Pas-de-Calais : sauvons la ferme des Berceaux !

Par Collectif

Date de publication : 24/02/2022

Temps de lecture : 12 minute(s)

Site mémoriel d’ampleur, témoin des grandes fermes monastiques du XVIIIe siècle, de l’évolution de l’agriculture, autant que de l’histoire de la Première Guerre Mondiale, la ferme des Berceaux a failli disparaître. Elle est, depuis 2019, en partie inscrite aux Monuments historiques. Retour sur son histoire.

Un domaine agricole bertinien 

L’ensemble de bâtiments connu aujourd’hui sous le nom de ferme des Berceaux est un ancien domaine agricole appartenant à l’abbaye de Saint-Bertin (Saint-Omer). 

Dès 877, ladite abbaye possède à Longuenesse sept propriétés, des manses, avec leurs dépendances et leurs esclaves. Les bâtiments composant ces structures sont suffisamment importants pour accueillir une partie de la communauté monastique chassée de l’abbaye lors de la réforme bénédictine de Gérard de Brogne, en 944. 

Entre la fin du XIe et la seconde moitié du XIIIe siècle, les liens unissant l’abbaye à Longuenesse ont été progressivement éclairés par les recherches en archives. Dès 1095, l’abbaye de Saint-Bertin a assurément la main sur l’église du lieu et en 1144 elle y lève la dîme. En 1156 émergent les preuves d’une domination bertinienne s’étendant à une propriété foncière plus vaste, à savoir une villa, terme pouvant aussi bien désigner une ferme et son enclos, qu’un territoire s’apparentant à une seigneurie.

Néanmoins, l’existence à Longuenesse d’une ferme appartenant à l’abbaye de Saint-Bertin est attestée entre 1163 et 1176, quand l’abbé Godescalque entreprend de la clore de murs. À ce stade, il est encore impossible de savoir si cette dernière est implantée à l’emplacement de l’actuelle ferme des Berceaux mais un acte de 1452 vient apporter des informations décisives sur ce sujet. Ordonné par Philippe le Bon pour fixer le cadre d’une enquête judiciaire, cet acte nous apprend qu’une rixe opposant le fermier de l’abbaye aux hommes du seigneur de Noircames a eu lieu dans la cour de la ferme. Or il est explicitement signalé que les assaillants « saillirent de lattre et chimetière de leglise de Longuenesse joignant a la porte de ladite maison et cense (…) ». Autrement dit, comme la ferme des Berceaux et l’église le sont toujours aujourd’hui, le domaine de l’abbaye et l’église Saint-Quentin étaient contigus. 

Lors des grandes guerres des XVIe et XVIIe siècles, l’Artois est dévasté à plusieurs reprises. Les récoltes de la ferme de Longuenesse sont détruites en 1525 et les bâtiments de la ferme à proprement parler sont probablement pillés en 1595, comme c’est le cas de l’église. En 1628, le village est brûlé durant le siège de Saint-Omer. 

Avant 1735, des travaux, relatés à l’intérieur d’un procès intenté par l’évêque de Saint-Omer à l’abbé de Saint-Bertin, mettent aux jours environ « 60 tombeaux en pierre de taille » réputés anciens, au sud du cimetière. Aussi, il est ajouté qu’une vingtaine de tombes de facture similaire avait déjà été découverte au tout début du XVIIIe, lors de la reconstruction de la ferme de l’abbaye. Outre le fait que cette mention sous-entend qu’un cimetière pourrait se trouver sous une partie de la ferme des Berceaux, elle signale donc une grande vague de travaux sur la ferme. Or un premier examen de la charpente de la grange des Berceaux, réalisé par Sylvain Aumard et Patrick Hoffsummer, permet de poser l’hypothèse que son architecture s’inscrit dans la typologie des charpentes de granges ou de halles des XVIIe et XVIIIe siècles. Par conséquent, il est permis de penser que la construction de cette grange peut se situer aux alentours de l’années 1700. 

De ce fait, la grange de la ferme des Berceaux serait donc le dernier bâtiment émanant d’un domaine agricole bertinien à être toujours debout dans le nord de la France et de la Belgique. 

La colonie agricole Platiau 

Pendant la Révolution française, le sieur Wallart, « ancien bailli » de Longuenesse, occupe encore la ferme de Saint-Bertin et la messe y est célébrée clandestinement en 1791. Toutefois, l’année suivante la ferme est vendue, probablement en tant que bien national, à Joseph-Alexis Platiau. Originaire de Moulle, celui-ci exploitait déjà différents domaines de Saint-Bertin (Arques et Saint-Martin-au-Laërt) avant 1789. Fin connaisseur des techniques de culture et influencé par le développement de l’agronomie à la fin du XVIIIIe siècle, Platiau va jeter les bases d’une exploitation agricole « de pointe », qui traverse tout le XIXe siècle. Si son fils sera maire de Longuenesse et membre fondateur de la Société d’agriculture de l’arrondissement de Saint-Omer, c’est plutôt son petit-fils, Clément Platiau (1802-1887), qui va influencer durablement le destin de l’ancienne ferme Saint-Bertin. 

C’est très probablement Joseph-Alexis Platiau qui est à l’origine de la construction des deux corps de dépendances flanquant l’habitation. 

Surtout, Clément Platiau entreprend la création d’une sucrerie en 1852. Fondée sur l’exploitation de la betterave, cette industrie nécessite la construction de nouveaux bâtiments le long de l’actuelle avenue Georges-Clémenceau. Abritant un magasin de betteraves, un atelier de fabrication, une machine à vapeur de 16 chevaux avec sa cheminée, trois générateurs de 40 chevaux et une forge, ces nouveaux bâtiments sont par la suite rejoints par des logements ouvriers et une conciergerie. Bien que la société de fabrication de sucre des deux fils de Clément Platiau soit dissoute en août 1873, la production perdure jusqu’en 1883, mais peut-être sous une forme résiduelle. La râperie est en effet louée un temps à la sucrerie d’Ardres. Aujourd’hui, une partie des infrastructures de la sucrerie a disparu (logement ouvrier, certains ateliers et la conciergerie), mais le site a conservé une cheminée de machine à vapeur et deux corps de fabrication en brique. Ces dernières constructions possèdent une portée historique et patrimoniale forte. Par leur usage d’origine et leur architecture particulière, elles font partie des derniers témoignages d’un premier développement industriel de l’Audomarois ayant eu lieu quelques années avant le grand essor industriel commençant durant les dernières décennies du Second Empire et se poursuivant avec plus de force sous la IIIe République. 

L’arrêt de l’activité sucrière n’enlève rien aux capacités agricoles de la ferme des Berceaux. S’étendant sur environ 240 hectares, le domaine des Platiau est taillé pour une agriculture hors normes, à l’envergure industrielle suffisamment rare pour être qualifiée de « colonie agricole » à la toute fin du XIXe siècle. De plus, les différentes possibilités qu’offre le terroir longuenessois sont implacablement mises à profit. Tandis que le produit des carrières à cailloux du domaine est parfois commercialisé, des semences et du fourrage sont vendus chaque année. Surtout, une certaine force économique est créée à partir des grands pâturages qui entourent la ferme. Ils permettent l’élevage de grands troupeaux de bovins qui, s’ils sont destinés à la boucherie, vont être à la base d’une production laitière de grande capacité. 

Après la destruction des étables et écuries au tout début des années 2000, l’immense flos implanté au milieu de la cour et la laiterie traduisent toujours l’importance de l’élevage dans cette ferme. 

La base opérationnelle de l’IWGC 

Chargée de l’établissement puis de la gestion des cimetières militaires britanniques, l’Imperial War Graves Commission (IWGC) est créée en 1917. D’abord stationné à Hesdin, il s’agit encore d’un organisme tout à fait modeste lorsqu’il arrive à Longuenesse, en mai 1919. Ne comptant alors qu’une douzaine de jardiniers et une cinquantaine de véhicules, l’IWGC s’installe au château de La Tour et dans les baraquements situés dans les parcs, non utilisés depuis le départ du 4 Stationnary Hospital, en décembre 1918. 

Le château de La Tour devient le quartier général de l’IWGC opérant en France et en Belgique. Dès mai 1919, ce QG absorbe l’organisme chargé de dessiner les cimetières militaires, jusqu’alors placé sous l’égide de la Croix-Rouge. Très rapidement, de sérieux problèmes d’intendance se posent. Alors qu’il faut installer à la hâte de nouveaux baraquements « sous les châtaigniers du parc » pour loger le personnel, la gestion du parc de véhicules reste un sujet de discorde entre l’IWGC et l’armée britannique, théoriquement chargée de cette besogne. 

La ferme des Berceaux va être la solution à ce problème. Les infrastructures de l’ancienne râperie sont louées par le colonel Goodland, dirigeant les opérations de l’IWGC, pour établir une première base opérationnelle. Depuis cette dernière, les véhicules sont stockés, réparés et affectés aux différentes créations de cimetières du front ouest. À titre indicatif, signalons que l’organisme précité revendique un parc comprenant 150 véhicules et 250 bicyclettes en 1920. Les bâtiments à usage industriel ne sont pas les seuls à être utilisés par l’IWGC. Le logement des Platiau devient le foyer des dactylos travaillant dans la branche administrative de la Wargrave Commission. 

La ferme des Berceaux, comme le château de La Tour, est dépositaire d’un intérêt mémoriel considérable. C’est depuis ces deux sites que s’est structurée l’IWGC a eu lieu entre 1919 et 1929. La ferme des Berceaux est l’indispensable base opérationnelle permettant la réalisation des ordres passés depuis le QG. C’est depuis celle-ci que partent vers les cimetières à aménager les équipes de topographes, jardiniers et assistants des architectes. Par ailleurs, la ferme et le château ne sont pas uniquement un quartier général. Il s’agit également d’un grand camp par lequel passent toutes les nouvelles recrues de l’IWGC. Outre des quartiers dédiés au cantonnement des membres, on y trouve des cantines, des structures récréatives (probablement un foyer) et un hôpital. Deux chiffres peuvent indiquer 

à leuxi seuls l’importance prise par l’IWGC durant sa période « longuenessoise ». À son arrivée, elle compte 12 jardiniers. En 1923, au moins 873 travaillent en France et en Belgique à la réalisation de plus de 700 cimetières. 

En guise de conclusion 

Ce premier état des connaissances tend à montrer que la ferme des Berceaux est un site patrimonial majeur du pays de Saint-Omer. La préservation de la ferme des Berceaux apparaît déjà comme un enjeu essentiel tant le site est dépositaire d’une histoire considérable. Sa destruction serait une perte irréversible, elle couperait définitivement Longuenesse et l’Audomarois de pans entiers de son passé. 

En effet, la ferme des Berceaux constitue d’abord un des éléments emblématiques du centre-bourg de Longuenesse. Elle forme, avec l’église, le château des Berceaux, celui de La Tour et les constructions bordant la route de Wisques, un ensemble patrimonial cohérent, garant du paysage du vieux Longuenesse. Outre cet intérêt paysager, ce site est un témoignage de deux pages importantes, bien que relativement méconnues, de l’histoire de l’Audomarois. 

Avec ses productions sucrières puis laitières, la ferme des Berceaux est un marqueur fort d’une économie agricole particulière au XIXe siècle, celle des agriculteurs-entrepreneurs qui exploitent un grand domaine avec des méthodes rationalisées dans le but de créer une première industrie agro-alimentaire. 

Aussi, la ferme des Berceaux constitue un site mémoriel d’ampleur européenne, voire mondiale, en tant que QG de l’Imperial War Graves Commission, de 1919 à 1929. Sur ce site ont été conçus la plupart des cimetières britanniques du front, par des architectes de renom. 

Enfin, rappelons le passé bertinien du site. Si l’hypothèse d’une construction d’une grange au début du XVIIIe siècle ou avant est confirmée, cette dernière sera donc la seule infrastructure agricole d’un domaine de l’abbaye Saint-Bertin encore en élévation. Sa conservation serait d’autant plus importante, selon les spécialistes Patrick Hoffsummer et Sylvain Aumard, qu’il reste très peu de granges monastiques en France et même en Europe, et que ce sujet n’a pas encore été largement étudié. En outre, ce site pourrait prendre place parmi un ensemble patrimonial cohérent d’infrastructures bertiniennes, déjà protégées ou pour lesquelles la question de la protection peut être légitimement posée (Fort d’Acquin — infrastructure militaire —, le château de Salperwick ou encore celui d’Arques).

La ferme des Berceaux est aujourd’hui la propriété de la commune. Elle a échappé à un projet de démolition en 2018. Depuis, un premier projet de transformation du site mené par un promoteur privé aurait été refusé par l’architecte des Bâtiments de France. Un second projet est actuellement à l’étude. Longue seconde vie à la ferme des Berceaux !

Partager sur :