale.
Ainsi de 1776 à 1848, plusieurs décrets royaux ou impériaux interdisent les inhumations intra-muros, tant dans les cimetières que dans les églises. Les cimetières urbains puis ruraux doivent se déplacer hors les murs. Leur gestion est retirée aux paroisses au profit des mairies. Le XIXe siècle voit fleurir le cimetière moderne.
Le cimetière moderne
Le cimetière du Père-Lachaise – ou cimetière de l’Est – premier des quatre grands cimetières parisiens hors la ville, va servir de référence. Avec son jardin à l’anglaise, écrin de tombeaux somptueux, lieu public de promenade, il affirme son caractère romantique.
L’édit impérial de 1843, qui entérine toutes les ordonnances préliminaires, ouvre la voix aux concessions, laïcise le cimetière et laisse libre cours aux constructions, dès lors que l’on « n’y fait rien de choquant ». Ainsi, une entière liberté d’expression est offerte à l’imagination si créative du XIXe siècle. Les cités des morts affichent de véritables musées en plein air : l’architecture, les arts décoratifs ou la sculpture s’en donnent à cœur joie. C’est à ce titre, que bon nombre de tombes ou cimetières ont été classés ou répertoriés.
Les « villes des morts » deviennent la responsabilité des mortels. Charge à eux d’entretenir leurs caveaux, aires familiales, chapelle ou simple pierre tombale. Dis-moi où tu reposes pour l’éternité ? Je saurai si tu étais aristocrate, notable, petit bourgeois, ouvrier ou mendiant.
Balzac, dans Ferragus, en 1833, résume parfaitement cette image qui nous frappe à chaque visite de cimetière : « Il y a là de bons mots gravés en noir, […] des adieux spirituels, […] des biographies prétentieuses, du clinquant, des guenilles, des paillettes. Ici des thyrses ; là, des fers de lance ; plus loin, des urnes égyptiennes ; […] enfin tous les styles : du mauresque, du grec, du gothique, des frises, des oves, des peintures, des urnes, des génies, des temples, beaucoup d’immortelles fanées et de rosiers morts. »
Acteurs et mœurs du cimetière moderne
Architectes, paysagistes, graveurs, marbriers, sculpteurs, tailleurs de pierres, maîtres verriers vont être sollicités pour dessiner le paysage et ornementer les caveaux. Puisque le nom des défunts est désormais affiché, la réputation d’une famille est à l’image de sa sépulture. Rien d’assez beau, rien d’assez glorieux.
Dans le cimetière protestant de Nîmes, statue de l’immortalité par James Pradier. © Bernard Galéron Dans le cimetière Saint-Pierre, à Marseille, le tombeau d’inspiration mauresque de Camille Olive est l’oeuvre de l’architecte du palais de la Bourse, Pascal-Xavier Coste. © Michel Vialle Au cimetière du Montparnasse (Paris), Le Baiser, sculpture funéraire réalisée par Constantin Brancusi, orne la tombe de la jeune Tania Rachevskaïa.
S’érigent ainsi des tombeaux en forme d’obélisque, de chapelle, de pyramide, de sarcophage, de baldaquin ou de temple antique, dans des styles néo-antique, néo-gothique, néo-classique, russe, byzantin, et j’en passe. Certains grand artistes gravent leur identité dans cet art funéraire naissant : Jean-Louis Pascal, Robert Auzelle, Hector Guimard ou Brancusi – auteur de la fameuse sculpture Le baiser, ornant la tombe d’une jeune suicidée depuis 1910.
Propriété municipale dont chaque concessionnaire détient une parcelle, de nouveaux usages sociaux naissent. Le fleurissement des tombes, inspiré des coutumes de l’Antiquité revient à la mode, imposant la présence de l’eau sur les sites. Chaque cimetière possède donc sa fontaine ou son puits.
Minéraux et végétaux symboliques
À l’exception de quelques cimetières exclusivement minéraux, à l’instar de celui de Louyat à Limoges, la végétation est presque toujours présente. Et pour cause. Les arbres symbolisent l’élévation spirituelle, l’immortalité, la rêverie… Certains cimetières paysagers sont dignes des plus beaux jardins à la française comme le cimetière de Bouère, classé aux titres des Monuments historiques. D’autres s’inscrivent dans le paysage naturel comme le cimetière marin de Sète où repose Paul Valéry, ou encore l’îlot du Grand Bé face à l’océan qu’a choisi Chateaubriand pour son repos éternel. On peut y lire cette célèbre épitaphe : « Un grand écrivain français a voulu reposer ici pour n’y entendre que la mer et le vent. Passant, respecte sa dernière volonté. »
Bien d’autres éléments chargés de symboles viennent enrichir les édifices : la chouette, attribut d’Athéna représente la victoire sur les ténèbres ; la colombe le Saint-Esprit ; le chien la fidélité ; le pélican l’amour paternel ; le serpent la régénération ; le pavot ; la femme pleureuse ; le sablier ; l’étoile de David, le crâne, la flamme… Granit, marbre, béton, céramique vernissée, vitraux, mosaïque, zinc, bronze, fer forgé, autant de matériaux au service de ces créations artistiques uniques.
Un patrimoine à sauver
Aujourd’hui, malheureusement, la créativité s’est un peu étiolée. La déchristianisation, les familles éclatées géographiquement ou recomposées, la recrudescence des crémations obligeant à créer de nouveaux édifices comme les columbariums, la perte des concessions, mettent en danger le patrimoine funéraire. La nature prend le dessus, mettant en péril bon nombre de tombeaux. Les municipalités ne pouvant agir sur les concessions, c’est le serpent qui se mord la queue.
Heureusement, une certaine conscience du danger de mort de ce patrimoine éveille les esprits et tente de relancer la taphophilie. Quelques initiatives qu’il nous faut louer visent à valoriser les lieux de mémoire et d’art que sont les cimetières : le Printemps des cimetières en région Rhône-Alpes, l’architecte Annabelle Iszatt qui étudie la création d’un cimetière vertical à Montpellier. La municipalité de Valenciennes propose un parcours dans le cimetière Saint-Roch, sur les traces des personnalités qui y résident, et entretient une trentaine de tombeaux au titre de « monuments du patrimoine ».