Au chevet de la cathédrale, les hauts murs en grès rose de l’austère bâtiment qui s’élève le long de la rue des Frères abritent un trésor inestimable : la bibliothèque du Grand Séminaire, considérée comme la plus belle bibliothèque privée d’Alsace, riche d’un fonds d’une exceptionnelle valeur patrimoniale, et animée par un conservateur d’un rare dévouement au service de la mémoire de l’écrit et de la recherche.
Derrière le porche monumental qui a conservé ses élégantes menuiseries XVIIIe, les bâtiments du Grand Séminaire, aux lignes d’un classicisme dépouillé, mais aux dimensions impressionnantes, s’ordonnent autour de deux cours, dont l’une, à l’ombre de la cathédrale, est aménagée en un paisible jardin orné d’un beau puits gothique daté de 1464. Cet ensemble imposant a été réalisé entre 1769 et 1775 par l’architecte parisien François-Simon Houlié (dont les plans sont conservés dans les collections de la bibliothèque, ainsi que la maquette), à l’emplacement du Séminaire créé sur ordre de Louis XIV en 1683, après le rattachement de Strasbourg à la France. Ce premier établissement, confié par le roi aux Jésuites, fut implanté dans le Bruderhof, qui était l’ancien logis des chanoines dans le prolongement du chevet de la cathédrale. Les Jésuites envisagèrent, dès le début du XVIIIe siècle, la reconstruction de ces locaux vétustes et peu appropriés – reconstruction qui ne fut en définitive entreprise, par le cardinal Louis Constantin de Rohan, qu’après l’expulsion de la Compagnie de Jésus en 1765.
Au chevet de la cathédrale Notre-Dame, les bâtiments du Grand Séminaire, aux lignes d’un classicisme dépouillé mais aux dimensions impressionnantes, s’ordonnent autour de deux cours. Un imposant portail néoclassique, dont le cartouche dans l’ébrasement porte l’inscription « Seminarium », marque l’entrée du Grand Séminaire, au n° 2 de la rue des Frères.
Dans ce nouvel édifice, un espace fut spécialement conçu et aménagé pour la bibliothèque, sur deux étages, au-dessus de la chapelle Sainte-Marie Majeure. Dans cette salle prestigieuse, dont la galerie supérieure est bordée d’un garde-corps en ferronnerie aux armes du cardinal Louis Constantin de Rohan, allaient trouver place les quelques 25 000 volumes que comptait à l’époque cette bibliothèque déjà célèbre auprès des érudits, et dont les premières collections avaient été constituées à la toute fin du XVIe siècle.
Tribulations et déménagements
L’histoire remonte en effet à la création, à Molsheim, ville épiscopale, en 1580, d’un collège placé sous la houlette des Jésuites, auquel le cardinal Charles de Lorraine adjoignit en 1607 un séminaire lui aussi dirigé par les Jésuites (pour faire contrepoids aux brillantes institutions scolaires et universitaires protestantes de Strasbourg). Ces deux établissements d’enseignement catholique, auxquels s’ajoutèrent une faculté de philosophie et une faculté de théologie érigées en 1618 en Académie, furent dotés, dès leur fondation, d’une bibliothèque que de nombreux échanges, legs et dons vinrent rapidement enrichir de précieux volumes.
Dans la belle salle historique de la bibliothèque où les rayonnages courent sur deux étages, ne sont présentés que les ouvrages anciens, antérieurs à 1800. Ceux des XIXe et XXe siècles sont rangés dans ce qu’on appelle la « bibliothèque de la cave ». La salle de conférence du Grand Séminaire, ou Salle Saint-Léon IX, éclairée des deux côtés par de hautes fenêtres à la française, est revêtue de boiseries de style Louis XVI ornées de portraits d’ecclésiastiques et de tableaux religieux, comme la bibliothèque et la chapelle.
Lorsqu’ils s’implantèrent à Strasbourg en 1683 pour y établir un collège et un séminaire, les Jésuites créèrent une nouvelle bibliothèque, bientôt complétée par d’importantes donations et par le fonds de celle du séminaire de Molsheim. Des revenus spécifiques lui furent attribués pour son entretien et l’accroissement de ses collections. Elle fut alors logée, en partie, dans les combles du vieux Bruderhof. Puis elle prit en 1775, comme nous l’avons vu, ses quartiers historiques dans le nouveau Séminaire de la rue des Frères. Mais ses pérégrinations n’étaient pas terminées…
Dans la salle historique de la bibliothèque, Vierge couronnée en argent repoussé et ciselé sortie de l’atelier des Saller, lignée d’orfèvres augsbourgeois. Elle ornait jadis l’oratoire de la Grande Congrégation académique de Molsheim. La traditionnelle vente de livres organisée par l’Association des Amis de la Bibliothèque du Grand Séminaire (dont les bénéfices sont utilisés pour la restauration des livres anciens du fonds patrimonial) se tient chaque année dans la salle de conférence du Grand Séminaire.
Confisqués à la Révolution, tous ses volumes furent transférés, au début du XIXe siècle, à la Bibliothèque municipale, dans l’ancienne église des Dominicains. Bien après le Concordat, à la fin des années 1820, alors que les bâtiments avaient été enfin restitués au Grand Séminaire (après avoir abrité tour à tour une prison révolutionnaire, l’École Centrale, puis l’Université de Strasbourg), les ouvrages commencèrent à y être réacheminés ; mais les collections étaient bien appauvries après ces années de tourmente. Par chance, de très belles bibliothèques ecclésiastiques, réunies par des bibliophiles érudits, furent données ou léguées au Grand Séminaire et vinrent rendre tout son lustre au précieux fonds.
Le manuscrit 37 de la bibliothèque, ou Codex Guta-Sintram, provient de la communauté des chanoinesses de Schwarzenthann (prieuré attaché aux chanoines réguliers de Murbach). Il est le plus précieux des Alsatiques, célèbre pour ses enluminures du XIIe siècle, d’un intérêt historique et artistique considérable. Le 1er cahier de ce Codex renferme, aux fol. 3 v – 4, la dédicace de l’ouvrage à Marie et son enluminure figurant la chanoinesse Guta qui l’a calligraphié et le chanoine Sintram qui l’a enluminé, de part et d’autre de la Vierge triomphante tenant un colophon.
Pendant la guerre de 1870, la bibliothèque du Grand Séminaire, mise à l’abri dans les caves, fut miraculeusement épargnée, tandis que la bibliothèque de la Ville au Temple Neuf avait été totalement détruite par les bombardements allemands, avec ses 400 000 volumes, ses manuscrits et ses milliers d’incunables. Nouvelles alertes et nouveaux déménagements pendant la Seconde Guerre mondiale : dès 1939, les manuscrits précieux et quelques incunables avaient été évacués vers la Dordogne (où ils furent malheureusement entreposés dans de mauvaises conditions) ; et le reste des collections trouva refuge dans la Salle du Cercle catholique à Rosheim, à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg.
Page enluminée du Novum Testamentum Graece (Ms 1), Nouveau Testament en grec des Xe-XIe siècles provenant de Constantinople. L’ouvrage a été offert par Marie-Madeleine Rebstock, abbesse d’Andlau, au cardinal Charles de Lorraine, pour la bibliothèque du séminaire qu’il venait de fonder. Recueil composite qui renferme, entre autres, le manuscrit le plus ancien de la bibliothèque : le De naturis rerum de Bède le Vénérable (Incipit en page de droite), IXe siècle (Ms 31/3). Ce manuscrit du traité de vulgarisation « sur la nature des choses », écrit par Bède le Vénérable en 703, est l’un des joyaux des collections de la bibliothèque.
Après le conflit, la bibliothèque réintégra le Grand Séminaire, pour ne plus le quitter. Le temps était venu de classer, inventorier, cataloguer et restaurer tous ces trésors, parfois malmenés par le temps et les vicissitudes de l’histoire – travail de bénédictin auquel s’attela, à partir de 1964, un conservateur exemplaire, Louis Schlaefli. Ce dernier, historien d’une vaste érudition et chercheur infatigable, veille, depuis plus d’un demi-siècle, sur les destinées de ces magnifiques collections, dont il assure, de manière magistrale, la conservation et le rayonnement, aussi bien auprès des spécialistes qu’auprès des simples visiteurs qui découvrent là, émerveillés, l’une des pépites du patrimoine strasbourgeois.
LA BIBLIOTHÈQUE DU GRAND SÉMINAIRE EN QUELQUES CHIFFRES
Elle abrite au total environ 120 000 ouvrages, dont près de la moitié datant d’avant 1800. Louis Schlaefli a réalisé les inventaires et les catalogues des ouvrages anciens (des manuscrits aux collections du XVIIIe siècle), mettant ainsi à la disposition des chercheurs d’irremplaçables outils de travail.
Les manuscrits
Environ 3 000 titres parmi lesquels une quarantaine de manuscrits anciens, dont quelques joyaux comme le Codex Guta-Sintram (manuscrit de 1154, écrit par Guta, chanoinesse de Schwarzenthann, et enluminé par Sintram, chanoine de Murbach), le De Naturis rerum de Bède le Vénérable, manuscrit du IXe siècle, le Nouveau Testament grec des alentours de l’an Mil provenant de Constantinople, offert en 1607 par l’abbesse d’Andlau, ainsi que plusieurs manuscrits liturgiques enluminés : bréviaires, psautiers, graduels (comme le très beau Graduel du couvent des Clarisses d’Alspach du XVe siècle), obituaires, bibles, antiphonaires.
Les incunables
237 incunables, dont les tout premiers imprimés sortis des officines strasbourgeoises, mais aussi augsbourgeoises ou vénitiennes. Parmi les pièces les plus remarquables figurent la Stultifera navis de Sébastien Brant (édition de Bâle, 1497), des bibles imprimées par Heinrich Eggestein vers 1470 ou par Johann Grüninger à Strasbourg en 1481, la Chronique de Nuremberg de Hartmann Schedel, imprimée en 1493, ainsi que nombre de bréviaires, missels, et rituels. À cette précieuse collection s’ajoutent 531 post-incunables (antérieurs à 1530)
Le fonds du XVIe siècle
3 330 titres composant une véritable bibliothèque humaniste couvrant toutes les branches du savoir. On y remarque les ouvrages de la bibliothèque de Johann Pistorius, et ceux aux magnifiques reliures armoriées provenant du legs en 1621 de la bibliothèque des deux recteurs d’Offenbourg, Jérémie et Lazare Rapp.
Le fonds des XVIIe et XVIIIe siècles
Avec environ 30 000 titres, cette collection, qui représente l’essentiel des fonds de la Bibliothèque, comporte surtout des ouvrages de sciences ecclésiastiques, mais aussi de philosophie, de littérature, d’histoire et de géographie.
La bibliothèque musicale
Cette section réunit la plupart des imprimés musicaux alsaciens, notamment des recueils de cantiques. On y remarque les manuscrits musicaux du compositeur François-Xavier Richter, qui fut le Maître de chapelle de la cathédrale au XVIIIe siècle.
La bibliothèque alsatique
Riche d’un précieux fonds local, elle comprend notamment la plus importante collection d’ouvrages de dévotion en usage en Alsace, notamment les Etrennes de la Grande Congrégation académique de Molsheim. S’y ajoutent des estampes, des placards de thèses gravées de l’Académie de Molsheim et de l’Université épiscopale.