Le lieu de naissance de Vassili Bajenov (1737-1799) est sujet à débat : Moscou ou bien un village des environs, les historiens hésitent. Ce qui est indiscutable, c’est son talent inné, qu’il fera fructifier par l’étude dans des ateliers français et italiens, avant de l’exercer sur son sol natal. De ce mélange de cultures sont issus des œuvres et projets inventifs, parfois déraisonnables, toujours tributaires d’une vision ouverte et ambitieuse de l’architecture.
Architecte des « Lumières russes »
Bajenov entre à l’Académie impériale des beaux-arts, à Saint-Pétersbourg, et y fait montre de tant de capacités qu’il reçoit – chose exceptionnelle – une bourse de l’école pour étudier à Paris. En France, il rejoint l’atelier de Charles de Wailly, partisan du style à l’antique, qui lui enseigne les fondements du néoclassicisme. Il réussit si bien qu’il est appelé dans des académies italiennes, et quitte Paris pour Rome en 1762. Trois ans plus tard, il rentre en Russie pour appliquer ses connaissances nouvelles dans sa mère patrie.
Il est nourri aux principes du palladianisme, qui s’appuie sur les théoriciens romains de l’architecture, notamment Vitruve : harmonie, proportions mathématiques, et éléments typiquement romains comme les façades inspirées des temples. L’une de ses plus flamboyantes réalisations dans ce style est la maison Pachkov, capitaine de la Garde impériale. Elle fut un gouffre financier pour l’officier, mais le jeu en valait sans doute la chandelle : composée d’un corps central majestueux entouré de deux ailes conçues comme des temples avec frontons et colonnes ioniques, sa verticalité et sa hauteur ne sont pas seulement imposantes, elles offrent aussi, depuis les belvédères, une vue exceptionnelle sur les cathédrales se trouvant dans l’enceinte du Kremlin. L’édifice se trouve de fait incluse dans le paysage du monument. Très endommagée par le grand incendie de 1812, la maison Pachkov sera reconstruite à l’identique.
Sa formation à l’étranger intéresse, à l’époque dite « des Lumières russes », où les pays d’Europe de l’Ouest sont pris pour modèles : leur philosophie, leur art de vivre, et leur architecture sont prisés. Le style néoclassique que pratique Bajenov est considéré notamment par l’impératrice, Catherine II, comme le comble du raffinement. Cependant, rares étaient les architectes russes le maîtrisant, si bien que l’Institut Smolny, voué à abriter un lieu d’éducation pour les jeunes femmes, a été construit par l’italien Giacomo Quarenghi. Son imitation de l’antique au décor épuré est splendide, mais l’arrivée de Bajenov, et de d’autres architectes de la jeune génération russe comme Ivan Starov ou encore Matveï Kazakov, va permettre à Catherine la Grande de confier de grandioses constructions à des talents nationaux.
Folles ambitions impériales
Parmi les projets, le plus déconcertant est sans doute aucun celui de la reconstruction du Kremlin. Vassili Bajenov livre un plan d’une immense ampleur, qui transforme le monument en un grand ensemble de style classique, régulier, dominant architecturalement la ville, avec une cour ovale pour les célébrations officielles, et dont la réalisation impliquait de détruire les majestueuses églises qui y trônent… Cette idée, et son approbation par l’impératrice, sont représentatives des idées souvent délirantes pouvant germer dans l’esprit de la despote. Fort heureusement, malgré la pose solennelle d’une première pierre en 1773, cette construction ne vit jamais le jour, jusqu’à l’abandon définitif du projet en 1775. Perte d’intérêt de la tsarine, ou coût trop élevé ? Quoiqu’il en soit, le Kremlin a conservé ses cathédrales…
La souveraine commande ensuite à Bajenov le palais de Tsaritsyno (« village de la tsarine »), aux abords de Moscou. Dans cet endroit bucolique, elle ordonne l’exécution d’une résidence privée, pour y séjourner en toute intimité, et lui prescrit pour cette fois de sortir du style classique. L’architecte propose donc un ensemble d’inspiration gothique, par ses fenêtres hautes, son élévation, et ses formes affûtées. Le jardin est agrémenté de ponts, comme le Grand pont sur le ravin, dont les arcades voûtées et les décors de rosaces rappellent celles des façades des églises gothiques. Tout cela revisité à la manière russe, notamment par la bichromie qui distingue les différents éléments architecturaux. Le plan est d’une formidable complexité : en plus de trois palais (un petit, un moyen et un grand), sont prévus des pavillons, des bâtiments de cavalerie, et une maison du pain, c’est-à-dire des cuisines.
La résidence de Tsaritsyno et son parc, en 1836. Le palais Tsaristsyno, pour lequel Vassili Bajenov imagine un plan d’une grande complexité, ne sera jamais achevé. Ni par Bajenov, remercié par la tsarine exaspérée par les lenteurs du chantier, ni par Matveï Kazakov, qui lui succèdera. © Michael Theys
L’architecte peine toutefois à avancer les travaux, et demande de nombreuses rallonges budgétaires à Catherine II. Le chantier a commencé en 1776, et lorsqu’elle s’y rend en 1785, cette lenteur d’exécution l’exaspère. Bajenov est remercié, disgracié ; Kazarov prendra sa suite, mais l’ensemble ne sera en définitive jamais terminé. Les constructions sont laissées à l’abandon, et certaines parties seront détruites lorsque leurs ruines commenceront à devenir dangereuses. Ce qui subsiste a été restauré au début du XXIe siècle, transformé en un musée qui fut inauguré en 2007.
Bref retour en grâce
Bajenov vit des années difficiles après le fiasco de Tsaritsyno, mais à la mort de la tsarine, son fils et nouvel empereur Paul Ier le réhabilite ; il le fait vice-président de l’académie impériale des Arts, et lui donne la responsabilité de la construction du château Saint-Michel, en collaboration avec Vincenzo Brenna. Cet édifice est étonnant à bien des égards : chaque façade est inspirée d’un style différent : classique, gothique, renaissance italienne. Son architecture est résolument militaire, fondée sur une structure défensive médiévale, avec des douves et un pont-levis, seul accès au château. Paul Ier, peu apprécié durant son règne, se sentait menacé, et souhaitait être ainsi protégé de potentielles intrusions hostiles. Paranoïaque ? Non, clairvoyant : il fut assassiné en mars 1801, quarante jours après son emménagement… Bajenov n’aura pas à se justifier de l’inefficacité de ses murs : il est lui-même mort durant la construction de l’édifice, en 1799.
Bajenov lègue à la Russie un langage architectural fort ; il percevait le style à l’antique comme devant former un ensemble, cherchant à créer des bâtiments pour une ville entière. En cela, il appelle de ses vœux le style Empire russe, qui couvrira quelques années plus tard le pays d’édifices classiques.