L’architecture de Tadao Ando a une vocation multiple : abriter, bien entendu, mais aussi et surtout faire vivre l’humain qui pénètre dans l’une de ses constructions. Ce dernier doit ressentir, vibrer à l’unisson des murs. Ses formes géométriques épurées coulées dans du béton, si célèbres aujourd’hui, sont un écrin pour l’individu et son épanouissement.
Une vision en mouvement
La destinée de l’architecte-star a débuté dans une famille pauvre d’Osaka, dans la région du Kansai au Japon, en 1941. Élevé par sa grand-mère, et sans ressources pour poursuivre des études spécialisées, il commence sa vie professionnelle comme boxeur, carrière qu’il ne poursuit que durant deux ans après le lycée. Cet abandon lui laisse l’opportunité de développer sa culture architecturale : il prend des cours du soir, visite des bâtiments, achète des livres chez des bouquinistes. Il y trouve un ouvrage sur Le Corbusier, et c’est une révélation : il en copie les dessins frénétiquement, tente de regarder les bâtisses sous un nouveau regard, afin de s’approprier la façon de penser de ce maître.
En 1965, il part en voyage en Europe, afin de voir par lui-même les chefs-d’œuvre architecturaux qui l’attirent. Le Parthénon à Athènes, le Panthéon à Paris, et bien sûr des œuvres du Corbusier, notamment la Cité radieuse à Marseille et la villa Savoye, à l’époque très dégradée. De ces séjours, il tire une vision ouverte de l’architecture, la sensation que les frontières sont illusoires.
L’architecture comme expérience
Ses bâtiments ne se contentent pas d’être fonctionnels. L’humain qui s’y trouve doit avoir conscience des murs qui l’entourent ; ces derniers expriment une personnalité marquée et, dans le cas d’une habitation, procurent de la force. Très affecté par les destructions de la Seconde Guerre mondiale à Osaka, il souhaite rendre aux habitants l’émotion de la fierté, amenuisée après l’humiliation vécue durant la guerre. Pour remettre la personne au centre, il faut selon lui que son corps se meuve, puisse vivre l’espace, afin d’y évoluer librement. Il le découpe donc en formes simples, avec des piliers ou des cloisons qui ne sont pas sans rappeler celles du Corbusier, mais qui évoquent aussi l’influence de la Grèce antique, et le travaille ainsi en lieux intermédiaires. Tadao Ando crée volontiers avec le béton, dont l’aspect lisse, qu’il renforce souvent en vernissant l’intérieur des moules servant à créer les différents éléments, rend le passage du corps plus fluide.
Espace de méditation de la maison Koshino, à Ashiya (Japon). © DR La lumière est primordiale dans l’œuvre de l’architecte. © DR Intérieur de l’église de la Lumière. La lumière dans l’œuvre de l’architecte pénètre dans le bâtiment par des interstices et devient une composante à part entière de l’architecture.
C’est le cas de sa « Guerrilla House III », nom revendicatif, dont il admet lui-même qu’elle est peu pratique, mais qu’il recompose en permanence, afin qu’elle conserve sa grandeur et son inventivité, longtemps réservée à l’architecture institutionnelle. Véritable tour de force structurel, elle abrite aujourd’hui encore les bureaux de son agence, et reflète toute la puissance de sa pensée.
La nature au cœur
Tadao Ando considère par ailleurs que l’humain n’est qu’un élément de la nature, et qu’elle doit donc être intégrée à l’architecture, puisqu’elle est notre habitat premier. La maison Azuma à Sumiyoshi (1976), aux proportions étonnantes (quinze mètres de largeur sur trois de hauteur), voit ses différents espaces se connecter dans la cour intérieure, qui crée l’harmonie du tout avec la nature extérieure.
La lumière est l’un des éléments organiques primordiaux dans son œuvre ; elle entre par des interstices, souligne les éléments de l’architecture, leur donne du corps, et en devient une composante à part entière. C’est notamment dans ses édifices religieux qu’elle prend toute sa mesure : inspiré par les églises romanes, Tadao Ando limite au minimum le décor, mais comme dans sa bien nommée église de la Lumière (1989), la spiritualité passe par la présence forte du soleil. Le visiteur, là aussi, doit vivre la lumière comme une expérience personnelle, qui aide à inspirer la paix, l’élévation nécessaire à la solennité du lieu.
La nature peut toutefois être cruelle, et l’architecte en a conscience : profondément touché par les tremblements de terre de Kobe en 1995, il est lauréat du prix Pritzker la même année, et donne l’intégralité de la somme ainsi gagnée aux orphelins touchés par la catastrophe naturelle.
Le bâtiment, un espace social
La conception que propose Tadao Ando d’un bâtiment est proche de celle qu’il prône pour la société ; des éléments interdépendants, connectés, mais qui bénéficient d’une certaine autonomie. Il se lie d’ailleurs avec le groupe Gutai, qui revendique une liberté radicale. En architecture comme dans le monde, les parties individuelles forment un tout, dont la cohérence fait la force ; la personne qui habite le bâtiment doit se sentir intégré dans un ensemble, mais se voir offrir la possibilité du répit, de l’épanouissement solitaire. C’est l’esprit des résidences Rokko construites à Kobe qui sont reliées entre elles, mais tous les logements à l’intérieur sont différents. Ils ont par ailleurs été conçus pour résister aux séismes : l’ingénierie et le design se rejoignent, et les habitants se sentent protégés par leur habitation.
L’architecture est chez Tadao Ando le lieu des possibles et du dialogue ; c’est cette réflexion qu’il a développée dans la restauration de la Punta della Dogana. Dans les murs du XVIIe siècle, il a intégré un cube de béton qui dessert les différents lieux d’exposition, ouvrant le lien entre eux et l’interaction entre l’ancien et le moderne. Quant à la fameuse bourse de Commerce, c’est par un cylindre de béton roulé, qui part du sous-sol et suit le tracé historique de la rotonde, qu’il redistribue la structure et permet aux visiteurs et aux espaces de communiquer avec légèreté. Le bâtiment est une zone de circulation, des personnes mais aussi des émotions, des œuvres, et la fédération de ces éléments donne la force intrinsèque à son architecture.
Unanimement reconnu comme l’un des grands génies de l’architecture contemporaine, Tadao Ando officie aujourd’hui sur les plus importants chantiers de notre temps. Toujours épris de nouvelles connaissances et ouvert aux évolutions de sa discipline, son œuvre est d’une cohérence et d’une puissance rares, fruit d’un esprit visionnaire.